En 2005, M. Perinçek, docteur en droit et homme politique de nationalité turque, a donné plusieurs conférences en Suisse lors desquelles il s’est prononcé à propos des massacres et déportations subis par les Arméniens sous l’Empire ottoman en 1915 (§§ 12 s.). La principale idée était que le génocide arménien serait un « mensonge international » (§ 13). Les juridictions suisses l’ont condamné pour l’infraction pénale de négation de génocide ou d’autres crimes contre l’humanité motivée par des raisons racistes (§§ 17 s.) ;
Devant la Cour européenne des droits de l’homme, M. Perinçek invoquait son droit à la liberté d’expression de l’article 10 CEDH. A ce droit peuvent être opposées des restrictions comprises au paragraphe 2 de l’article, comme la protection de la réputation ou des droits d’autrui ou la défense de l’ordre. Le critère de la validité de l’ingérence est identique – la nécessité dans une société démocratique.
Dans sa décision du 15 octobre, la Grande Chambre de la Cour refuse de rejeter la requête pour abus de droit en application de l’article 17 de la Convention (§ 115). Elle précise ensuite qu’elle ne se prononcera pas sur la question de savoir si la criminalisation de négation des génocides peut en principe être justifiée par des raisons nommées au paragraphe 2 de l’article 10, mais seulement si le droit des Arméniens au respect de leur dignité et celle de leurs ancêtres ont rendu nécessaire - dans une société démocratique - les mesures pénales en question en l’espèce. En revanche, la Grande Chambre exclut une éventuelle justification aux fins de la protection de l’ordre (§ 154), parfois jugée propre à justifier d’une ingérence dans des cas de négation de l’Holocauste (Marais c. France, 24 juin 1996, § 1).
Est-ce que le respect de la dignité des Arméniens est de nature à justifier de la criminalisation de cette négation ?
La méthode appliquée est donc une mise en balance au regard des faits en l’espèce du droit du requérant à la liberté d’expression d’un côté et du droit des victimes et leurs famille au respect de la vie privée assuré par l’article 8 de la Convention de l’autre. Après avoir remarqué que la marge d’appréciation de la Suisse était en l’espèce très réduite en raison de l’existence d’un débat d’intérêt public (§ 241), la Cour se penche sur les circonstances concrètes de l’affaire. Les résultats de son analyse peuvent être regroupés en trois lignes d’argumentation.
Premièrement, la Cour constate que le requérant n’avait jamais nié les massacres et déportations qu’avaient subi les Arméniens à l’époque mais qu’il niait seulement leur qualification juridique de génocide (§ 155), qualification jamais entreprise par un tribunal pénal international ou une autre instance comparable.
Deuxièmement, la Grande Chambre se penche sur une éventuelle qualification de discours de haine des propos ténus par le requérant, critère principal retenu pour justifier d’une ingérence dans la liberté d’expression. Tout en observant que l’accusation faite aux Arméniens de s’être livrés aux massacres pourrait être de nature à offenser les Arméniens, elle déclare que les propos du requérant n’étaient pas de nature à inciter à la haine parce qu’ils étaient principalement dirigés contre les « puissances impérialistes qu’il accuse d’avoir attisé la violence entre Turcs et Arméniens » (§ 252). La Cour ajoute que « la justification d’un génocide ne consiste pas à affirmer qu’un événement particulier ne constitue pas un génocide, mais à formuler des propos exprimant un jugement de valeur sur un génocide en en relativisant la gravité ou en le cautionnant » (§ 240). En l’espèce, la Cour constate que les propos précités du requérant ne sauraient être interprétés comme une telle justification répréhensible. En faisant ceci, la Cour analyse de façon purement formaliste les propos en question sans se pencher sur ses effets ni sur ses intentions. En considérant au surplus le laps de temps (§ 234) et l’absence de risque de répétition de tels événements sur le sol suisse (§ 244), la Grande Chambre conclut encore que les propos ne sauraient être susceptibles d’inciter à la violence ou à la haine (§ 239).
Troisièmement, la Cour entreprend un examen de la situation internationale. Les juridictions suisses avaient parlé d’un consensus général sur la qualification de génocide des événements de 1915. La Cour démontre qu’un tel consensus n’existe pas aujourd’hui au sein de la communauté internationale (§§ 255 s.), qu’il n’y avait de surcroît aucune obligation internationale de la Suisse de réprimer la négation des génocides par la voie pénale (§ 268) et qu’il n’ y a en Europe qu’un petit nombre de pays réprimant la négation de tous les génocides (§ 257). Déjà dans l’arrêt de la chambre de 2013, la Cour a opéré une distinction nette entre la reconnaissance d’un génocide (même en Suisse, le génocide arménien n’a été reconnu que par la chambre basse du Parlement) et la nécessité de répression pénale de sa négation qui constitue une ingérence grave à la liberté d’expression (§ 123).
Ainsi la Grande Chambre confirme essentiellement l’arrêt de la chambre du 17 décembre 2013.
Deux autres points semblent devoir être retenus de cet arrêt : d’une part, et contrairement aux éventuelles attentes, la Cour n’effectue pas de qualification de génocide des massacres et déportations de 1915. Sur ce point, la Cour est toutefois loin de l’unanimité ; ainsi, à l’occasion de leur opinion dissidente, sept juges, dont le Président de la Cour Spielberger, qualifient purement et simplement de génocide commis contre la minorité arménienne les événements de 1915 (§ 2).
D’autre part, cet arrêt de la Grande chambre – confirmant sur ce point le résultat de l’arrêt de chambre - insiste sur la différence entre ce discours et les affaires de négation de l’Holocauste au motif que cette dernière négation « traduit invariablement une idéologie antidémocratique et antisémite ». De telles affaires de négation de l’Holocauste concernaient en outre des États membres qui, pour des raisons historiques, avaient une « responsabilité morale particulière » à l’égard de cet événement. Cette dernière circonstance et la distanciation qu’elle implique ont pu justifier que les ingérences étatique réalisées sous forme de sanctions pénales ne portent pas atteinte à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (§§ 234, 243, 253). Dans son opinion partiellement dissidente, la juge Nußberger critique cette différenciation en considérant qu’elle semble instituer une gradation des génocides selon des critères temporels et géographiques ainsi que selon le degré de certitude des événements et enfin en fonction du lien entre l’État et les événements (p. 123). Selon elle, la criminalisation de la négation d’autres génocides que de l’Holocauste devrait être un choix de société à respecter par la Cour (p. 124).
A défaut de consacrer une définition relative du crime de génocide – ce qui n’était effectivement pas l’objet de sa saisine – la Cour consacre tout de même une application très restrictive et circonstancielle des cas dans lesquels un Etat peut porter atteinte à la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 § 2.