"Engagée dès le mois de juin 2007, la réforme de la carte judiciaire s’est achevée le 1er janvier 2011.
Réforme d’ampleur, elle a réduit de près du tiers le nombre d’implantations judiciaires en France. La nouvelle carte judiciaire ne compte plus que 819 implantations judiciaires, contre 1206 avant la réforme.
Les suppressions ont touché principalement les tribunaux d’instance (TI) : 178 tribunaux d’instance sur 476 ont été supprimés, soit un peu plus du tiers. En revanche, les tribunaux de grande instance (TGI) ont été relativement épargnés, puisque seuls 21 sur 181 ont été supprimés, soit un peu plus de 10%. Un 22e TGI sera supprimé lors de la fusion des TGI de Bourgoin-Jallieu et de Vienne, en 2014. 20% des conseils de prud’hommes (62 sur 271) et 30 % des tribunaux de commerce (55 sur 185) ont été supprimés. Enfin, tous les greffes détachés restant sauf un ont été supprimés (soit 85 suppressions).
Cette réforme a aussi créé, à la marge, 14 juridictions : 7 tribunaux d’instance, un conseil des prud’hommes, 5 tribunaux de commerce et un tribunal mixte de commerce.
Controversée, la réforme de la carte judiciaire a donné lieu à beaucoup de manifestations et de protestations qui ont associé magistrats, fonctionnaires, élus et avocats.
Son ampleur, comme l’importance des enjeux qu’elle engage, s’agissant de la proximité et de la qualité de la justice ou des moyens de juridictions, justifiait d’en dresser un premier bilan.
La commission des lois du Sénat a donc constitué en son sein une mission d’information sur ce sujet, composée de deux co-rapporteurs, Mme Nicole Borvo Cohen-Seat (CRC – Paris) et M. Yves Détraigne (UCR – Marne). Ceux-ci ont procédé à plus d’une trentaine d’auditions à Paris et se sont rendus dans le ressort de cinq cours d’appel (à Douai, Reims, Rennes, Riom et Toulouse). Au cours de ces visites, ils ont entendu plus d’une centaine de personnes, magistrats, fonctionnaires, responsables administratifs, représentants des professions judiciaires et élus locaux…
Au-delà des divergences d’appréciation sur la rationalisation engagée du fonctionnement des juridictions, les personnes rencontrées ont toutes reconnu qu’une réforme était nécessaire, mais que la méthode suivie avait été contestable.
À plusieurs reprises a été exprimé le sentiment d’une réforme précipitée, mal expliquée, voire brutale.
D’ailleurs, certaines difficultés des juridictions procèdent pour une large part des défauts des choix initiaux des concepteurs de la réforme et des critères retenus pour dessiner la nouvelle carte : la réflexion sur les implantations géographiques des tribunaux ne s’est pas accompagnée d’une réflexion sur l’organisation judiciaire et la répartition des tribunaux.
I. – Le bilan que l’on peut dresser de la réforme est contrasté.
Elle a rendu possible une rationalisation du fonctionnement de certaines juridictions et la disparition d’implantations judiciaires qui n’avaient plus lieu d’être. En outre, l’accompagnement de cette réforme par la chancellerie a permis d’en atténuer certaines conséquences négatives.
Elle a notamment été l’occasion d’une amélioration notable des conditions d’installation des juridictions, à un coût en apparence maîtrisé de 340 millions d’euros.
Cependant la mission s’interroge sur les surcoûts potentiels : les palais de justice, propriétés des collectivités territoriales, étaient généralement mis gracieusement à disposition des juridictions. Les regroupements ont obligé le ministère à prendre de nouveaux bâtiments en location, ce qui a un coût. L’économie réalisée sera-t-elle confirmée à moyen terme ?
La mission a par ailleurs constaté que la réforme de la carte judiciaire a considérablement sollicité les magistrats et les personnels judiciaires. Parce qu’elle a altéré leurs conditions de travail et leurs conditions de vie, elle a représenté, pour le personnel du greffe en particulier, une épreuve. Malgré leurs craintes et leurs réserves, ceux-ci ont cependant fait preuve d’une conscience professionnelle exemplaire et d’un remarquable dévouement pour leur mission, auxquels il faut rendre hommage.
Les co-rapporteurs constatent par ailleurs, que loin de se résumer à des redéploiements d’effectif des juridictions supprimées vers les juridictions de regroupement, la réforme de la carte judiciaire a reposé sur des suppressions nettes de postes de magistrats ou de fonctionnaires, au moment où les besoins en personnel de la justice augmentaient sous l’effet des nombreuses réformes pénales et civiles : dans un contexte budgétaire contraint, un objectif comptable semble s’être imposé, au détriment, souvent, du bon fonctionnement des juridictions et de l’intérêt du justiciable.
La réforme a aussi parfois eu des conséquences négatives pour les justiciables, notamment les plus fragiles.
En effet, la justice a été sensiblement éloignée du justiciable, sans qu’aient été suffisamment prises en compte les difficultés propres à certains territoires (manque de moyens de transports, difficultés de circulation ou distance importante) ou la situation de précarité de certains justiciables.
La mission a par ailleurs constaté un effet « carte judiciaire » sur les délais de traitement des dossiers soumis aux juridictions civiles, qui se sont significativement dégradés (ainsi, pour les tribunaux d’instance le délai moyen passe de 5,7 mois à 6,3 mois, soit une aggravation de 10 %. Celle-ci dépasse 20 % dans plusieurs juridictions, dans le ressort des cours d’appel de Rouen, Rennes, Nîmes ou Douai). Il est encore trop tôt pour savoir si cette dégradation des délais de traitement judiciaire a vocation à marquer durablement les juridictions ou si elle sera prochainement effacée, maintenant que la réforme est totalement entrée en vigueur.
Enfin, la mission d’information a aussi cherché à évaluer l’impact de la nouvelle carte judiciaire sur l’accès à la justice. Les appréciations portées par les responsables et les personnels judiciaires sont contrastées. Elles confirment la variété des situations : les suppressions de juridiction n’ont pas produit partout les mêmes effets. Si, dans certains territoires, la demande de justice n’a pas été affectée par l’éloignement relatif d’un lieu de justice, dans d’autres au contraire (tel est le cas, par exemple, en Haute-Loire, avec la suppression des tribunaux d’instance de Brioude et d’Yssingeaux, et de leur rattachement à celui du Puy-en-Velay : on constate un effondrement de la demande de justice depuis 2008 (-21,6 %) ), on constate une baisse manifeste, qui signale les difficultés rencontrées par les justiciables pour accéder à la justice, voire leur découragement à saisir leur juge.
II. – Des pistes pour l’avenir ?
La réforme de la carte judiciaire a durablement et fortement éprouvé les justiciables, les personnels judiciaires et les territoires. Comme l’ont dit les magistrats rencontrés, aujourd’hui, plus que d’une nouvelle réforme, l’institution judiciaire a avant tout besoin d’une « pause ».
C’est pourquoi, en examinant les voies pour remédier aux défauts et aux inconvénients manifestes de la réforme, la mission d’information a eu le souci de privilégier les pistes qui épargneraient aux personnels judiciaires comme aux justiciables une nouvelle épreuve.
Le Parlement doit pouvoir débattre de toute réforme future de la carte judiciaire, pour décider des principes qui devront la fonder et des objectifs qui lui seront fixés.
Des amendements peuvent être apportés à la nouvelle carte judiciaire, pour remédier à des dysfonctionnements avérés.
Ces solutions correspondent d’ailleurs aux principales mesures d’accompagnement parfois annoncées pour équilibrer une suppression difficile, mais qui, comme on l’a vu, n’ont pas été suffisamment suivies d’effets : audiences foraines, du maintien, à la place du tribunal supprimé, d’une présence judiciaire, et même, lorsque le défaut de pertinence de la disparition de la juridiction est avérée, réimplantation du tribunal ou création d’une chambre détachée.
Il convient de procéder enfin à la réforme des cours d’appel que la précédente réforme n’a pas engagée.
Ce qui a manqué à la réforme, c’est une réflexion d’ensemble sur la proximité judiciaire dont le justiciable a besoin et sur l’organisation judiciaire qui en découle.
Au cours des auditions, une piste de réflexion a paru recueillir un accord quasi-unanime : celle d’une simplification et d’une clarification de l’organisation des juridictions de première instance qui permette d’adapter la présence judiciaire aux besoins du justiciables et de garantir ainsi son accès à la justice.
Il s’agirait de fusionner en une même juridiction – le « tribunal de première instance » (TPI) – les actuels tribunaux de grande instance et tribunaux d’instance. Ces derniers ne seraient plus qu’un service délocalisé du TPI. Ce dispositif permettrait d’adapter la structure judiciaire aux besoins des territoires, de faciliter l’accès à la justice – puisque le justiciable pourrait s’adresser, pour toutes ses démarches, à l’implantation judiciaire la plus proche, et d’offrir une plus grande facilité de gestion aux chefs de juridictions.
Cette solution, pertinente dans son principe, pose toutefois de réelles difficultés dans sa concrétisation : disparition en tant que tel de juridictions – les tribunaux d’instance – auquel les justiciables sont attachés, définition des contentieux relevant des implantations judiciaires de proximité et, surtout, compatibilité avec la règle constitutionnelle de l’inamovibilité des magistrats du siège qui interdit qu’un juge puisse être affecté à la discrétion du chef de juridiction.
Ces objections sont sérieuses et appellent, selon la mission d’information, une réflexion complémentaire sur cette solution du tribunal de première instance.
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En conclusion, la réforme de la carte judiciaire laisse le sentiment d’une occasion manquée.
Le chantier de la carte judiciaire est donc encore ouvert. Cependant, l’institution judiciaire, qui a besoin de stabilité, mérite que ce chantier ne s’engage qu’après une réflexion et une concertation large, portée devant le Parlement."