Nous nous interrogeons dans cet article sur la pertinence d’une telle extension de l’obligation de conseil du maître d’œuvre et nous essayons d’anticiper les conséquences (directes et indirectes) qu’elle pourrait avoir pour les maîtres d’œuvre, mais aussi sur les entreprises de travaux.
L’obligation de conseil du maître d’œuvre jusqu’au prononcé de la décision OPH Domanys.
Pour prononcer des réserves, le maître de l’ouvrage peut naturellement s’appuyer sur le maître d’œuvre qui est soumis, au moment de la réception, à des obligations contractuelles de conseil très précises [1].
C’est donc logiquement que la jurisprudence administrative admet que le manquement à l’obligation de conseil est caractérisé dès lors que le maître d’œuvre s’est abstenu d’appeler l’attention du maître d’ouvrage sur des désordres affectant l’ouvrage et dont il pouvait avoir connaissance [2].
Le Conseil d’État a ensuite précisé les contours de ce devoir de conseil en jugeant qu’il implique également que le maître d’œuvre signale au maître d’ouvrage l’entrée en vigueur, au cours de l’exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l’ouvrage, afin que la personne publique puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l’ouvrage [3].
L’action en responsabilité contractuelle du maître d’ouvrage dirigée contre son maître d’œuvre, pour manquement à son obligation de conseil, fait ainsi souvent office de « planche de salut » pour la personne publique qui découvre a posteriori avoir été mal conseillée lors des opérations de réception par celui sur lequel elle était précisément censée pourvoir s’appuyer, en qualité de sachant, pour déceler les éventuelles imperfections et malfaçons affectant l’ouvrage.
La préservation des droits du maître d’ouvrage justifie cette « petite entorse » au principe selon lequel la réception met fin aux rapports contractuels entre le maître de l’ouvrage et les constructeurs en ce qui concerne la réalisation de l’ouvrage [4].
La responsabilité contractuelle du maître d’œuvre subsiste donc, après le prononcé de la réception par le maître d’ouvrage, mais uniquement pour ce qui concerne les missions d’assistance à la réception et à l’établissement du décompte des entreprises de travaux.
Par ce biais, le maître d’ouvrage peut favorablement agir contre son maître d’œuvre, à la fois, sur le fondement de la responsabilité contractuelle pour manquement à l’obligation de conseil dans l’accomplissement de ses missions d’assistance à la réception et à l’établissement du décompte et, le cas échéant, sur le fondement de la responsabilité décennale si les conditions propres à ce fondement responsabilité (vices non-apparents et atteinte à la solidité de l’ouvrage et/ou à impropriété à destination de l’ouvrage) sont remplies.
L’obligation de conseil du maître d’œuvre étendue après le prononcé de la décision OPH Domanys.
A la faveur de sa décision OPH (office public de l’habitat) Domanys le Conseil d’Etat étend sensiblement l’obligation de conseil du maître d’œuvre en précisant que le devoir de conseil implique, désormais, que le maître d’œuvre signale au maître d’ouvrage « toute non-conformité de l’ouvrage aux stipulations contractuelles, aux règles de l’art et aux normes qui lui sont applicables, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l’ouvrage » [5].
Selon ce principe, le Conseil d’État annule l’arrêt de la Cour administrative de Lyon pour une double erreur de droit.
Tout d’abord, l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon est censuré pour avoir jugé que les non-conformités affectant les logements « étaient afférentes aux règles de construction des bâtiments d’habitation neufs et ne constituaient pas des non-conformités aux spécifications des marchés de travaux » que le maître d’œuvre doit signaler au maître d’ouvrage au moment de la réception [6].
Pour le Conseil d’État cette circonstance est sans incidence sur les obligations qui pèsent sur le maître d’œuvre au titre de son devoir de conseil, lequel ne doit pas se limiter à signaler au maître d’ouvrage le non-respect des spécifications contractuelles.
Selon le Conseil d’État, le maître d’œuvre doit également signaler le non-respect des normes techniques telles que les normes portant sur l’aération des logements et l’accessibilité des bâtiments neufs aux personnes handicapées, en cause en l’espèce.
En d’autres termes, ce n’est pas parce que l’ouvrage serait conforme aux stipulations contractuelles que cela dispense le maître d’œuvre de son devoir de conseil à la réception, dès lors que le vice à signaler consiste dans la méconnaissance de normes techniques applicables à l’ouvrage [7].
La solution est stricte mais à notre sens, elle s’inscrit dans la droite ligne de la décision du Conseil d’Etat Commune de Biache-Saint-Vaast, du 10 décembre 2020 (n°432783) jugeant que devoir de conseil implique que le maître d’œuvre signale au maître d’ouvrage l’entrée en vigueur, au cours de l’exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l’ouvrage.
Là où le Conseil d’État étend véritablement le périmètre de l’obligation de conseil du maître d’œuvre, selon nous, c’est en censurant une seconde erreur de droit commise par la Cour administrative d’appel de Lyon qui avait jugé qu’en admettant que les non-conformités affectant les logements, « relèvent d’erreurs de conception de l’ouvrage, leur signalement ne relevait pas de la mission d’assistance aux opérations de réception du maître d’œuvre » [8].
De prime abord, la solution retenue par la Cour administrative d’appel de Lyon semblait pourtant parfaitement conforme à la décision du Conseil d’Etat Société Guervilly du 2 décembre 2019 [9] dont il résulte qu’après la réception des travaux, le maître d’ouvrage ne peut plus rechercher la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre à raison d’un vice de conception.
Toutefois, les choses sont plus subtiles qu’il n’y paraît et les conclusions éclairantes de Monsieur Nicolas Labrune (disponibles sur Ariane Web) sur la décision du Conseil d’Etat OPH Domanys du 22 décembre 2023 (n° 472699), nous permettent de comprendre que si l’effet extinctif de la réception interdit au maître d’ouvrage de rechercher directement la responsabilité contractuelle de son maître d’œuvre au titre d’erreurs de conception de l’ouvrage, elle ne lui interdit pas pour autant de rechercher sa responsabilité contractuelle en raison d’un manquement à son devoir de conseil lors des opérations préalables à la réception, même lorsque ce manquement porte sur un vice de conception de l’ouvrage…
Autrement dit, l’obligation de conseil du maître d’œuvre implique qu’il doit signaler, au moment de la réception, les possibles erreurs de conception qui entachent l’ouvrage (y compris si elles sont de son fait, sans quoi il y a dol) et le maître d’ouvrage est fondé à engager sa responsabilité contractuelle pour ne pas lui avoir signalé ces erreurs de conception lors des opérations préalables à la réception. En revanche, le maître d’ouvrage ne saurait faire grief à son maître d’œuvre, une fois prononcée la réception, d’avoir mal conçu l’ouvrage sur un terrain contractuel.
Par ce biais, le Conseil d’État offre « une cession de rattrapage » aux maîtres d’ouvrage pouvant désormais rechercher la responsabilité de leurs maîtres d’œuvre en contournant les effets de la réception, y compris pour ne pas avoir attiré leur attention au moment de la réception sur un vice de conception comme par exemple, le non-respect des normes techniques portant sur l’aération des logements et l’accessibilité des bâtiments neufs aux personnes handicapées.
C’est une étonnante solution qui vient mettre un peu plus à mal l’effet extinctif de la réception sur les obligations contractuelles des constructeurs et qui probablement reviendra, dans bien des cas, à priver de portée concrète la décision du Conseil d’Etat Société Guervilly du 2 décembre 2019 [10]. Même si, à en croire le fichage Lebon de la décision commentée, la solution demeure d’actualité.
Quoi qu’il en soit, si l’on est maître d’ouvrage, on gardera à l’esprit que si le maître d’œuvre a omis de signaler des non-conformités de l’ouvrage « aux stipulations contractuelles, aux règles de l’art et aux normes qui lui sont applicables » lors des opérations préalables à la réception, il reste possible d’agir à son encontre sur un terrain contractuel même si la réception a été prononcée.
Tandis que, si l’on est maître d’œuvre chargé d’une mission assistance aux opérations de réception (AOR), on gardera à l’esprit que, pour ne pas voir sa responsabilité contractuelle engagée par le maître d’ouvrage, il convient désormais d’attirer l’attention ce celui-ci sur ses propres erreurs de conception ou sur celle du maître d’œuvre concepteur de l’ouvrage (s’il s’agit d’une personne distincte).
En attendant d’avoir un retour d’expérience sur les conséquences de la décision du Conseil d’Etat, on peut d’ores et déjà plaider pour un amendement du formulaire EXE 4 (opérations préalables à la réception) afin que ce dernier soit plus « conforme » à l’état de la jurisprudence administrative.
Ainsi et pour le moment, le formulaire EXE 4 (opérations préalables à la réception) permet uniquement d’indiquer si les travaux et prestations prévus au marché ont été (ou n’ont pas été) exécutés (cas de la réception sous réserve) ou si les ouvrages sont (ou non) conformes aux spécifications du marché (réception avec réserves).
Demain, il serait bon que le formulaire EXE 4 permette au maître d’œuvre de signaler au maître d’ouvrage que les ouvrages ne sont pas conformes « aux règles de l’art ou aux normes qui lui sont applicables ». Dans l’attente de cette évolution, il conviendra certainement pour le maître d’œuvre soucieux de prévenir un éventuel engagement de sa responsabilité contractuelle d’annexer au formulaire EXE 4 un descriptif précis des règles de l’art ou des normes techniques qui auraient pu être méconnues.
Il eût été pertinent que le Conseil d’État fixe des limites à l’obligation de conseil du maître d’œuvre.
Si cette extension de l’étendue de l’obligation de conseil est louable afin de préserver les intérêts de la maîtrise d’ouvrage, la solution n’en demeure pas moins sévère pour les maîtres d’œuvre.
En effet, on aurait pu imaginer que, tout en étendant le périmètre de l’obligation de conseil du maître d’œuvre lors des opérations de réception, le Conseil d’Etat cherche à lui fixer « une limite » dans l’hypothèse particulière où il ressortirait des pièces du dossier que certains vices étaient aisément décelables par le maître d’ouvrage normalement précautionneux. La faute du maître d’ouvrage venant logiquement limiter la propre faute du maître d’œuvre.
Ainsi, lorsque l’on est un bailleur social et donc à ce titre un professionnel de la construction (comme l’auteur du pouvoir en cassation dans l’affaire commentée), on peut raisonnablement penser que l’on est au fait des normes que doivent respecter les logements que l’on construit notamment en matière d’accessibilité aux personnes handicapées.
Ne serait-ce que parce que les personnes en situation de handicap au sens de l’article L114 du Code de l’action sociale et des familles, constituent un public prioritaire pour l’attribution de logements sociaux [11]. Les logements neufs que construit un bailleur social doivent donc répondre à des normes d’accessibilité en toute hypothèse.
Dès lors, si pour le Conseil d’État il semble acquis qu’un maître d’œuvre normalement diligent ne pouvait ignorer des réglementations techniques comme celles en cause en l’espèce et ne pouvait donc qu’être regardé comme ayant pu avoir connaissance de non-conformités de l’ouvrage à ces réglementations ; pour nous la réciproque était tout aussi vraie et un maître d’ouvrage professionnel de la construction normalement diligent aurait dû chercher à déterminer, avant de prononcer la réception, si les logements respectaient les normes litigieuses.
La ligne suivie par le Conseil d’État apparaît donc très sévère et un infléchissement de la jurisprudence pour tenir compte du degré de professionnalisme du maître d’ouvrage, comme facteur limitatif de l’obligation de conseil du maître d’œuvre, pourrait s’avérer souhaitable.
Une décision qui risque de retentir indirectement sur les entreprises de travaux.
Enfin, le nouveau périmètre de l’obligation de conseil du maître d’œuvre pourrait bien avoir des effets collatéraux inattendus sur les entreprises de travaux, notamment, en ce qui concerne la décision de réception et le paiement du solde des marchés de travaux.
En effet, avec le prononcé de la décision du Conseil d’État OPH Domanys du 22 décembre 2023 (n° 472699), la maîtrise d’œuvre devra désormais signaler à la maîtrise d’ouvrage « toute non-conformité de l’ouvrage aux stipulations contractuelles, aux règles de l’art et aux normes qui lui sont applicables, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l’ouvrage ».
D’emblée on peut regretter que le Conseil d’État ne se montre pas plus didactique quant aux « non-conformités » qui devront conduire le maître d’œuvre à préconiser au maître d’ouvrage, soit, un refus de réception [12], soit, une réception sous réserve [13] ou une réception avec réserves [14].
De fait, on sait que la notion « d’achèvement des travaux » est déjà relativement difficile à cerner aujourd’hui, au point que le juge administratif doive souvent recourir, à la demande des constructeurs, à une analyse casuistique de la nature et de l’importance des malfaçons pour déterminer si les travaux sont susceptibles d’être réceptionnés par le maître d’ouvrage [15].
Il nous semble que, demain, avec le prononcé de la décision du Conseil d’État OPH Domanys du 22 décembre 2023 (n° 472699), cette analyse sera rendue d’autant plus délicate lorsque sera en cause un manquement aux normes techniques applicables à l’ouvrage. On trouve ici, en germes, de futurs contentieux sur le point de savoir si l’ouvrage est, ou non, en l’état d’être reçu et donc en l’état d’être réceptionné par le maître d’ouvrage.
Par ailleurs, ainsi que le précise Monsieur Nicolas Labrune dans ses conclusions (disponibles sur Ariane Web) les non-conformités signalées par le maître d’œuvre et qui pourrait conduire à ne pas réceptionner l’ouvrage ne résulteront plus nécessairement d’une méconnaissance des stipulations contractuelles (dont les entreprises de travaux peuvent être responsables) elles pourront aussi résulter d’une non-conformité de l’ouvrage aux normes techniques qui lui sont applicables déterminées lors de la conception par le maître d’œuvre (sur lesquelles les entreprises de travaux n’ont guère de prise).
Si une telle possibilité est assurément protectrice des intérêts de la maîtrise d’ouvrage, elle n’est pas satisfaisante pour les entrepreneurs de travaux qui risque d’être confrontée, plus souvent que nécessaire, à un refus du maître d’ouvrage de réceptionner les travaux.
Or, la réception des travaux constitue une obligation contractuelle pour le maître de l’ouvrage et le constructeur est en droit d’exiger qu’il y soit procédé, à la double condition, d’une part que les ouvrages soient terminés et « en état d’être reçus » et, d’autre part, que le constructeur ait formellement sollicité du maître de l’ouvrage qu’il soit procédé à la réception.
Une décision de refus de réception du maître d’ouvrage (suivant ainsi les recommandations de son maître d’œuvre) ferait peser indéfiniment sur le constructeur une responsabilité contractuelle plus lourde que les garanties post-contractuelles, ce n’est donc pas souhaitable.
De plus, on rappelle que seule une décision de réception avec réserves autorise l’entrepreneur de travaux à déposer, sous trente jours, sa demande de paiement finale simultanément auprès du maître d’œuvre et du maître d’ouvrage [16].
Une décision de non-réception des travaux ou une décision de réception sous réserve obèrent toutes deux la faculté pour l’entrepreneur de travaux de déposer sa demande de paiement finale qui sera nécessairement regardée comme prématurée dans l’attente de l’achèvement des travaux [17].
En conclusion, le renforcement de l’obligation de conseil des maîtres d’œuvre n’est pas seulement sévère, elle est aussi possiblement génératrice de futurs contentieux puisque les maîtres d’œuvre seront logiquement soucieux de prévenir un engagement de leur responsabilité contractuelle en préconisant, vraisemblablement, plus souvent que nécessaire, de ne pas réceptionner l’ouvrage afin que les maîtres d’ouvrage décident s’il faut engager, ou non, des travaux de mise aux normes faisant ainsi peser le retard de livraison de l’ouvrage sur la trésorerie des entreprises de travaux.