Depuis l’adoption de la Loi Valter en 2015 et de la Loi pour une République numérique en 2016, l’Open Data se traduit par une obligation de diffusion gratuite de tout document produit ou reçu dans le cadre de mission de service public afin de permettre leur libre réutilisation. Toute restriction à la réutilisation doit être exceptionnelle et se justifier par « des motifs d’intérêt général », de façon « proportionnée » et n’avoir ni pour objet ni pour effet de restreindre la concurrence [1].
Si le cap est aujourd’hui clairement donné, force est de constater que ce principe de gratuité est susceptible de remettre en cause le modèle économique des organisations publiques dont le financement repose sur la commercialisation des données qu’elles produisent. Cela n’est pas sans rappeler les conclusions formulées en 2013 au sein du Rapport sur l’ouverture des données publiques porté par M. Mohammed Adnène Trojette par lesquelles il était déjà envisagé un certain nombre de « rééquilibrages » en matière de sources de financement de ces organisations afin d’accueillir pleinement cette dynamique d’ouverture.
La Loi pour une République numérique, et plus encore le principe d’« Open Data par défaut » qui prévoit une diffusion en ligne des données publiques sous format numérique, permettent un réel réveil des consciences. Toutefois, celui-ci ne suffit pas à engendrer une appropriation pleine et entière de l’Open Data par les administrations concernées. Bien que la mission Etalab qui coordonne la politique d’ouverture et de partage des données publiques ait réalisé un travail colossal autour de ce dispositif législatif et malgré des dynamiques en matière d’innovation ouverte constatées dans le secteur privé, les administrations ont principalement été confrontées au coût d’une telle transformation sans en mesurer les bénéfices. Les administrations doivent acquérir une culture de la donnée et, plus largement, une culture numérique qui amène à penser la collaboration et l’ouverture non seulement à l’échelle de chaque organisation, mais aussi à celle de l’écosystème dans lequel elles évoluent.
L’Open Data n’est qu’un moyen, pas une fin. Tant que les administrations n’auront pas intégré dans leurs missions des objectifs nouveaux en lien avec ce qu’apporte l’Open Data, il sera particulièrement complexe d’apprécier et de saisir pleinement la valeur ainsi générée.
Dans ce contexte, la Cour des comptes relève que le dispositif législatif n’est que partiellement appliqué par l’IGN, Météo France et le Cerema avec, notamment : un nombre sous-estimé de données ou logiciels mis à disposition, une absence de publication du répertoire des principaux documents administratifs, des conditions tarifaires qui s’éloignent de l’esprit de la Loi (concernant l’IGN), l’utilisation de licences non- homologuées ou prévoyant des conditions susceptibles de limiter la réutilisation des données. Pour ces raisons, la Cour des comptes formule plusieurs recommandations qui touchent à la nécessité de faire évoluer le modèle économique de ces acteurs afin que ceux-ci soient conformes aux nouveaux modes de production de la donnée, ainsi qu’à l’importance de clarifier le régime juridique relatif à l’ouverture des données publiques.
Un cadre légal insuffisamment précis.
Le périmètre des données concernées par l’obligation d’ « Open Data par défaut » étant extrêmement large, celui-ci gagnerait à être précisé notamment en ce qui concerne la mise à disposition des codes sources au regard des pratiques de valorisations déjà existantes. En parallèle, elle évoque la position de l’IGN qui souhaite maintenir une licence non standardisée afin de préserver son modèle d’affaires. Face à cela, l’alternative proposée par les licences de repartage à l’identique (dites « share-alike ») semble encore peu connue et acceptée par les partenaires des administrations. La Cour des comptes évoque ainsi la nécessité d’adopter au niveau interministériel une doctrine clarifiant le positionnement stratégique de l’État en la matière.
Une redéfinition des modèles économiques actuels.
La Cour des comptes invite à considérer « l’émergence de nouveaux modes de production de données : le fonctionnement collaboratif et l’implication possible de la « multitude », c’est-à-dire de tous les acteurs de la société ». Un changement de culture est nécessaire au sein des administrations afin de leur permettre de tirer pleinement parti des bénéfices associés à l’Open Data — quitte à réinventer le rôle de ces organisations. Ainsi, la Cour des comptes suggère notamment la possibilité pour l’IGN de renforcer, au travers l’ouverture des données, son rôle de producteur de référence, tout en mettant en avant le poids des investissements qu’un tel positionnement nécessiterait de mobiliser. À cet égard, le rapport du Gouvernement sur « Les Données Géographiques Souveraines », publié lui aussi en 2018, avait mis en avant que la diffusion gratuite des données par l’IGN impliquait une augmentation du montant de la subvention accordée. La place et le rôle des organismes de référence dans la gouvernance et l’utilisation des données rejoignent ainsi les pratiques constatées dans les numériques en général et Open Source en particulier.
Une nouvelle phase de maturité de l’Open Data ?
Par ses recommandations, la Cour des comptes initie une discussion qui ouvre une phase de maturité de l’Open Data. Cette réflexion ne se limite pas aux trois acteurs mentionnés par le référé, mais concerne l’ensemble des organisations soumises au régime de l’ouverture des données publiques. Plus encore, elle s’inscrit dans un courant plus global d’études et d’expérimentations liées à la question de la valorisation des actifs immatériels ouverts. Ces enjeux sont ainsi abordés dans le cadre de groupes de travail pluridisciplinaires sur l’Évaluation des Actifs Immatériels Ouverts lancé en 2017 mêlant chercheurs, financeurs et producteurs (Inno3, IMT, Université de Montpellier, Université de Mons, INPI, etc.), mais sont aussi au cœur des questionnements très actuels pour les entités qui produisent et valorisent des logiciels et des bases de données (centre de recherche, SATTs, etc. : en témoigne les le panel du Congrès Curie intitulé « La Loi Lemaire pour une République numérique sonne-t-elle le glas de nos pratiques actuelles de valorisation de la recherche »).
Nécessaires et complexes, les discussions qui viennent s’annoncent passionnantes au regard des enjeux concrets constatés sur le terrain auprès des acteurs de la recherche et décentralisés. En s’appuyant sur ces expériences concrètes, plusieurs pistes de réflexion semblent pouvoir être partagées :
la valeur de l’Open Data se mesure non seulement en termes de modèle économique, mais aussi en termes de modèle de développement et de modèles de diffusion des ressources. Il est possible d’observer une forte corrélation entre le caractère Open Source d’un logiciel, ou Open Data d’un jeu de données, plusieurs critères représentant une valeur propre pour les producteurs (qualité, transparence, agilité et mutualisation en font partie) ;
en matière d’actif ouvert ou encore de « communs numériques » (voir notamment le tutoriel produit par l’Agence du numérique), la gouvernance est essentielle et il est nécessaire de raisonner en termes d’usages et de valeurs, et non plus seulement en termes d’exclusivité ;
la valorisation des actifs doit s’apprécier globalement : une plus forte diffusion d’un actif renforcera la valeur de la marque attachée et donc de la valorisation susceptible d’être assortie à cette dernière. La BAN - citée par le référé - peut être, à cet égard, un terrain d’expérimentation pertinent, combinant valorisation de la marque et politiques de certification ;
la valorisation doit s’apprécier à plusieurs échelles - à l’échelle de l’organisation, en dehors de l’organisation (valorisation "avale"), à l’échelle de l’écosystème en tenant compte des relations entre acteurs publics et privés (valorisation "horizontale") - et en tenant compte de plusieurs périmètres géographiques - France, Europe, International.
la valorisation n’est pas nécessairement financière puisqu’elle peut être considérée à l’aune des missions de l’organisation. L’Open Data peut, en effet, favoriser des collaborations, susciter des mutualisations, et permettre à d’autres d’innover ou encore de mieux remplir leurs missions de service public ;
la mesure d’une valorisation ouverte est nécessairement plus complexe et repose sur la création de nouveaux indicateurs ;
le modèle de l’Open Data peut s’inspirer de l’Open Source et inversement. Le mouvement de l’Open Data est issue de la culture de l’Open Source laquelle repose sur des valeurs de partage, de collaboration et de transparence. Bien que la "data" ait ses spécificités par rapport au logiciel, un enrichissement mutuel est opportun et la Loi pour une République numérique avait justement fait le pont en intégrant les codes sources dans le champ des données à ouvrir ;
l’obligation de repartage à l’identique (sharealike) n’est pas contradictoire avec la conclusion de partenariats. Au contraire, de telles licences peuvent participer à la dynamique de l’Open Data au travers de la matérialisation de « communs » (ou de référentiels) soutenus par une communauté tout en suggérant un cadre alternatif classique pour ceux qui ne souhaiteraient participer à un tel effort de mutualisation ;
repenser le rôle de toutes les organisations productrices de données est nécessaire à l’ère du numérique, le secteur privé étant particulièrement inspirant sur le sujet (sans être lui-même « poussé » par des considérations de mission de service public ;
enfin, ce travail doit aussi tenir compte de l’articulation nécessaire avec d’autres politiques publiques susceptibles de freiner l’Open Data voire de s’y opposer (tels les financements du PIA (Programme d’Investissements d’Avenir) qui impose aux organisations financées par principe une logique de retour sur investissements difficilement conciliable avec la gratuité de l’Open Data.
La liste est encore certainement longue, les discussions seront intenses !
Pour aller plus loin sur le site de la Cour des comptes : https://www.ccomptes.fr/
À lire également, la réponse du Premier ministre au référé de la Cour des comptes, Édouard Philippe.