Il y a vingt ans, la France était encore en plein contrôle des changes et les juridictions correctionnelles appliquaient sans états d’âme de redoutables sanctions contre les détenteurs de comptes bancaires à l’étranger. Pour améliorer le score, l’administration des douanes qui gérait le contentieux des changes avait pris l’habitude de se procurer des listings de banques étrangères concernant des résidents français qu’elle obtenait moyennant finances auprès d’employés de banque indélicats.
C’est ainsi qu’on découvrit dès 1983 dans la presse française que la douane était en train d’exploiter un fichier de 5.000 résidents français titulaires d’un compte à l’UBS de Lausanne.
Ce fichier avait été payé trois millions de francs à deux ingénieurs informaticiens de la banque qui ne reçurent dans un premier temps qu’un acompte de 500.000 francs car ils n’avaient fourni que les bandes magnétiques contenant les précieuses informations mais sans les codes qu’il a fallu demander de « casser » au service du chiffre de l’armée à Rennes où furent d’ailleurs conduits les deux informaticiens.
Les deux informaticiens suisses qui avouèrent avoir remis les bandes magnétiques à un fonctionnaire français furent poursuivis et condamnés respectivement à 3 ans et 4 ans d’emprisonnement « pour vol, service de renseignements économiques et complicité de tentative de violation du secret bancaire » par le tribunal correctionnel de Lausanne. L’affaire alla jusqu’en cassation (1) et la décision de condamnation fut publiée à Genève à la Semaine Judiciaire du 4 février 1986. L’un des deux condamnés parvint à s’enfuir aux Antilles la veille de son arrestation, l’autre fut accueilli en prison en Suisse. Pendant ce temps là les enquêteurs des douanes françaises rendaient visite aux gros titulaires de compte – il y eut à l’époque de très nombreuses visites domiciliaires – et convoquaient « les petits comptes ». Les résidents frontaliers assez nombreux sur cette liste furent épargnés lorsqu’ils travaillaient en Suisse puisqu’ils y recevaient leurs salaires.
L’usage était de transiger avec ceux qui reconnaissaient l’infraction de détention irrégulière d’avoirs à l’étranger et pouvaient alors s’en sortir avec une amende d’environ 25%. On était loin de la folie de l’époque de l’affaire PARIBAS des années 80 où les taux montaient jusqu’à 100% voire plus. (2) Pour ceux qui refusaient de transiger, la direction des enquêtes douanières, sûre de la fiabilité des listings, transmettait les plaintes des récalcitrants aux juridictions correctionnelles. Vers la fin des années 80 une vingtaine de plaintes étaient à l’instruction à Paris dans le cabinet d’un juge qui n’avait rien trouvé à redire à la provenance frauduleuse des documents servant de base aux poursuites pénales.
Affecté à la COB, ce juge laissa son cabinet d’instruction en 1989 à un magistrat plus regardant sur les principes puisqu’elle n’hésita pas à transmettre les procédures douteuses à la Chambre d’accusation de la Cour d’appel, en application de l’article 171 du Code de procédure pénale, pour voir prononcer leur annulation. La Cour de Paris estima qu’on ne pouvait se servir de preuves d’origine frauduleuse et infligea une belle leçon de morale à la douane. A la même époque une affaire identique fut jugée par la Cour d’appel de Chambéry qui annula également les poursuites en rappelant fermement qu’on ne peut pas faire n’importe quoi en matière de poursuites pénales. Nous avions publié ensemble ces deux décisions. (3)
De tradition jusqu’auboutiste, la douane qui était pourtant en situation de recel caractérisé forma un pourvoi en cassation dans l’affaire UBS avec le soutien du Parquet général qui accoucha d’un réquisitoire laborieux de 52 pages. En vain puisque la chambre criminelle confirma l’annulation par un arrêt remarquable du 28 octobre 1991 qui réaffirma l’exigence du respect du principe de loyauté dans la recherche des preuves. (4)
Cette réaction, inattendue pour les douaniers, incita leur direction générale à brader les dossiers en suspend à des taux d’amendes de plus en plus avantageux incluant même l’aspect fiscal de la fraude. Les deux directions générales ficelèrent même à la hâte une formule de « règlement global » pour accélérer les transactions. Il était temps car, dans la foulée d’une célèbre audience du 21 mai 1992 les poursuites en cours en matière de change furent abandonnées et le contrôle des changes passa à la trappe. (5) Environ 400 dossiers représentant un montant d’amendes encourues de 2 milliards de francs, selon l’argument avancé devant la chambre criminelle le 21 mai 1992 par l’avocat de l’administration, étaient encore en instance de traitement à cette époque. La douane continua pourtant, pendant quelques temps, au mépris de l’autorité de la chose jugée, de transmettre des dossiers au Comité contentieux fiscal et des changes qui siège au Conseil d’Etat. (6)
D’aucuns voient dans leur boule de cristal le même scénario se reproduire quand l’administration fiscale lancera les poursuites en justice dans l’affaire du fichier de la banque HSBC. Mais d’ici là la problématique est bien différente parce qu’on est encore loin d’une condamnation pénale de l’employé suspecté d’avoir dérobé le fichier pour le livrer à une administration étrangère.
Nous ne sommes plus ici en matière de change - qui relève de l’administration des douanes - mais en matière purement fiscale même si l’affaire semble prendre le même profil que l’affaire UBS.
Faut-il nécessairement que le fichier ait été « acheté » pour pouvoir espérer soulever utilement, plus tard, la nullité de la procédure ?
L’administration fiscale n’ignore pas la mésaventure qui est arrivée à la douane en 1991. Elle ne se précipitera certainement pas pour montrer ses cartes en produisant les fichiers volés. (7)
Le scénario actuellement le plus efficace est celui de la pratique de la cellule dite « de dégrisement » qu’on a discrètement changé de place car l’anonymat garanti aux personnes concernées était incompatible avec les mesures de sécurité qui sévissent à Bercy. La méthode fiscale utilisée ressemble fort à la technique douanière de la transaction – laquelle est prévue par le Code des douanes - et permet de régler discrètement un grand nombre de dossiers tout en donnant consistance, au fur et à mesure, à la liste volée qui n’est pas près d’apparaitre devant un tribunal. Hypothèse que les avocats attendent évidemment avec une grande impatience. Mais entre confirmer la crédibilité d’un document volé et s’en servir officiellement, y compris devant des juridictions, qu’elles soient judiciaires ou administratives, il y a encore un abîme.
Finalement la prudence de Bercy reste perceptible sur bien des aspects de sa récente offensive et les règlements amiables qu’elle propose offrent l’avantage de traiter dans la discrétion les affaires courantes et de rendre le sommeil aux titulaires d’avoirs à l’étranger quelque peu sensibles à l’idée d’avoir cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Mais ils ne répondent certes pas aux exigences des affaires qui relèvent de la justice pénale, notamment à propos de blanchiment toutes catégories confondues. Sans oublier les comptes mafieux. On ne doit pas sous-estimer le fait que dans certaines circonstances la Cour de cassation elle-même a tendance à occulter le principe de loyauté dans la recherche des preuves. On lira sur ce sujet avec profit l’analyse récente du professeur Philippe CONTE à la revue Droit pénal qui fait le point sur les hésitations jurisprudentielles qu’on ne peut s’empêcher de comparer à la diversité des opinions sur ce sujet. (8) Car si le Parquet intervient généralement – pas toujours - au soutien des méthodes parfois inavouables des services d’enquêtes toujours animés de l’idée que la fin justifie les moyens l’opinion publique, qu’on décrypte aisément à travers les prises de position des journalistes, n’est pas franchement choquée qu’on poursuive des infractions en commettant d’autres infractions. A ces considérations s’ajoute évidemment l’hypothèse tout à fait vraisemblable d’aveux ou d’autres preuves venant donner corps aux informations recueillies dans des conditions inavouables. On peut faire confiance au professionnalisme du procureur Montgolfier même s’il n’est toujours pas en odeur de sainteté à la Chancellerie.
Il a fallu un peu de temps à l’époque de l’affaire UBS pour que se dégagent, y compris à la direction générale des douanes, des certitudes sur l’opportunité d’envoyer les dossiers des récalcitrants devant la justice pénale. Il faut dire que les suites judiciaires de l’affaire PARIBAS et de sa filiale genevoise s’étaient remarquablement bien passées pour la douane alors qu’elles avaient largement de quoi choquer les âmes sensibles et même les enquêteurs de la direction des enquêtes douanières puisque l’affaire était venue devant la justice en raison de la trahison du ministre du budget de l’époque, Laurent FABIUS, qui n’avait pas respecté la promesse formelle du directeur général des douanes d’accorder un règlement transactionnel à tous ceux qui reconnaissaient l’infraction. Trahison qui avait entrainé le suicide du regretté Léonce BOISSONAT, gestionnaire de la clientèle qui avait relayé la promesse de transaction du directeur général des douanes et s’était considéré comme gravement déshonoré par le manquement à la parole donnée.
La terrible anecdote doit servir de repère pour ne pas oublier que l’intervention de l’élément politique dans ce genre de situation n’est pas forcément l’indication qu’il faille s’en remettre seulement à la logique du droit. Autrement dit l’affaire HSBC connaitra vraisemblablement d’autres développements que ceux auxquels on peut s’attendre aujourd’hui.
Jean PANNIER
jean.pannier chez gmail.com
Docteur en droit
Avocat à la Cour de Paris
http://contentieux-fiscal-et-douani...
Notes :
(1) Tribunal fédéral suisse 6 février 1985.
(2) J. Pannier, L’arrêt Paribas ou La cour d’appel de Paris vole au secours de la réglementation des changes. Gaz. Pal. 1985. 2. doctr. p. 640 ;
(3) Paris (1ère Ch. d’acc.) 26 avril 1990 ; Chambery, 30 mai 1990, JCP 1991 II. 21704, note J. Pannier ;
(4) Cass. crim 28 octobre 1991, Bull. crim. n° 381, p. 952 ; Dr. pén. 1992, n° 42, obs. J.-H. Robert ; JCP 1992, II, 21952, note J. Pannier ; Merle et Vitu, Traité de droit criminel, t. 2, proc. pén. 5e éd. 2001 p. 201.
(5) Cass. crim. 21 mai 1992, Bull. crim. n° 203 ; Gaz. Pal. 1993, jur. p.1, note Bayet ; JCP 1992, éd. E, II, 354, note Berr ; JCP 1993, éd. G. II, 21985, note J. Pannier ; JUILLARD, Où en est le droit français des relations financières avec l’étranger, D. 1993, doctr. 281 ;
(6) Ph. Bordes. La justice blanchit les exportateurs de capitaux. La Tribune de l’Expansion, 29 juin 1992, p. 6 ;
(7) J. Pannier, La preuve en matière douanière, D. 2009, chron. p. 1552 ;
(8) Ph. Conte, La loyauté de la preuve dans la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation : vers la solution de la quadrature du cercle ? Dr. pén. avril 2009, étude p.13.