A en croire « l’Association d’aide aux victimes et aux organisations confrontées aux Suicides et Dépressions professionnels » (ASD), les conditions de travail chez les agents de la fonction publique seraient à l’origine d’un taux de suicide particulièrement élevé (plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale chez les enseignants, la Police, la Gendarmerie et quatre fois supérieur à la moyenne nationale chez les gardiens de prison) [1].
Dans ce contexte, la lutte contre le harcèlement au travail apparait naturellement comme une nécessité impérieuse. En dépit d’évolutions jurisprudentielles et légales a priori plutôt favorables aux agents harcelés, les résultats demeurent – au regard des chiffres susmentionnés – assez mitigés. La lourdeur administrative nécessaire à la reconnaissance du harcèlement moral et les conditions permettant de prétendre à une indemnisation ne sont certainement pas étrangères au sentiment d’abandon institutionnel vécu par certains agents de la fonction publique.
Si le harcèlement moral est difficile à établir (I), l’agent harcelé peut toutefois se prévaloir de plusieurs régimes de responsabilité, pour faute (II) et sans faute (III./) pour tenter d’obtenir réparation de ses préjudices.
I. La reconnaissance du harcèlement moral : une tâche ardue.
Le harcèlement moral est difficile à établir dès lors que les faits à son origine ne peuvent faire l’objet d’une liste limitative.
Le caractère protéiforme du harcèlement moral a ainsi contraint le législateur à en donner une définition générale dans l’article L133-2 du Code général de la fonction publique (CGFP) en vigueur depuis le 1er mars 2022 :
« Aucun agent public ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel [2] ».
Le caractère nécessairement répétitif des faits susceptibles de caractériser l’existence d’un harcèlement moral est également rappelé de longue date par le Conseil d’Etat [3].
Le Rapporteur Public Geffray, reprenant une partie du titre de l’ouvrage du Docteur Hirigoyen, évoque pour sa part « une violence au quotidien, d’ordre moral et psychologique », pour définir la notion de harcèlement moral [4]. Si le harcèlement moral se concevait initialement comme un abus d’autorité d’un supérieur hiérarchique [5], la jurisprudence et le législateur en ont finalement donné une acception beaucoup plus large.
Ainsi, les juridictions administratives n’ont bien entendu aucune difficulté à reconnaître l’existence d’un harcèlement moral « descendant » (du fait d’une autorité hiérarchique [6]). Mais le Conseil d’Etat admet également désormais la reconnaissance d’un harcèlement « horizontal » (lié au comportement d’agents du même grade ou sans lien hiérarchique [7]) voire « ascendant » (lié aux comportements de subordonnés [8]).
Ces éléments de définition posés, il revient aux agents qui s’en déclarent victimes d’établir l’existence du harcèlement moral allégué.
Dans ce contexte, les membres du Palais Royal ont institué un « triptyque » probatoire :
Il appartient d’abord à l’agent public qui soutient avoir été victime d’agissements constitutifs de harcèlement moral, « de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l’existence d’un tel harcèlement » ;
Il incombe ensuite à l’administration « de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement » ;
Enfin, la conviction du juge sur la matérialité des faits « se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu’il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d’instruction utile » [9].
Le harcèlement moral s’exprimant généralement de manière insidieuse, la plupart des agents échouent à rapporter la preuve des agissement répétés ayant conduit à la dégradation de leur état de santé et de leurs conditions de travail.
Dans ce contexte, il n’est pas inutile de rappeler que les agents publics victimes de harcèlement moral peuvent prétendre au bénéfice de la protection fonctionnelle [10] pour être accompagnés dans leurs démarches d’indemnisation et bénéficier, le cas échéant, de la prise en charge de leurs frais d’avocat [11].
Une autre difficulté tient également au fait que l’administration peut justifier des agissements susceptibles de faire présumer l’existence d’un harcèlement moral (diminution des responsabilités ; changement d’affectation etc.) en avançant des motifs liés à l’intérêt du service. Le harcèlement moral est ainsi exclu lorsque les mesures sont justifiées – sans abus d’autorité – par des difficultés professionnelles ou relationnelles de l’agent.
II. Les mécanismes d’indemnisation en cas de reconnaissance d’un harcèlement moral.
Toutefois, lorsqu’un agent public parvient à réunir les preuves de son harcèlement moral il peut obtenir la réparation intégrale de ses préjudices conformément aux règles traditionnelles d’indemnisation dégagée par la jurisprudence [12] sans que puisse lui être reproché un comportement fautif de sa part pour diminuer son indemnisation [13].
La responsabilité de l’administration peut alors être engagée à raison de la faute non détachable du service commise par l’agent auteur du harcèlement moral [14]. Ce droit à réparation perdure, même lorsque l’administration a adopté un comportement adéquat pour protéger son agent [15]. Monsieur le Rapporteur Public Cytermann évoque à ce sujet « un droit statutaire à réparation » [16]. La responsabilité de l’agent « harceleur » peut également être personnellement recherchée auprès du juge pénal (article 222-33-2 du Code pénal) ou civil.
A cette responsabilité objective peut bien sûr se cumuler un droit à réparation au titre de la faute de service commise par l’administration lorsqu’elle a manqué à ses obligations de protection au titre des articles L134-5 et suivants du CGFP [17].
Et pour cause, l’article L134-5 du CGFP prévoit que :
« La collectivité publique est tenue de protéger l’agent public contre les atteintes volontaires à l’intégrité de sa personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages dont il pourrait être victime sans qu’une faute personnelle puisse lui être imputée. Elle est tenue de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté ».
Ainsi, un agent public peut prétendre à une indemnisation complémentaire lorsque l’administration s’est abstenue d’intervenir pour mettre fin aux faits constitutifs du harcèlement moral ou lorsque la réponse apportée n’était pas adéquate [18].
III./ Les mécanismes d’indemnisation en cas de refus de reconnaissance du harcèlement moral.
Ceci posé et ainsi qu’il a été dit, le harcèlement moral est malaisé à établir lorsqu’il résulte de remarques dépréciatives insidieuses et répétées plutôt que d’éléments objectivement vérifiables par le juge administratif (changement d’affectation ; diminution de responsabilité ; refus de protection fonctionnelle ; perte de primes ; rapport d’évaluation professionnel outrancier etc.).
Toutefois, l’insuffisance de preuves pour établir le harcèlement moral ne prive pas l’agent concerné de toutes chances d’indemnisation. Tel est notamment le cas lorsque la dégradation de l’état de santé de l’agent est reconnue imputable au service, quand bien même la preuve du harcèlement moral ne serait pas rapportée. Il s’agit le plus souvent d’agents victimes d’un syndrome anxio-dépressif réactionnel à des conditions de travail difficiles sans toutefois qu’une situation de harcèlement moral ne puisse clairement être identifiée.
Il reste que repose sur l’administration une obligation de sécurité et de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité de ses agents [19]. Sur ce fondement, le Conseil d’Etat a dégagé un mécanisme de responsabilité sans faute de l’administration à raison du risque professionnel [20]. Toutefois, ce régime d’indemnisation sans faute ne semble ouvert qu’aux fonctionnaires, à l’exclusion des autres agents publics. Il résulte en effet des dispositions des articles L451-1, L452-5 et L454-1 du Code de la sécurité sociale qu’un agent contractuel de droit public ne peut demander au juge administratif la réparation par son employeur du préjudice que lui a causé l’accident du travail dont il a été victime que dans la mesure où ce préjudice n’est pas réparé par application du code de la sécurité sociale et uniquement lorsque cet accident est dû à la faute intentionnelle de cet employeur ou de l’un de ses préposés. Il peut encore exercer une action en réparation de l’ensemble des préjudices résultant de cet accident non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale, contre son employeur, devant la juridiction de sécurité sociale, en cas de faute inexcusable de ce dernier (interprétation de l’article L452-3 par le conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010), ou contre une personne autre que l’employeur ou ses préposés, conformément aux règles du droit commun, lorsque la lésion dont il a été la victime est imputable à ce tiers [21].
Par ailleurs, ce régime ne permet plus l’indemnisation de la perte de revenus et de l’incidence professionnelle négative liée à l’atteinte à l’intégrité physique de l’agent dès lors que des dispositions légales spécifiques [22] déterminent forfaitairement la réparation à laquelle l’agent peut prétendre.
Il n’en demeure pas moins que le fonctionnaire concerné peut solliciter une indemnité complémentaire réparant les chefs de préjudice distincts des préjudices patrimoniaux indemnisés forfaitairement (perte de revenus et incidence professionnelle) résultant de l’atteinte à l’intégrité physique [23].
Sans que cette liste soit exhaustive, il peut s’agir de la réparation :
des préjudices esthétiques (cicatrices, appareillages médical etc.) ;
des préjudices d’agrément (impossibilité de poursuivre une activité sportive ou de loisir) ;
des préjudices extrapatrimoniaux temporaires précédant la consolidation de l’état de santé (souffrances physiques endurées et déficit fonctionnel temporaire partiel) ;
des préjudices extrapatrimoniaux permanents (souffrances physiques et déficit fonctionnel permanent) ;
des souffrances morales ;
des préjudices patrimoniaux d’une autre nature que ceux qui sont réparés forfaitairement (ce qui exclut la perte de revenus liés aux arrêts de travail et à l’incidence professionnelle de l’accident ou de la maladie) : il peut s’agir, notamment, des frais de santé présents ou futurs non pris en charge ou encore des frais d’assistance par une tierce personne pour les besoins de la vie quotidienne (payés sur présentation des justificatifs à l’administration ou via une rente mensuelle susceptible d’être revalorisée annuellement selon les modalités et le coefficient prévus aux articles L434-17 et
L161-25 du Code de la sécurité sociale) ;
du préjudice sexuel ;
des troubles de toute nature dans les conditions d’existence ;
du préjudice moral des ayants droits [24].
L’évaluation des préjudices extrapatrimoniaux est le plus souvent réalisée suite à une expertise médicale, laquelle peut être ordonnée en référé sur le fondement des dispositions de l’article L532-1 du Code de justice administrative. Lorsque le préjudice n’est pas sérieusement contestable l’agent public concerné peut également solliciter une indemnisation provisionnelle sur le fondement de l’article R541-1 du même code.
La responsabilité sans faute ne permet toutefois pas de rechercher l’indemnisation pour les actes antérieurs à l’accident de service ou de la maladie professionnelle dès lors que, quoiqu’à l’origine de l’accident ou de la maladie professionnelle, lesdites conditions de travail n’en demeurent pas moins non fautives au sens de la jurisprudence administrative.
Il en est de même des préjudices liés aux pertes de revenus et à l’incidence professionnelle résultant de l’incapacité physique causée par l’accident ou la maladie, censés être réparés intégralement par l’indemnisation forfaitaire et cela alors même que le fonctionnaire concerné ne remplirait pas les conditions permettant d’obtenir le versement d’une rente ou d’une allocation temporaire d’invalidité [25]. Enfin, le comportement fautif ou négligeant du fonctionnaire, pourra exonérer partiellement ou totalement l’administration de sa responsabilité sans faute [26].
Pour conclure, si un agent public victime de harcèlement moral peut tout à fait prétendre à une indemnisation, il ne saurait que lui être conseillé de s’adjoindre les services d’un professionnel du droit au regard de la complexité et de l’enchevêtrement des différentes règles juridiques applicables.