Si la protection des droits fondamentaux a été consacrée récemment, elle n’est pas l’apanage d’une juridiction en particulier. A ce titre, la Cour de justice de Luxembourg n’en a pas le monopole mais en est assurément l’un des gardiens.
L’intérêt du sujet réside dans les avis discordants de la doctrine quant à l’étendue de la protection des droits fondamentaux assurée par la Cour de justice de Luxembourg. En effet, sa politique jurisprudentielle prête souvent le flanc aux critiques de la doctrine. De plus, l’activisme judiciaire de la Cour de justice en la matière n’est pas constant et témoigne d’une protection des droits fondamentaux à double vitesse et ce pour deux raisons principales.
D’une part, la Cour de justice ne parvient pas à lever l’ambiguïté sémantique qui entoure la notion de "droits fondamentaux" [1] en tant que principes généraux du droit [2]. D’autre part, les objectifs politiques et économiques propres à l’Union européenne empêchent la Cour de justice d’avoir une approche maximaliste en la matière.
I. Le vrai « architecte » des droits fondamentaux.
Il est des auteurs qui voient en la Cour de justice le seul dépositaire du contrôle de la protection des droits fondamentaux, sans égard au rôle, pourtant significatif, joué par d’autres juridictions européennes telles que la Cour européenne des droits de l’homme ou le Comité européen des droits sociaux.
Ainsi, le professeur Henri Labayle estime que la Cour de justice demeure le véritable « architecte » de la protection des droits fondamentaux [3].
Dans la même veine, le professeur C. Blumann retient qu’en matière de protection des droits fondamentaux la « Cour de justice exerce une fonction de législateur de substitution » [4].
A. La consécration des droits fondamentaux.
Les droits fondamentaux ont en effet été consacrés de manière explicite par la Cour de justice des Communautés européennes dans un arrêt « Stauder » rendu le 12 novembre 1969 [5], et sont devenus depuis lors une « finalité » pour l’Union européenne. [6]
Dans cette optique, la consécration prétorienne opérée par la Cour de justice, a été suivie d’une formalisation sur le plan du droit européen avec le Traité d’Amsterdam [7] et surtout avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [8].
A ce sujet, l’article 6 TUE dispose d’une part que « L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités », et d’autre part que « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux ».
Il convient de rappeler également que l’établissement d’une Charte des droits fondamentaux, désormais juridiquement contraignante, répondait à une double exigence : « l’ancrage juridique et la visibilité à l’égard des citoyens » [9]. Cette volonté politique a conféré ainsi une forte légitimité à l’activité juridictionnelle de la Cour de justice de Luxembourg.
B. Le rayonnement des droits fondamentaux.
Sans entrer dans les détails d’un débat stérile sur la nature des droits fondamentaux, il convient de savoir qu’ils représentent une « positivisation » des droits de l’homme, ces derniers étant d’essence plus philosophique que juridique [10]. Aussi, cette positivisation participe-t-elle de leur rayonnement.
Plus précisément, la protection des droits fondamentaux s’est réalisée tant grâce à la croissante « hybridation normative » [11] des traités internationaux de protection des droits de la personne humaine [12] qu’à un dialogue des juges souvent fructueux.
Les interactions volontaires ou involontaires ainsi que les relations concertées entre juridictions sont donc susceptibles d’influer positivement sur la protection des droits fondamentaux.
Bon nombre d’auteurs évoquent à cet égard plusieurs mécanismes permettant une hybridation de cette protection : il peut s’agir de perméabilité/étanchéité, d’interactions/influences, de métissage, d’emprunts, de greffes, de migrations, de dialogue [13].
La combinaison de plusieurs instruments de protection des droits fondamentaux profiterait sans doute aux justiciables qui « tentent en effet de tirer légitimement profit de cette coexistence » [14].
Or, le « dialogue de juges » demeure souvent ambigu. La raison pourrait résider dans la crainte d’une certaine concurrence entre juridictions n’ayant pas le même prestige.
Sur ce point, il est regrettable que les membres du Comité européen des droits sociaux soient encore perçus comme des « demi-juges » au mépris du pouvoir dont ils disposent pour statuer en droit [15].
En tout état de cause, il est difficile de passer outre les divergences interprétatives qui se forgent au sein de l’Europe. Les démarches sensiblement différentes des juridictions européennes relancent ainsi le débat sur une protection des droits à deux vitesses. Comme l’affirme aussi le professeur G. Cohen-Jonathan, la crainte d’une éventuelle concurrence dans la protection des droits fondamentaux reste toujours présente [16].
II. La prise de distance de la Cour de justice face à l’essor des droits fondamentaux.
Dire que la Cour de justice a été pionnière en la matière ne signifie nullement qu’elle soit encline à adopter une approche maximaliste s’agissant de la protection des droits fondamentaux. Un tel espoir ne saurait que recueillir des déceptions en raison des missions qui sont propres à la Cour, notamment celle d’assurer au premier chef une interprétation uniforme du droit de l’Union [17]. Ceci tient tant à une protection des droits fondamentaux à géométrie variable qu’à des raisons politiques.
A. Une protection des droits fondamentaux à géométrie variable.
La protection des droits fondamentaux par la Cour de justice de Luxembourg connaît des exceptions.
En effet, le contrôle de proportionnalité perturbe sensiblement la lisibilité et la prévisibilité juridique de la solution que la Cour de justice va adopter s’agissant de la protection des droits fondamentaux [18]. C’est pourquoi, le rôle de la Cour de justice est souvent mal compris mais n’en reste pas moins ambigu (« the ECJ appears to be rather ambiguous as regards [its] application. In fact there is no single formula the Court systematically and consistently uses in its proportionality review ») [19].
En témoigne, à titre d’exemple, l’arrêt « Parlement c/ Conseil » du 27 juin 2006 [20], où la Cour a pu rejeter le recours contre la directive 2003/86 du Conseil, du 22 septembre 2003, sur le droit au regroupement familial [21], permettant ainsi aux États de déroger aux droits fondamentaux.
Par ailleurs, l’insécurité juridique se traduit parfois par une méconnaissance du « dialogue des juges ». A cet égard, la faute n’est pas nécessairement imputable à la Cour de justice dès lors que la mise en œuvre des dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union pourrait ne pas satisfaire aux exigences de protection que garantit la Charte sociale européenne. A ce titre, il n’existe pas de présomption de protection équivalente des droits fondamentaux, s’agissant de la conformité des textes juridiques de l’Union européenne à la Charte sociale européenne.
Ainsi, comme l’a relevé aussi le professeur E. Pataut lors d’une séance consacrée à ce sujet, « il n’est pas rare que le Comité européen des droits sociaux prenne les distances de ce que la Cour de justice décide [22] ».
Une illustration emblématique est sans doute l’affaire Laval dans laquelle il est clairement apparu que le Comité européen des droits sociaux souhaitait prendre le contre-pied des considérations qui ont présidé à la solution de l’arrêt Laval rendu par la Cour de justice de Luxembourg.
Quoi qu’il en soit, à défaut d’avoir un régime juridique uniforme, il sera opportun de privilégier celui qui assure une plus grande protection juridictionnelle des droits fondamentaux. C’est d’ailleurs l’avis du professeur G. Cohen-Jonathan selon lequel « face à une pluralité de normes, la primauté doit être donnée à celle qui est la plus protectrice des droits de l’individu » [23].
B. Le rôle politique de la Cour de justice.
Le juge européen ne peut qu’être « très politique » dans le sens où il prend une position activiste pour contrecarrer la paralysie des États membres (interview d’un ancien référendaire [24]. En effet, la protection des droits fondamentaux, si elle témoigne de l’effectivité de l’État de droit, elle assume très souvent une coloration politique.
En ce sens, la Cour de justice a su relever le défi qui était le sien sans pour autant placer les droits fondamentaux sur un pied d’égalité avec les libertés économiques.
Dès lors, compter sur la Cour de justice pour aboutir à une véritable progression de la protection des droits fondamentaux serait faire preuve d’une certaine naïveté.
Comme l’affirme d’ailleurs le professeur Alain Supiot : « il serait injuste d’accabler seulement la Cour de justice qui ne fait que pousser à ses conséquences extrêmes un choix politique qui remonte à la fondation même de la Communauté européenne » [25].
Ainsi, la Cour de justice ne saurait se détourner des raisons historiques qui ont présidé à la construction d’un marché commun, désormais marché intérieur.
Dans la même veine, les auteurs P. Alston et J.-H. H. Weiler, rappellent que cette absence initiale de compétence en faveur des droits fondamentaux s’explique notamment par le caractère économique de la construction communautaire [26]. De ce fait, la création prétorienne des droits fondamentaux par la Cour de justice semble dictée au premier chef par la nécessité d’asseoir une légitimité politique.
De surcroît, la consécration des droits fondamentaux est sans incidence sur l’orientation qu’elle entend donner à sa politique jurisprudentielle. C’est pourquoi le président de la Cour de justice, Koen Lenaerts, avait lui-même fait observer en 2014, au sujet du rôle joué par la Cour que « Ce qu’elle ne fera pas c’est de "sortir du bois" pour dire qu’il faudrait se diriger dans telle ou telle direction » [27]. La Cour de justice préfère donc verser dans l’immobilisme plutôt que de céder aux critiques de la doctrine qui voit pourtant dans cette démarche la source de la « disharmonie » [28] de la protection des droits fondamentaux.