Aujourd’hui, le témoignage sans fard de Sophie, Magistrate en Province.
"On enchaîne on enchaîne !"
Même si nous sommes régulièrement oubliés des pouvoirs publics et de tous leurs vœux chaleureux, il se trouve que nous aussi nous sommes sur le front durant cette crise, et ce après 9 semaines de grève des avocats particulièrement agressive et difficile à gérer ! On enchaîne on enchaîne !
Trois magistrats titulaires dans notre service JLD, réduits à deux pour raisons de santé du troisième qui doit impérativement rester confiné, il nous faut assurer les permanences pénales car si le taux de réponse pénale a baissé avec le confinement, demeurent les irréductibles, les délinquants habituels, les vrais de vrais, les cousus main !
Rendre la Justice à tout prix, mais que de questionnements...
Et une fois sur place, outre nos tâches habituelles, il faut gérer le tout et même le reste : on organise les débats contradictoires, avec ou sans visio-conférence ? Avec ou sans avocat régulièrement convoqué mais qui ne donne pas de nouvelles ? Avec ou sans interprète, sachant que l’interprète prévu est confiné ou malade ? A qui confier les contrôles judiciaires, puisque les associations ont fermé ?
S’ajoutent des discussions interminables sur l’ordonnance du 25 mars 2020 et notamment sur l’article 16 sur lequel il existe des divergences entre services pénaux ; mouvements d’humeur entre les uns et les autres, etc... le stress se fait sentir !
Autre contentieux impacté : celui de la rétention des personnes en situation irrégulières...
Faut-il fermer les centres de rétention administrative ? « Non » dit le Conseil d’Etat. Très bien, on continue les débats, sachant que les personnes en rétention pas encore libérées par la Préfecture sont celles qui ont causé un trouble important à l’Ordre Public.
Alors qu’est-ce qui prime ? Le risque sanitaire dans un lieu clos ou la sécurité de nos concitoyens au regard de la dangerosité de certaines personnes retenues et dont les perspectives d’éloignement sont nécessairement impactées par la crise sanitaire ?
Reste enfin le contentieux des hôpitaux psychiatriques et des personnes hospitalisées sans consentement : leur nombre a évidemment augmenté tant l’ambiance actuelle est anxiogène. On ne se déplace plus à l’hôpital, pour raisons sanitaires, mais l’hôpital n’a pas de visio-conférence disponible... donc nous statuons sur dossier, ce qui est assez peu satisfaisant, il faut bien le dire.
De l’organisation et de l’humour...
Quant aux éléments de protection mis à notre disposition, nous avons une boîte de gants par service, trois litres de gels pour toute la juridiction (et prière d’amener sa propre bouteille svp), et évidemment pas l’ombre d’un masque. Ah, si, les hygiaphones ont été livrés aujourd’hui, ça nous a au moins donné l’occasion de bien rire...
Il a également fallu organiser notre temps de travail en fonction de nos enfants ; étant un couple de magistrats, il a fallu s’organiser d’une semaine à l’autre, après une période incontournable de « cafouillages ».
Une semaine c’est moi qui vais au palais de justice, toi tu restes à la maison (après avoir rempli une attestation svp) avec l’ultra-portable mis à notre disposition in extremis (et après nous avoir assuré qu’il n’y en avait plus...) pour bosser à la maison à la fois sur ton cabinet et sur les programmes de primaire. A ce sujet un grand merci aux instituteurs pour leur présence, même virtuelle ! L’autre semaine on échange…
Heureusement, il y a la constance de tous nos collègues et de nos proches !
Ces récriminations étant faites, je dois quand même saluer la constance de nos collègues présents, celle de nos chefs de juridiction qui sont restés sur le pont et à nos côtés tous les jours, celle des policiers des geôles toujours à leur poste, et surtout, celle de nos greffières qui demeurent d’une fiabilité et d’un soutien à toute épreuve, et dont le sens de l’humour nous permet de garder la foi dans cette situation tout à fait inédite.
J’ajoute une spéciale dédicace à mon mari et mes enfants qui me soutiennent et me laissent des petits mots cachés dans mon sac à main...