Legal privilege à la française 2023-2024 : 2e tentative de réforme (PPL Vogel – PPL Terlier).

A. Dorange
Directrice juridique & associée Ogma Intelligence
Article réalisé pour la Rédaction du Village de la Justice

Le legal privilege est indéniablement, en France, un marronnier et un sujet qui agite notre système juridique depuis plusieurs décennies. Le principe d’un mécanisme permettant de protéger les informations critiques des entreprises créées par les juristes d’entreprise semblait, non sans quelques remous, acquis avec la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 [1]. C’était sans compter sur la censure constitutionnelle pour cause de cavalier législatif [2] d’une mouture du texte pourtant consensuelle [3]. La consécration de la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise en France n’est pourtant pas lettre morte, avec le dépôt de deux nouvelles propositions de loi en fin d’année 2023. Suivons l’évolution de ces textes, notamment sur les "sujets qui fâchent" : la formation en déontologie (vs nouvelle profession réglementée) et l’étendue de l’opposabilité de la confidentialité.

Voici les dernières actualités et le comparatif des deux propositions de loi en cours.

-

Avancée des travaux parlementaires

Deux propositions de loi (PPL) ont été déposées en fin d’année 2023 pour relancer les discussions parlementaires sur le legal privilege « à la française » :

  • une PPL visant à garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise, portée notamment par le sénateur Louis Vogel, a été enregistrée à la Présidence du Sénat le 17 novembre 2023 (« PPL Vogel ». Texte initial ici (site du Sénat)) ;
  • une PPL, portée notamment par le député Jean Terlier, relative à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise a été enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 décembre 2023 (texte initial ici (site de l’Assemblée nationale)).

Sur le texte voté par la CMP dans le cadre de la LOPMJ (avant censure constitutionnelle), voir Legal privilege à la française 2023-2024 : 1re tentative de réforme (LOPMJ)

1) Le texte déposé au Sénat (PPL Vogel) a amorcé son cycle d’examen parlementaire

Dossier législatif ici (site du Sénat)

17/11/23 : la PPL Vogel reprend, à l’identique, les dispositions de feu l’article 49 de la LOPMJ (comme d’ailleurs la PPL déposée à l’Assemblée nationale), en y apportant des compléments.

07/02/24 : examen de la PPL par la Commission des lois du Sénat.
3 amendements [4] ont été proposés par Dominique Vérien, sénatrice et rapporteure, et adoptés. Outre l’insertion d’un article additionnel sur l’entrée en vigueur de la loi [5] et des reformulations d’ordre purement rédactionnel, les changements par rapport à la version initiale de la PPL Vogel sont assez importants :

  • suppression de la définition de la consultation juridique ;
  • dispositions "transitoires" (bac + 4 et 8 ans de pratique)
  • suppression de la mention de formation en déontologie, remplacée par le « suivi de formations initiale et continue relatives aux obligations attachées à la rédaction de consultations juridiques », selon référentiel réglementaire) ;
  • remplacement des « actes préparatoires » à la consultation, par les « versions successives » d’une consultation juridique » ;
  • modification des procédures en cas de saisie (placement sous scellé par commissaire de justice) ;
  • procédure spécifique de demande de communication par les autorités nationales.

14/02/24 : examen au Sénat en séance publique.
12 amendements sur le texte de la commission ont été déposés. Seuls 4 ont été adoptés [6].

Les modifications concernent les points suivants :

  • formations en déontologie dispensées par les CRFPA ;
  • dispositions "transitoires" (bac + 4 et 8 ans de pratique) et application aux juristes exerçant dans les administrations publiques ;
  • ajout de l’inopposabilité de la confidentialité aux autorités de l’Union européenne.

Les amendements non-adoptés concernent principalement 3 sujets :

  • la reconnaissance d’une inopposabilité "de principe" aux autorités administratives nationales (rejetés) ;
  • l’ajout de précision sur la protection des lanceurs d’alerte (rejetés) ;
  • l’extension de la confidentialité aux conseillers en propriété industrielle (amendement retiré) [7].

15/02/24 : texte transmis à l’Assemblée nationale.

2) Le texte déposé à l’Assemblée nationale (PPL Terlier) a également amorcé son cycle d’examen parlementaire.

Dossier législatif ici (site de l’Assemblée nationale)

21/12/23 : la PPL Terlier reprend, à l’identique, les dispositions de feu l’article 49 de la LOPMJ.

10/03/24 : la Commission de lois de l’Assemblée nationale a examiné et adopté le texte, avec des modifications :

  • suppression de la mention des formations initiale et continue en déontologie, remplacée par le suivi d’une « formation aux règles éthiques » (selon référentiel interministériel) ;
  • allègement et modification du fondement de la sanction en cas d’apposition inadéquate de la mention de confidentialité ;
  • ajout de l’inopposabilité de la confidentialité aux autorités de l’Union européenne ;
  • modification des procédures en cas de saisie (placement sous scellé par commissaire de justice) ;

68 amendements avaient été déposés ; 12 ont été adoptés
(Liste des amendements ici).

30/04/24 : examen en séance publique à l’Assemblée nationale
95 amendements ont été déposés sur le texte de la commission.
20 ont été adoptés [8].

Ils sont pour la plupart d’ordre rédactionnel, mais quelques changements notables :

  • ajout de la définition de la consultation juridique ;
  • extension de la confidentialité aux versions successives ;
  • prise en charge des frais de formation par l’employeur ;
  • ministère d’avocat restreint aux aspects judiciaires de la procédure de la levée de la confidentialité.

Le texte a été adopté provisoirement à 38 voix pour (34 contre) (analyse du scrutin ici)

02/05/24 : texte transmis au Sénat.

Comparatif des deux propositions de loi en cours.

1. Conditions de la confidentialité.

1.1. Conditions relatives à l’auteur de la consultation.

1.1.1. Diplôme
PPL Vogel (Sénat)PPL Terlier (Ass. Nat.)
Version initiale Maîtrise en droit ou master en droit ou diplôme équivalent français ou étranger Master en droit ou diplôme équivalent français ou étranger
Modifications par la Commission des lois • Retour à la condition du master en droit (Bac+5)
(amendement COM-1)

• Ajout de dispositions "transitoires" : équivalence master (Bac+4 et au moins 8 ans de pratique en service juridique) + présomption de conformité des formations initiales achevées à la date d’entrée en vigueur de la loi
(amendement COM-2)
Ajout de dispositions "transitoires" : équivalence master (maîtrise en droit (ou 60 premiers crédits du master du droit ou équivalent) et au moins 8 ans de pratique en service juridique)
(amendements CL47 et CL65)
Examen en séance publique néant Clarification des dispositions "transitoires" : équivalence master
= (maîtrise ou master 1) + 8 ans de pratique
(amendement n° 73)
1.1.2. Formation
PPL Vogel (Sénat)PPL Terlier (Ass. Nat.)
Version initiale Formations initiale et continue en déontologie, conforme à un référentiel (min. Justice + min. Économie) Formations initiale et continue en déontologie, conforme à un référentiel (min. Justice + min. Économie)
Modifications par la Commission des lois Formations initiale et continue «  relatives aux obligations attachées à la rédaction de consultations juridiques  »
(amendement COM-1)
« Formation aux règles éthiques », conforme à un référentiel (min. Justice + min. Économie)
([amendements CL46, CL57 et CL63)
Examen en séance publique Formations initiale et continue relatives aux obligations attachées à la rédaction de consultations juridiques, dispensées par les centres régionaux de formation professionnelle d’avocats (CRFPA)
(amendement n° 9)
Prise en charge des frais de formation par l’employeur
(amendement n° 63)
1.1.3. Rédacteur (emploi)
PPL Vogel (Sénat)PPL Terlier (Ass. Nat.)
Version initiale Juriste d’entreprise ou membre de son équipe placé sous son autorité (employé par une entreprise) Juriste d’entreprise ou membre de son équipe placé sous son autorité (employé par une entreprise)
Modifications par la Commission des lois néant néant
Examen en séance publique Extension aux juristes exerçant au sein des administrations publiques
(amendement n° 12)
néant

1.2. Conditions relatives au destinataire de la consultation.

1.2. Conditions relatives au destinataire de la consultation
PPL Vogel (Sénat)PPL Terlier (Ass. Nat.)
Version initiale L’employeur du juriste d’entreprise doit être le destinataire exclusif des consultations.
Le texte précise qu’il s’agit :
• du représentant légal de l’entreprise ou son délégataire ;
• de tout autre organe de direction, d’administration ou de surveillance ;
de tout responsable de service opérationnel de l’entreprise employeur [nouveau / texte LOPMJ] ;
• de toute entité ayant à émettre des avis auxdits organes, aux organes de direction, d’administration ou de surveillance de l’entreprise qui, le cas échéant, contrôle l’entreprise ;
• des organes de direction, d’administration ou de surveillance des filiales contrôlées par l’entreprise.
L’employeur du juriste d’entreprise doit être le destinataire exclusif des consultations.
Le texte précise qu’il s’agit :
• du représentant légal de l’entreprise ou son délégataire ;
• de tout autre organe de direction, d’administration ou de surveillance ;
• de toute entité ayant à émettre des avis auxdits organes, aux organes de direction, d’administration ou de surveillance de l’entreprise qui, le cas échéant, contrôle l’entreprise ;
• des organes de direction, d’administration ou de surveillance des filiales contrôlées par l’entreprise.
Modifications par la Commission des lois Suppression des « responsables de service opérationnel »
(amendement COM-1)
L’employeur du juriste d’entreprise doit être le destinataire exclusif des consultations.
Le texte précise :
• représentant légal de l’entreprise ou son délégataire ou tout autre organe de direction, d’administration ou de surveillance ;
• toute entité rendant des avis auxdits organes ;
• organes de direction, d’administration ou de surveillance de l’entreprise qui, le cas échéant, contrôle l’entreprise ;
• organes de direction, d’administration ou de surveillance des filiales contrôlées par l’entreprise.
(amendement (rédactionnel) CL58)
Examen en séance publique néant néant

1.3. Conditions relatives à l’acte.

1.3.1. Définition de la consultation juridique
PPL Vogel (Sénat)PPL Terlier (Ass. Nat.)
Version initiale Définition de la consultation juridique, identique à celle retenue par les avocats depuis 2011 : « La consultation juridique consiste en une prestation intellectuelle personnalisée tendant, sur une question posée, à la fourniture d’un avis ou d’un conseil fondé sur l’application d’une règle de droit en vue, notamment, d’une éventuelle prise de décision »

Précision sur les documents concernés : les consultations elles-mêmes, « les documents d’analyse préparatoire de ces consultations et les projets de ces consultations »
néant
Modifications par la Commission des lois Suppression de la définition de la consultation juridique
(amendement COM-1)

Remplacement des "documents préparatoires" par la notion de "versions successives" de la consultation juridique.
(amendement COM-1)
néant
Examen en séance publique néant Définition de la consultation juridique « prestation intellectuelle personnalisée tendant à la fourniture d’un avis ou d’un conseil fondé sur l’application d’une règle de droit »
(amendement n° 64)

Ajout des versions successives : sont couvertes par la même confidentialité les versions successives d’une consultation juridique rédigées dans les mêmes conditions que la version initiale
(amendement n° 66)
1.3.2. Mention de confidentialité et traçabilité
PPL Vogel (Sénat)PPL Terlier (Ass. Nat.)
Version initiale • Mention «  confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise  »

Identification et traçabilité particulières dans les dossiers de l’entreprise et le cas échéant, dans les dossiers de l’entreprise membre du groupe qui est destinataire desdites consultations.
identique
Modifications par la Commission des lois néant néant
Examen en séance publique Ajout de l’identification du rédacteur et substitution de la notion de "classement" à celle de "traçabilité" du document
(amendement n° 11)
« Identification du rédacteur et d’un classement particulier dans les dossiers de l’entreprise »
(amendement n° 65)
1.3.3. Sanction de l’apposition inadéquate de la mention de confidentialité
PPL Vogel (Sénat)PPL Terlier (Ass. Nat.)
Version initiale Peines du faux en écriture privée (C. pén., art. 441-1) : 3 ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende identique
Modifications par la Commission des lois Allègement de la sanction et modification du fondement, en l’alignant sur celle déjà prévue par la loi de 1971, soit 1 an d’emprisonnement et 15 000 € d’amende
(amendement COM-1)
Identique (allègement de la sanction et modification du fondement)
(amendement CL61)
Examen en séance publique néant néant

1.4. Périmètre de l’opposabilité.

1.4. Périmètre de l’opposabilité
PPL Vogel (Sénat)PPL Terlier (Ass. Nat.)
Version initiale Opposabilité dans le cadre d’une procédure ou d’un litige en matière civile, commerciale ou administrative

Inopposabilité à l’entreprise qui emploie le juriste d’entreprise ou aux entreprises du groupe auquel elle appartient

Inopposabilité dans le cadre d’une procédure pénale et fiscale
Opposabilité dans le cadre d’une procédure ou d’un litige en matière civile, commerciale ou administrative

Inopposabilité à l’entreprise qui emploie le juriste d’entreprise ou aux entreprises du groupe auquel elle appartient

Inopposabilité dans le cadre d’une procédure pénale ou fiscale
Modifications par la Commission des lois Modification (rectification) de la formulation procédure pénale OU fiscale
(amendement COM-1)
Ajout de l’inopposabilité de la confidentialité aux autorités de l’Union européenne
(amendement CL60)
Examen en séance publique Ajout de l’inopposabilité de la confidentialité aux autorités de l’Union européenne
(amendement 10)
néant

2. Contestation et levée de la confidentialité.

2. Contestation et levée de la confidentialité
PPL Vogel (Sénat)PPL Terlier (Ass. Nat.)
Version initiale • En cas de mesure d’instruction dans le cadre d’un litige civil ou commercial :
- possible saisine du président de la juridiction ayant ordonné une mesure d’instruction,
- par assignation en référé, dans les 15 jours suivant la mise en œuvre de la mesure d’instruction,
- aux fins de contestation de la confidentialité alléguée

• En cas de visite administrative :
- possible saisine du JLD qui a autorisé une opération de visite,
- par requête motivée de l’autorité administrative, dans les 15 jours suivant la visite,
- aux fins soit de contestation de la confidentialité alléguée, soit d’ordonner la levée de la confidentialité en cas de soupçon de dissimulation d’un manquement "sanctionnable" [9]

Possibilité pour l’entreprise employeuse de lever la confidentialité à tout moment

Assistance ou représentation obligatoire par avocat en cas saisine d’un juge

Droit de recours (appel devant le premier président de la cour d’appel, qui a un délai de 3 mois maximum pour statuer).
identique
Modifications par la Commission des lois • Reconnaissance d’un droit de communication à l’autorité administrative

• Remaniement de la procédure de levée de la confidentialité, en distinguant deux cas :
- opposition de l’entreprise à la saisie (litige civil ou commercial / perquisition administrative), avec intervention d’un commissaire de justice et placement sous scellé ;
- opposition de l’entreprise à la demande de communication de l’autorité administrative (saisine du JLD aux fins de contestation et de levée de la confidentialité)
(amendement COM-1)
Modification de la procédure de levée de la confidentialité (litige civil ou commercial / perquisition administrative) pour prévoir que les consultations couvertes par la confidentialité sont appréhendées par un commissaire de justice dans l’attente de la décision du juge sur le fond.
(amendement CL59)
Examen en séance publique néant Précision sur la conservation des scellés (étude du commissaire de justice)
(amendement n° 78)

Soupçon de commission d’infraction (charge probatoire) : demande de levée de la confidentialité des consultations qui auraient [et non plus "ont"] eu pour finalité de faciliter ou d’inciter à la commission de manquements passibles d’une sanction au titre de la procédure administrative concernée.
(amendement n° 69)

Délai de restitution du scellé : l’entreprise dispose de 15 jours pour solliciter la restitution du scellé en l’absence de contestation ou de demande de levée de la confidentialité
(amendement n° 83)

Droit à l’assistance d’un avocat : ministère d’avocat restreint aux aspects judiciaires de la procédure de la levée de la confidentialité d’une consultation juridique
(amendement n° 71)

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A. Dorange
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Notes de l'article:

[2Constitution 1958, art. 45

[4Liste des amendements ici (site du Sénat).

[5Date fixée par décret en Conseil d’État, et au plus tard le premier jour du douzième mois suivant la promulgation de la loi. Voir amendement COM-3.

[6Liste des amendements déposés en séance publique au Sénat ici (site du Sénat)

[7Amendement n° 7 rect ter, déposé par Ronan Le Gleut

[8Liste des amendements déposés en séance publique à l’Assemblée nationale ici (site de l’Assemblée nationale)

[9« Dans la seule hypothèse où ces documents auraient eu pour finalité d’inciter ou de faciliter la commission des manquements aux règles applicables qui peuvent faire l’objet d’une sanction au titre de la procédure administrative concernée ».

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