De nos jours, l’ingénierie sociale a plutôt une connotation négative. Elle est synonyme de manipulation, d’abus et de malveillance. Nombreux sont en effet les délits qui y sont associés : escroquerie (articles 313-1 et 313-2 du Code pénal), abus de confiance (article 314-1), abus d’ignorance ou de faiblesse (article 223-15-2), atteinte à la vie privée (article 226-1), atteinte aux systèmes de traitement automatisé de données (article 323-1), chantage (article 312-10), etc...
Le « boom » informatique qui s’étend dorénavant dans des domaines d’intimité humaine, faisant une récolte effrénée de datas sur les habitudes et les singularités de chacun, renforce la valeur négative de l’ingénierie sociale et attise méfiance et défiance.
Actuellement, le développement de l’intelligence artificielle (IA), outil encore immature, a un grand besoin de statistiques sur les comportements et les désirs de chacun. L’humain est dès lors devenu une donnée que l’on cherche à rationaliser à des buts commerciaux, idéologiques, sécuritaires…
La notion de propagande qui est rattachée à l’ingénierie sociale a également mauvaise presse, alors qu’à l’origine, l’ingénierie sociale a une tout autre nature. Il y est question de diffusion et d’instruction. Elle était en première intention destinée à des fins guerrières. Le premier ouvrage de référence allant dans ce sens est « L’art de la guerre » écrit au VIème siècle avant J-C en Asie par Sun Tzu. Les rapports de force physiques et psychologiques entre belligérants y sont décortiqués et modélisés à des fins stratégiques. Au XIVème siècle, l’ingénierie sociale s’inscrit dans la politique, avec Philippe IV dit « Le Bel » qui peut être considéré comme le premier à user habilement et avec succès de cette pratique pour anéantir l’ordre du Temple dans toute l’Europe.
Au XVIème siècle, Machiavel devient une référence de la stratégique politique et belliqueuse. Il distinguera l’éthique de la responsabilité de celle de la conviction. Il se fera fort de séparer la politique de la morale, et considèrera comme une constante la violence des rapports de force qui s’exerce dans les jeux de pouvoir. Machiavel se révèlera donc comme un pragmatique qui cherche à objectiver les mouvements incessants s’exerçant dans l’exercice du pouvoir, eux-mêmes résultats des tensions et des intérêts en jeu. Reprendre tous les épisodes de l’histoire où l’ingénierie sociale est en action est une gageure dans ce type d’article mais ce rappel succinct permet d’amener l’ampleur du cadre et l’angle d’évolution dans le domaine.
La révolution industrielle fut assurément un tournant dans la discipline. La production de biens de consommation se faisant désormais à grande échelle, les grands industriels optent pour le pragmatisme et accèdent à des sphères de pouvoir qui les rendent désormais incontournables pour les politiques. Les cercles des premiers grands industriels américains, comme le club des « 400 » en sont un bon exemple. L’économie et les biens de consommation deviennent prioritaires et la population est dès lors placée au centre de stratégies commerciales scientifiques qui s’affinent rapidement avec les progrès des sciences sociales et psychologiques.
Au XIXème siècle, l’ingénierie sociale reconnait à O. Neurath sa paternité avec la théorie du « nudge » (« coup de pouce »), laquelle se développera et se développe encore dans les stratégies marketing et publicitaires des industriels.
Des personnalités comme I. Lee, journaliste, G. Le Bon, sociologue, J. Watson, psychobiologiste, et W. Lippmann, sociologue font partie des pionniers de cette méthode. Dans un consensus, ils admettront que la réalité des motivations du groupe ne correspond pas à celle de l’individu. E. Bernays se démarquera d’emblée par une pensée transversale, utilisant les conclusions des différentes sciences sociales pour en dégager une pratique particulièrement pertinente. Il sera en effet le premier à évoquer et à insister sur l’importance d’une éthique de la pratique de l’ingénierie sociale. Il proposera rapidement de parler de conseil en relations publiques :
« Si, à l’instar des avocats, le conseiller en relations publiques reconnait que tout un chacun a le droit de présenter son affaire sous le jour le plus flatteur, il se refusera néanmoins à apporter ses services à un client qu’il estime malhonnête, à un produit qui lui parait frauduleux, à une cause qu’il juge antisociale… La sincérité doit être pour lui une règle d’or. Il faut en effet répéter que son activité ne vise pas à abuser le public, à l’induire en erreur. Le conseiller en relations publiques qui s’attirerait cette réputation serait un homme fini, professionnellement parlant ».
L’histoire le prouve, l’ingénierie sociale sans éthique a un faible impact et nécessite le renfort de la censure (attentive à la désinformation), du pervertissement du sens des mots (pour M. Kundera, « la mystification généralisée du vocabulaire ») et de la répression par la violence. L’usage de ces renforts ne fait que dénoncer la faiblesse de ceux qui y recourent et de ceux qui la mettent en place. Mais lorsqu’ils sont utilisés, ils portent atteinte aux libertés publiques telles que droit à l’information, droit au respect de la vie privée, droit de propriété, liberté d’expression, liberté d’opinion, liberté de la presse.
E. Bernays, baignant dans un contexte intellectuel favorable, se démarquera aussi dans sa pratique par la prise en compte des théories psychanalytiques de son oncle, S. Freud : « La psychologie de l’école de Freud, eux surtout, ont montré que nos pensées et nos actions sont des substituts compensatoires de désirs que nous avons dû refouler ».
Ainsi, il résume en écrivant : « La vapeur qui fait tourner la machine sociale, ce sont les désirs humains ».
D’ailleurs, si les industriels désirent accroître leurs bénéfices, les employés désirent accéder à des sphères plus élevées de la pyramide de Maslow et favorisent le développement des syndicats pour défendre leurs causes (la création récente d’un syndicat dans un entrepôt d’Amazon aux Etats-Unis est un exemple de ce besoin toujours présent, même si déclinant).
Selon E. Bernays, tous usent de l’ingénierie sociale et favorisent un affinement de l’opinion publique, et il précisera : « Le grand public n’est pas une masse amorphe modelable à volonté, qui exécuterait aveuglément les ordres venus d’en haut. Il a sa propre personnalité, comme l’entreprise a la sienne, et l’enjeu consiste justement à les amener sur un terrain d’entente… L’entreprise n’étant pas prête à s’incliner devant l’opinion, il ne faut pas non plus qu’elle espère lui imposer sa loi ».
Dans ses réflexions, E. Bernays relie ainsi l’éthique à la responsabilité : « L’homme d’affaires est désormais responsable devant le groupe social »
L’ingénierie sociale et/ou le conseil en relations publiques est donc à l’origine neutre, elle est moins orientée par son essence réelle que par l’intentionnalité de ceux qui en usent. On a vu par le passé, et encore aujourd’hui, ce qu’il advient d’une telle pratique afin de justifier une guerre (voir par exemple la commission Creel mise en place aux États-Unis afin de soutenir l’effort de guerre lors de la première guerre mondiale).
L’être humain a toujours dû prendre une direction en vue d’une volonté épanouissement, personnel, social, économique… L’ingénierie sociale peut l’en rapprocher ou l’en écarter, selon l’éthique de ceux qui en font usage.
Précurseur, E. Bernays était attentif aux véhicules de l’information. Dans un premier temps, les regroupements et la presse écrite étaient favorisés. Il anticipa sur la presse radiophonique et commença à explorer les possibilités qu’offraient les films cinématographiques. Aujourd’hui, l’informatique est reine. Internet et les réseaux sociaux changent bon nombre de repères acquis en la matière. Plus proches de chacun, de fait ils remettent en cause certaines certitudes sur le fonctionnement social.
Les dérives dénoncées par une ancienne salariée de Facebook sont prises très au sérieux par les pouvoirs publics tant l’existence même des libertés publiques est en jeu : les députés et sénateurs français ainsi que le Parlement européen l’ont ainsi entendue récemment.
De même, les escroqueries sont de plus en plus ingénieuses (faux ordre de virement, cyber-chantage, rançongiciel), les victimes, institutions, entreprises ou particuliers, toujours plus nombreuses. Lorsqu’une victime découvre le méfait, il est souvent trop tard, l’argent est déjà parti sur un compte à l’étranger ou l’information n’est déjà plus secrète. Même si des services spécialisés de cybersécurité sont installés dans des entreprises. Et même si la police et la gendarmerie se spécialisent également via des services dédiés et la création de postes d’investigateurs en cybercriminalité.
Avec internet, l’individu fait plus de choix et surtout peut tout autant être passif ou actif vis-à-vis des algorithmes attentifs à ses désirs. En dépit des abus, actes malveillants et autres manipulations, l’être humain, par définition complexe et guidé par des choix propres aléatoires, parfois même contradictoires, bousculent heureusement les algorithmes et le langage informatique. Objectiver les désirs (au sens psychanalytique) reste une gageure, puisqu’étant par essence mobiles, labiles, multiples, ils s’articulent toujours de manière singulière en chacun de nous. Cette réalité humaine fondamentale malmène toujours ceux qui déconsidèrent l’éthique.
« La seule propagande qui perdra en crédit au fur et à mesure que le monde deviendra plus subtil et plus intelligent est celle qui est fallacieuse ou foncièrement antisociale ».
Les pouvoirs publics et les individus doivent faire preuve de suffisamment de clairvoyance, de « subtilité » et d’« intelligence » (pour reprendre les mots de E. Bernays), pour prémunir les libertés privées et publiques d’atteintes préjudiciables.