Surnommé le « Zorro des entreprises » dans les années 80, symbole de l’ascension sociale fulgurante à cette époque, l’ex-homme d’affaires Bernard Tapie a enfin obtenu gain de cause et raison dans le litige l’opposant depuis près de quinze ans contre son ex-banquier, le Crédit Lyonnais : l’affaire « Adidas ». Constitué afin de mettre un terme à la litanie de procédures judiciaires, le tribunal arbitral a rendu sa sentence arbitrale le 7 juillet dernier condamnant la banque au lion à 285 millions d’euros de dommages-intérêts. Retour sur cette rocambolesque affaire qui agite actuellement l’Assemblée nationale.
Les débuts de Bernard Tapie dans le monde des affaires
Nous sommes à la fin des années 70. Bernard Tapie a la trentaine et décide de se lancer dans les affaires : reprendre pour une bouchée de pain des entreprises au bord du gouffre, les requinquer puis les revendre quelques temps plus tard en empochant au passage une plus-value. En quelques années, il reprend notamment La Vie Claire, Testut, Wonder ou Manufrance. Chacune de ses opérations bénéficie des précieux conseils de Jean-Louis Borloo, alors avocat d’affaires spécialisé dans les procédures collectives et les entreprises en difficulté, et des substantiels deniers que lui prête volontiers la Société de Banque Occidentale (SDBO), une filiale du Crédit Lyonnais. Bernard Tapie développe parallèlement un important patrimoine composé de meubles de collection, d’œuvres d’art ou encore de l’hôtel particulier de la rue des Saints-Pères et du célèbre yacht Le Phocéa. L’organisation juridique de tous ses actifs est relativement simple et courante dans le milieu : comme le montre l’organigramme du journal Les Echos, deux sociétés holdings, à savoir Groupe Bernard Tapie (GBT) ainsi que Financière et Immobilière Bernard Tapie (FIBT), la première détenant les actifs industriels et la seconde les actifs patrimoniaux, toutes deux des sociétés en nom collectif (S.N.C.) dont Monsieur et Madame Tapie sont les associés.
L’acquisition d’Adidas par Bernard Tapie
Nous sommes à présent en 1990 et les affaires de Bernard Tapie sont bien huilées, si bien huilées qu’il fait son entrée en bourse en 1989 à travers Bernard Tapie Finance (BTF), une société anonyme (S.A.) filiale de GBT S.N.C. et détentrice de toutes les participations dans les sociétés reprises. C’est alors qu’il décide de réaliser « l’affaire de sa vie » : racheter Adidas. L’équipementier sportif allemand aux trois bandes fait face en effet à des problèmes financiers et commerciaux à la suite du décès brutal du fils du fondateur qui avait repris les rênes de l’entreprise familiale et les héritiers souhaitent désormais vendre l’affaire. BTF S.A. crée pour ce faire une société allemande, BTF GmbH, qui rachète 80% du capital de la société allemande Adidas A.G. pour 1,6 milliard de francs, entièrement prêtés par la SDBO à travers un prêt syndiqué. Bernard Tapie a l’intention de rebooster la marque en modifiant notamment le management et le marketing. Peu de temps après, BTF GmbH rachète d’ailleurs les 15% encore détenus par la chaîne de magasins de vêtements suisse Metro et fait ainsi passer à 95% sa participation.
La cession d’Adidas
Nous sommes maintenant en 1992 et Bernard Tapie est appelé au siège de ministre de la ville, siège qu’occupera d’ailleurs une décennie plus tard Jean-Louis Borloo, son avocat. Il décide résolument de tirer sa révérence au monde des affaires pour se consacrer à la politique. De toute façon, une incompatibilité entre sa fonction de membre du Gouvernement et son activité professionnelle l’oblige à abandonner celle-ci, ainsi qu’en dispose l’article 23 de la Constitution. Puis il faut dire que les affaires marchent beaucoup moins depuis le rachat d’Adidas. Si Bernard Tapie est parvenu à faire face à la première échéance du prêt en 1991 d’un montant de 600 millions de francs, le paiement de la seconde, soit 1 milliard de francs, s’annonce difficile : il ne parvient pas à céder comme prévu ses autres actifs industriels pour rembourser le prêt et se recentrer sur Adidas, sans compter que le redressement d’Adidas ne s’avère pas si facile que cela. D’ailleurs, le remboursement de la première échéance n’a pu se faire qu’au prix d’une cession partielle de la participation Adidas, notamment au concurrent britannique Portland à hauteur de 20% [1].
Bernard Tapie se résout dans ce contexte à vendre Adidas. Il trouve dans un premier temps pour acquéreur le concurrent Portland récemment devenu actionnaire. L’affaire est sur le point d’être conclue lorsque brutalement, Portland renonce au motif que les audits financiers auraient découvert des squelettes dans le placard des comptes sociaux. Pris au dépourvu par cette renonciation, Bernard Tapie doit trouver au plus vite une solution. Il rachète tout d’abord les 20% de Portland. Puis le 10 décembre 1992, avec son banquier de toujours, la SDBO, ses trois sociétés FIBT S.N.C., GBT S.N.C. et BTF S.A. (ci-après « le groupe Tapie ») signent un Mémorandum. Celui-ci prévoit notamment la cession de la participation de 78% dans BTF GmbH détenue par BTF S.A. grâce à un mandat de vente confiée par celle-ci à la SDBO, l’affectation du produit de cette cession au remboursement de toutes les dettes envers la SDBO après rachat de toutes les participations des actionnaires minoritaires du groupe Tapie et fusion des trois sociétés [2]. Bernard Tapie entreprend ainsi de réorganiser complètement son groupe de sociétés afin de se consacrer dorénavant à la politique. Ce Mémorandum est suivi le 16 décembre 1992 de la signature par BTF S.A. et la SDBO du mandat de vente de la participation Adidas pour un prix de 2,085 milliards de francs et au plus tard au 15 février 1993.
Nous sommes désormais en 1993 et la cession a lieu. Un pool de sociétés rachète la participation dans Adidas. Clinvest, filiale du Crédit Lyonnais, détient déjà 9% et passe à 19%. RICE S.A., société luxembourgeoise détenue par Robert Louis-Dreyfus qui accepte d’assurer le mangement d’Adidas, acquiert 15%. L’UAP, à travers sa filiale Matinvest, et les AGF, à travers ses filiales Métropole et Banque générale du Phénix, acquièrent respectivement 3%, 9% et 3,20%. Le solde est réparti entre Coatbridge Holdings et Omega Ventures, deux fonds d’investissement dont on ne sait rien ou presque, sinon qu’ils dépendent des banques d’affaires Citibank et SG Warburg & Co et sont plus ou moins situés dans des paradis fiscaux.
La fin des relations entre Bernard Tapie et le Crédit Lyonnais
Nous sommes à présent en 1994 et le nouveau PDG du Crédit Lyonnais, Jean Peyrelevade, entend renégocier ce Mémorandum passé deux ans plus tôt avec le groupe Tapie. Il faut dire que la banque au lion connaît à cette époque bien des turbulences financières à cause de sa politique agressive de crédit et d’investissement dans les années 80. Elle n’hésite pas d’ailleurs à accuser sournoisement son fidèle client de quinze ans en associant son image dans une publicité à une poubelle dont elle se débarrasse : Bernard Tapie devient à cette époque le bouc-émissaire que le Crédit Lyonnais n’hésite pas à montrer publiquement du bout du doigt.
Succédant à l’Omnium immobilier de gestion (OIG) créé cette année-là pour les seuls crédits immobiliers et dont le plan s’est rapidement révélé insuffisant, une nouvelle structure de cantonnement et de défaisance du Crédit Lyonnais est mise en place un an plus tard : le fameux Consortium de réalisation (CDR). En cédant à cette structure les actifs sous-performants voire compromis du Crédit Lyonnais, à charge pour elle de les revendre comme elle le peut, l’objectif est de le défaire de tous ses maux financiers. Débarrassé de ces mauvais actifs, le Crédit Lyonnais ne doit rester qu’avec ses seuls actifs sains et performants.
Reprenant pour environ 190 milliards de francs d’actifs compromis du Crédit Lyonnais, cette société par actions simplifiée (S.A.S.) est initialement une filiale de la banque au lion puis en est séparée conformément à la décision 95/547/CE de la Commission européenne du 26 juillet 1995 portant approbation conditionnée de l’aide accordée par la France à la banque Crédit Lyonnais. Elle passe alors sous le giron de l’Etablissement public de financement et de restructuration (EPFR), établissement public à caractère administratif créé pour l’occasion par l’Etat français par la loi n° 95-1251 du 28 novembre 1995 relative à l’action de l’Etat dans les plans de redressement du Crédit lyonnais et du Comptoir des entrepreneurs.
A travers l’EPFR, l’Etat français, actionnaire majoritaire du Crédit Lyonnais, finance le CDR et prend par là même à sa charge une grande partie des pertes éprouvées [3], les actifs rachetés au Crédit Lyonnais étant évidemment revendus à un prix nettement inférieur du fait de leur caractère compromis. Le CDR reprend tout particulièrement la SDBO qui devient CDR Créances et Clinvest qui devient CDR Participations puis CDR. C’est pour cette raison que cette affaire Adidas met en jeu les finances publiques et suscite la controverse dans les rangs politiques.
Pour mettre un terme définitif à leur vieille relation, le Crédit Lyonnais en se portant fort de sa filiale SDBO signe donc avec les époux Tapie le 13 mars 1994 un Protocole visant à solder tous leurs comptes. Bernard Tapie a quatre ans pour vendre tous ses actifs et rembourser tous les prêts, sous condition suspensive que la valeur du mobilier des époux Tapie donné en gage au Crédit Lyonnais soit confirmée par expertise dans un certain délai. Mais deux mois plus tard, le Crédit Lyonnais dénonce le Protocole au motif que l’expertise n’ayant pas été mise en œuvre, la condition suspensive n’a pas été levée dans le délai imparti, rendant le Protocole caduc. Il réclame aussitôt le remboursement de tous les prêts rendus exigibles selon lui par la caducité du Protocole. Mais rembourser immédiatement de telles sommes est bien évidemment impossible pour Bernard Tapie.
S’ensuit alors une série spectaculaire et médiatique de saisies, tels le Phocéa et l’hôtel particulier de la rue des Saints-Pères sous les caméras des journalistes ameutés par le Crédit Lyonnais, et surtout de procédures collectives contre le groupe Tapie : FIBT S.N.C. et GBT S.N.C. sont mises en liquidation judiciaire de même que les époux Tapie en tant qu’associés en nom collectif de ces sociétés, autrement dit indéfiniment et solidairement tenus aux dettes de ces dernières. Ce n’est donc pas Bernard Tapie en personne qui est partie à ces différentes procédures judiciaires : ce sont les liquidateurs de ses sociétés, c’est-à-dire des officiers ministériels, comme le sont les notaires ou les huissiers de justice, désignés en cette qualité par le tribunal de commerce pour liquider les sociétés.
BTF S.A. bénéficie en revanche d’un plan de continuation dans le cadre d’un redressement judiciaire et la SDBO se fait alors attribuer préférentiellement les actions de celle-ci qui lui avaient été données en nantissement par Bernard Tapie lors de précédents financements : BTF S.A. devient la Compagnie européenne de distribution et de pesage (CEDP).
Le début des ripostes judiciaires de Bernard Tapie contre son ex-banquier
Nous sommes toujours en 1994 et la riposte de Bernard Tapie contre son ex-banquier ne se fait pas attendre. Mais le Tribunal de grande instance de Paris, par jugement du 23 novembre 1994, lui donne tort : faute de réalisation de la condition suspensive, le Protocole est bien caduc et les sommes réclamées sont bien exigibles de sorte que les prêts doivent être remboursés. Bernard Tapie ne s’avoue cependant pas vaincu et tandis qu’il fait appel de ce jugement, il apprend que le Crédit Lyonnais aurait à son insu monté une opération avec Robert Louis-Dreyfus ayant permis de revendre Adidas à celui-ci au double du prix fixé à l’époque dans le mandat de vente.
Des conventions dites de prêts à recours limité sont en effet découvertes par hasard lors de perquisitions dans le cadre de procédures pénales parallèlement en cours. Passées avec cinq des cessionnaires de 1992, à savoir Rice S.A., EFC, Matinvest, Coatbridge Holdings et Omega Ventures, ces conventions sont pour les moins étranges : le Crédit Lyonnais leur a prêté les sommes nécessaires pour financer ces acquisitions avec un taux d’intérêt ridiculement bas de 0,5% et les a soumis à une obligation de vendre leurs participations Adidas à toute personne désignée par lui avant une date convenue. Il est précisé que si la vente n’avait pas lieu ou présentait une moins-value, ils n’auraient pas à rembourser les prêts mais qu’en revanche, en cas de vente dégageant une plus-value, environ deux-tiers de cette dernière lui reviendraient.
Conformément à ces conventions de prêts à recours limité et le jour même de la cession de la participation Adidas par le groupe Tapie au prix convenu de 2,085 milliards de francs, tous les cessionnaires ont consenti à Robert Louis-Dreyfus une promesse de vente de leurs participations Adidas au prix total 3,498 milliards de francs, soit nettement plus que le prix reçu par le groupe Tapie pour rembourser ses dettes bancaires. Ayant eu le temps suffisant de s’assurer de l’intérêt financier d’Adidas, Robert Louis-Dreyfus a finalement levé l’option le 22 décembre 1994 et est ainsi devenu propriétaire de BTF GmbH rebaptisée Adidas international holding GmbH, le Crédit Lyonnais ayant empoché au passage comme prévu les deux-tiers environ de la plus-value.
Le début de l’affaire « Adidas »
Nous sommes à présent en 1996 et les liquidateurs des époux Tapie et de leurs sociétés ouvrent les hostilités judiciaires qui ne prendront fin que 12 ans plus tard. Le Crédit Lyonnais, la SDBO devenue CDR Créances et Clinvest devenue CDR Participations se voient leur être reproché un « montage frauduleux » destiné à capter la plus-value de la cession de la participation Adidas. Le Tribunal de commerce de Paris, par jugement du 7 novembre 1996, sursoit à statuer dans l’attente des procédures pénales en cours car « le pénal tient le civil en l’état » selon l’adage tout en ordonnant une mesure d’instruction afin de déterminer le rôle des banques dans la cession de la participation Adidas. Les banques font aussitôt appel de ce jugement qui les condamne par ailleurs à une provision de 600 millions de francs à titre des dommages-intérêts pour soutien abusif.
Les actionnaires minoritaires de BTF S.A. attribuée préférentiellement à la SDBO et devenue CEDP suivent, quant à eux, la même démarche : ils obtiennent en 1998 la désignation d’un mandataire ad hoc chargé d’assigner les trois banques et même les cessionnaires de la participation Adidas, en lieu et place du Conseil d’administration et du PDG de BTF S.A. La SDBO occupe effectivement ces postes en tant qu’actionnaire majoritaire du fait de ladite attribution préférentielle : les actionnaires minoritaires ne pouvaient donc s’attendre en toute logique à ce qu’elle agisse contre elle-même.
Le Tribunal de commerce de Paris, par jugement du 22 juin 1999, estime qu’il existe entre cette affaire et les deux précédentes désormais pendantes devant la Cour d’appel de Paris un lien de connexité de sorte qu’il renvoie l’affaire devant celle-ci afin qu’elles soient toutes jugées ensemble, conformément aux articles 101 et 102 du Code de procédure civile.
L’affaire « Adidas » devant la Cour d’appel de Paris
Nous sommes maintenant en 2005 et après une tentative de médiation infructueuse et plusieurs sursis à statuer rendus nécessaires du fait des procédures pénales alors en cours, l’affaire vient enfin devant la Cour d’appel de Paris. Parmi les moyens de défense présentés par les banques, une exception d’irrecevabilité et deux défenses au fond sont particulièrement gratinées.
S’agissant de l’exception d’irrecevabilité, les banques contestent la recevabilité de l’action intentée contre elles par les liquidateurs de GBT S.N.C. Celle-ci étant auparavant l’actionnaire de BTF S.N.C. et le Mémorandum ayant prévu l’affectation du produit de la cession de la participation Adidas détenue par cette dernière au remboursement de ses dettes bancaires, les liquidateurs de GBT S.N.C. réclament réparation du préjudice subi du fait de la captation de la plus-value. Les banques contestent alors leur droit à agir au motif que n’étant plus actionnaire de BTF S.A. attribuée préférentiellement à la SDBO et n’ayant pas été partie au mandat de vente, ils ne peuvent demander la plus-value dont GBT S.N.C. aurait été privée. La SDBO se serait-elle alors fait attribuer préférentiellement BTF S.A. quelques années plus tôt pour bloquer toute contestation ultérieure des conditions de la cession de la participation Adidas ?
S’agissant des défenses au fond, les banques, surtout le Crédit Lyonnais, contestent tout d’abord s’être portées contreparties dans la cession de la participation Adidas. Les liquidateurs de GBT S.N.C. considèrent en effet que le montage opéré par le Crédit Lyonnais constitue une opération de portage ayant permis à ce dernier d’acquérir Adidas par personnes interposées, à savoir les huit cessionnaires dont les fonds d’investissement occultes, afin de revendre à Robert Louis-Dreyfus et encaisser de substantielles rémunérations. Or, l’article 1596 du Code civil interdit à tout mandataire chargé de vendre un bien de se porter contrepartie.
Les banques contestent alors la qualification juridique de mandat du contrat conclu en 1992 entre la SDBO et BTF S.A. concernant la cession de la participation Adidas afin précisément d’échapper à cette interdiction, invoquant plus volontiers la qualification de simple promesse de vente de la part de BTF S.A. ou de simple contrat de prestation de services de la part de la SDBO. Elles contestent ensuite le fait de s’être portées contreparties aux motifs qu’elles ne détenaient pas les huit sociétés cessionnaires et que les conventions de prêts à recours limité conservaient une incertitude quant à la réalisation effective de la cession à Robert Louis-Dreyfus, celui-ci pouvant en effet renoncer à lever son option d’achat, et restaient susceptibles à tout moment d’un remboursement anticipé par les cessionnaires leur permettant de conserver toute la plus-value et faire sortir le Crédit Lyonnais de l’opération.
Par arrêt du 30 septembre 2005, la Cour d’appel de Paris balaye sévèrement ces moyens de défense et reconnaît la responsabilité contractuelle du Crédit Lyonnais et du CDR Créances venant aux droits de la SDBO. Tout d’abord, elle reconnaît le droit à agir et juge recevable l’action des liquidateurs de BTF S.N.C. au motif que les deux actes étant indissociables, le mandat de vente n’étant que la mise en œuvre du Mémorandum auquel était partie BTF S.N.C et qui prévoyait l’affectation du produit de la cession au remboursement de ses dettes bancaires de BTF S.N.C., « ils sont recevables à critiquer les conditions dans lesquelles a été exécutée la convention du 16 décembre 1992 confiant à la SDBO le soin de vendre Adidas, en application du Mémorandum ». Ensuite, elle considère que les banques ont commis trois fautes.
La première est la violation de leur obligation de loyauté, de transparence, d’information et de rendre compte à leur mandant en tant que mandataire en vertu des articles 1134 et 1993 du Code civil pour n’avoir pas informé Bernard Tapie, « d’une part, qu’un repreneur avait été contacté pour assurer la management d’Adidas, qu’il était éventuellement acheteur à un terme proche, deux ans au plus, pour un prix de 4,485 milliards de francs, à comparer aux 2,085 milliards de francs du mandat, et d’autre part, que le Crédit Lyonnais était prêt à financer l’opération, donc à continuer de prêter pour Adidas, aux conditions des prêts à recours limité ».
La deuxième est la violation de l’interdiction pour le mandataire de se porter contrepartie dans la vente des biens qui lui est confiée. La Cour d’appel juge en effet que « cette opération constituait une opération de portage dans l’attente de la levée de l’option consentie jusqu’au 31 décembre 1994, à la demande de la banque, par tous les associés à Monsieur Louis-Dreyfus » ou « une acquisition par personne interposée ».
La troisième est le manquement du Crédit Lyonnais à son obligation de banquier de proposer au groupe Tapie les prêts à recours limité comme il l’a fait auprès de cessionnaires de la participation Adidas en 1993. Selon la Cour d’appel, ce manquement aurait fait perdre au groupe Tapie la chance de vendre directement la participation Adidas à Robert Louis-Dreyfus et percevoir la plus-value réelle. Rudement condamnées, les banques n’entendent pas en découdre : elles se pourvoient en cassation.
L’affaire « Adidas » devant la Cour de cassation
Nous sommes désormais en 2006 et l’affaire arrive devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, la formation de jugement la plus solennelle de la haute juridiction judiciaire française, soit dix-neuf magistrats et un avocat général. Les moyens de cassation présentés par les banques sont globalement similaires aux moyens de défense présentés en appel, étant précisé que les faits sont indifférents à ce haut stade du processus judiciaire, seule l’application des règles de droit important. Les banques contestent toujours la recevabilité de l’action des liquidateurs de GBT S.N.C. et leur droit à agir contre elles ainsi que la qualification de portage de l’opération et la violation de l’article 1596 du Code civil. Néanmoins, cinq nouveaux arguments apparaissent au fond.
Premièrement, elles considèrent que GBT S.N.C. ne pouvait agir en responsabilité contre le Crédit Lyonnais et la SDBO sur le fondement contractuel dans la mesure où elle n’était pas directement liée à celles-ci par le mandat [4].
Deuxièmement, elles estiment que le seul manquement de leur part au mandat de vente ne peut en aucun cas autoriser GBT S.N.C. à s’en prévaloir en tant que tiers sans établir que celui-ci constitue une faute à son égard [5].
Troisièmement, elles font ensuite grief à l’arrêt de la Cour d’appel d’avoir retenu une violation de leur obligation de proposer au groupe Tapie les financements appropriés à Adidas comme elles l’ont fait auprès de cessionnaires en 1993 à travers les conventions de prêts à recours limité alors que selon elles, « le banquier est toujours libre de proposer ou consentir un crédit à qui bon lui semble ».
Quatrièmement, elles prétendent que dans l’hypothèse où la SDBO aurait été mandataire de BTF S.A., le mandat ne comportait pas l’obligation d’information et de transparence mise à sa charge par l’arrêt de la Cour d’appel aux motifs que l’accord passé avec Robert Louis-Dreyfus ne portait que sur « une simple option d’achat, insusceptible de déboucher sur la moindre certitude d’une vente future » et qu’en tout état de cause, le devoir de confidentialité sur les affaires des correspondants leur interdisait de révéler quoi que ce fût.
Cinquièmement, et l’argument vient du Crédit Lyonnais, il est reproché à l’arrêt de la Cour d’appel de l’avoir condamné avec la SDBO et Clinvest pour les mêmes agissements en retenant que les banques seraient toutes les trois obligées par le mandat de vente pour y avoir participé d’une façon ou d’une autre. Le Crédit Lyonnais soutient que la Cour d’appel n’a pas caractérisé « l’existence d’une substitution de mandataire ou d’un mandat tacite conféré au Crédit Lyonnais et à Clinvest » et s’est fondée « à cet égard exclusivement sur des circonstances inopérantes tenant, d’une part, à l’octroi de prêts par le Crédit Lyonnais et à la prise de participations par Clinvest, actes accomplis par ces sociétés en leur propre nom et pour leur propre compte et donc impropres à caractériser un mandat, d’autre part, à la maîtrise du capital de la SDBO et de Clinvest par le Crédit Lyonnais, ce qui ne permettait pas pour autant d’assimiler les secondes à la première ».
Par arrêt du 9 octobre 2006, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation casse l’arrêt rendu un an plus tôt par la Cour d’appel de Paris. Mais la cassation n’est que partielle. La Cour de cassation entérine en effet le droit à agir des liquidateurs de GBT S.N.C. et l’étendue des obligations de la SDBO en sa qualité de mandataire chargé de vendre la participation Adidas.
D’une part, « les mandataires liquidateurs ne se bornaient pas à demander l’indemnisation de la perte éprouvée par la société GBT S.N.C. en sa qualité d’actionnaire de la société BTF S.A. mais invoquant des manquements au mandat de vente qui constituait la mise en œuvre du Mémorandum, ils sollicitaient en outre la réparation du préjudice subi par la société GBT S.N.C. pour avoir été privée d’une partie des fonds que le Mémorandum avait prévu d’affecter au remboursement de ses propres dettes » et ainsi « se prévalaient d’un préjudice propre à la société GBT S.N.C., distinct de son préjudice d’actionnaire et susceptible d’être rattaché à des manquements aux conventions souscrites ».
D’autre part, la Cour de cassation balaye les arguments des banques sur l’étendue de leurs obligations envers le groupe Tapie en énonçant que la Cour d’appel a uniquement relevé que « les banques ont commis des fautes en se portant cessionnaires des parts (…) et en manquant à leur obligation d’informer loyalement leur mandat ainsi qu’en s’abstenant de proposer au groupe Tapie le financement constitué par les prêts à recours limité consentis à certaines des sociétés cessionnaires » : « il ne peut lui être utilement reproché d’avoir relevé l’existence d’autres manquements qui ne constituent pas le soutien de sa décision ».
Mais la Cour de cassation censure la Cour d’appel pour avoir retenu la responsabilité contractuelle du Crédit Lyonnais et un manquement des banques à leur obligation de proposer au groupe Tapie les financements qu’elles avaient proposés à certains cessionnaires en 1993.
D’une part, « les sociétés GBT S.N.C., FIBT S.N.C. et BTF S.A. n’avaient traité, pour l’opération considérée, qu’avec la seule SDBO, personne morale distincte dont il n’était prétendu ni qu’elle aurait été fictive, ni que son patrimoine se serait confondu avec celui de sa maison mère » : « la Cour d’appel a statué par des motifs impropres à faire apparaître que l’immixtion du Crédit Lyonnais dans l’exécution du mandat délivré à sa filiale avait été de nature à créer pour les mandants une apparence trompeuse propre à leur permettre de croire légitimement que cet établissement était aussi leur cocontractant, ce dont elle aurait alors pu déduire que ce dernier était obligé par un mandat auquel il n’avait pas été partie ».
D’autre part, « il n’entre pas dans la mission du mandataire de financer l’opération pour laquelle il s’entremet et hors le cas où il est tenu par un engagement antérieur, le banquier est toujours libre, sans avoir à justifier sa décision qui est discrétionnaire, de proposer ou de consentir un crédit quelle qu’en soit la forme, de s’abstenir ou de refuser de le faire ».
La Cour de cassation rend en définitive une décision orthodoxe. L’exception d’irrecevabilité des banques semblait de toute évidence vouée à l’échec face à un groupe de contrats dans lequel GBT S.N.C. était bien partie au Mémorandum et dont le mandat de vente n’était qu’un contrat d’application. Les arguments tirés de la perte de la qualité d’actionnaire, de l’impossibilité d’agir contre un cocontractant extrême sur le fondement contractuel et de l’impossibilité d’invoquer un préjudice subi par la société elle-même ne pouvaient donc qu’être radicalement balayés.
Quant à la qualification de portage de l’opération, il était difficile d’y voir autre chose que cela. Comment expliquer en effet qu’une banque mette en place un tel montage faisant intervenir des sociétés offshore, des prêts inhabituels et des promesses de vente, le tout le jour même de la cession de la participation Adidas par le groupe Tapie ? Ce montage apparaissait manifestement étrange et il avait de toute évidence pour seul but de permettre au Crédit Lyonnais de se porter secrètement et indirectement acquéreur. Le fait qu’il ait cherché à contredire la qualification de mandat de vente pour échapper à l’interdiction de l’article 1596 du Code civil montrait bien, si cela ne suffisait, que cette opération devait s’analyser en un portage.
En revanche, la Cour de cassation ne peut que censurer la Cour d’appel pour avoir retenu la responsabilité contractuelle du Crédit Lyonnais et un manquement des banques à leur obligation de proposer les financements. C’est une jurisprudence désormais établie : seule l’’immixtion dans les affaires de la filiale [6], la fictivité de la filiale ou la confusion de son patrimoine avec celui de sa maison mère peut permettre de retenir la responsabilité contractuelle de celle-ci au titre d’un contrat conclu uniquement par sa filiale. Aucun de ces éléments n’étant caractérisé en l’espèce, la Cour d’appel a manqué de donner une base légale à sa décision. Il est d’ailleurs surprenant et même regrettable que la Cour d’appel se soit aventurée dans cette voie : elle pouvait parfaitement retenir la responsabilité délictuelle du Crédit Lyonnais en tant que tiers complice des manquements de la SDBO et sa solution, qui aurait abouti au même résultat, ne se serait pas attirée la censure de la Cour de cassation.
Enfin, c’est là encore une jurisprudence bien établie [7] : le banquier n’a aucune obligation de proposer ou d’accorder un prêt à qui que ce soit, le prêt étant un contrat conclu intuitu personae. Cette motivation de l’arrêt de la Cour d’appel apparaît là encore surprenant et regrettable.
Cassant partiellement l’arrêt de la Cour d’appel, la Cour de cassation renvoie l’affaire devant la Cour d’appel de Paris autrement composée afin qu’il soit statué sur les condamnations pécuniaires. Mais les liquidateurs du groupe Tapie vont proposer aux parties adverses une solution plus rapide, plus efficace qui mettra un terme définitif à ce feuilleton judiciaire commencé il y a dix ans : l’arbitrage.
Bertrand BAHEU-DERRAS
Elève-avocat au barreau de Paris
[1] Cette cession partielle est réalisée par l’intermédiaire de Crédit Lyonnais Investissement (Clinvest), filiale du Crédit Lyonnais, qui prend à cette occasion 10%, lors d’un tour de table réunissant la Banque générale du Phénix, filiale des AGF, qui prend 3%, Métropole, filiale de l’UAP, qui prend 9% et EFC détenue par Gilberte Beaux, présidente du conseil de surveillance d’Adidas, qui prend 5%.
[2] La fusion des trois sociétés et tout particulièrement de BTF S.A. et GBT S.N.C. est obligatoire pour permettre l’affectation du produit de la cession perçue par BTF S.A. au remboursement des dettes bancaires de GBT S.N.C., affecter les deniers d’une société au profit d’un actionnaire étant un abus de biens sociaux : en fusionnant, actionnaire et société se confondent et alors l’abus de biens sociaux disparaît.
[3] Une fois redevenu bénéficiaire, le Crédit Lyonnais doit toutefois rembourser ses défaiseurs au titre d’une clause de retour à meilleure fortune. Il rachète finalement en 1998 cette clause à l’Etat français moyennant une augmentation de la participation de celui-ci dans son capital social.
[4] Les banques font référence à l’article 1165 du Code civil et au principe de l’effet relatif des conventions qu’il énonce. La jurisprudence BESSE issue de l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet 1991 considère en effet que les cocontractants extrêmes, dans une chaîne de contrats non-translatifs de propriété ou dans un groupe de contrats, ne peuvent agir en responsabilité les uns contre les autres que sur le fondement délictuel des 1382 et 1383 du Code civil, non sur le fondement contractuel de l’article 1147 du Code civil dans la mesure où ils ne sont pas directement liés par un de ces contrats.
[5] Les banques font référence au même article 1165 du Code civil et au même principe de l’effet relatif des conventions qu’il énonce. La jurisprudence a pendant un certain temps exigé que le tiers à un contrat établisse que le manquement d’une des parties au contrat constitue à son égard une faute pour pouvoir agir en responsabilité à son encontre. Mais depuis l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 6 octobre 2006, cette exigence n’existe plus et le simple manquement suffit dès lors qu’il en résulte un préjudice pour le tiers.
[6] Voir par exemple : Cass. civ. 3ème, 25 février 2004, n° 01-11764.
[7] Voir par exemple : Cass. com., 15 janvier 2002, n° 00-18278.