I. Les faits : un bailleur-gérant qui renonce à percevoir ses loyers.
A. Une relation étroite entre le dirigeant et la société.
Le dirigeant de la société EGMM, également son associé unique, avait consenti à celle-ci un bail portant sur un atelier lui appartenant. Aucun loyer n?avait été perçu pendant une longue période.
Mise en liquidation judiciaire en 2018, la société voit son liquidateur solliciter l?extension de la procédure au dirigeant, au motif d?une confusion de patrimoines.
B. Le rejet initial par la cour d?appel.
La cour d?appel de Saint-Denis refuse de faire droit à cette demande, considérant que le dirigeant n?a commis aucune faute, son intention ayant été de soutenir l?activité de la société. Selon les juges du fond, la volonté de préserver la continuité d?exploitation ne saurait être sanctionnée.
II. L?apport de la Cour de cassation.
A. L?absence de faute : un critère indifférent.
La Cour de cassation casse l?arrêt d?appel en rappelant que l?article L621-2, alinéa 2 du Code de commerce, applicable à la liquidation judiciaire, n?exige pas la démonstration d?une faute pour justifier l?extension d?une procédure collective en cas de confusion de patrimoines :
« Une procédure de liquidation judiciaire ouverte à l?égard d?un débiteur peut être étendue à une ou plusieurs autres personnes en cas de confusion de leurs patrimoines avec celui du débiteur sans qu?il ne soit requis la commission d?une faute de la part de ces personnes ».
Autrement dit, la matérialité des faits prime sur l?intention : la bonne foi du dirigeant, fût-elle établie, ne saurait faire obstacle à l?extension.
B. Une clarification jurisprudentielle importante.
La solution n?est pas entièrement nouvelle. Mais, c?est la première fois que la Cour exprime aussi nettement l?indifférence de la faute dans ce contexte, ce qui renforce la cohérence du régime de l?extension fondé sur la confusion patrimoniale.
III. Le cadre juridique de l?extension pour confusion de patrimoines.
A. Les fondements légaux.
L?article L621-2 du Code de commerce permet l?extension de la procédure à toute personne en cas :
- de fictivité de la société ;
- ou de confusion de patrimoines.
Ce dispositif est étendu à toutes les procédures collectives (sauvegarde, redressement, liquidation) [2].
B. Les critères jurisprudentiels.
La confusion de patrimoines est caractérisée lorsque les rapports économiques entre deux entités sont anormaux, c?est-à-dire incompatibles avec des relations commerciales équilibrées et distinctes [3].
Parmi les indices fréquemment retenus :
- des flux financiers déséquilibrés ou non documentés ;
- l?absence de facturation entre les entités ;
- des abandon de créances, notamment de loyers, non justifiés économiquement [4].
IV. Application aux dirigeants : quels risques en pratique ?
A. La tolérance contractuelle peut coûter cher.
Dans l?affaire jugée, l?abandon des loyers, motivé par un souci de soutien à la société, a été interprété comme une atteinte à l?autonomie patrimoniale du dirigeant.
Cette décision rappelle aux chefs d?entreprise qu?une gestion “bienveillante” peut entraîner des conséquences lourdes, dès lors qu?elle altère la séparation des patrimoines.
B. Des conséquences au-delà du simple dirigeant.
La solution s?applique également :
- aux associés d?une société ;
- aux sociétés mères de filiales ;
- à toute personne physique ou morale impliquée dans une relation économique anormale avec la société en difficulté.
V. Une distinction nette avec la responsabilité pour insuffisance d?actif
Il importe de ne pas confondre :
- l?extension de la procédure collective, fondée sur une situation objective (confusion ou fictivité), sans exigence de faute ;
- l?action en responsabilité pour insuffisance d?actif, qui nécessite la preuve d?une faute de gestion ayant contribué à l?insuffisance d?actif [5].
La clarification opérée par la Cour vient consolider cette distinction et offre aux praticiens une grille de lecture plus précise.
En résumé.
L?arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 26 mars 2025 [6] constitue une clarification essentielle du régime de l?extension des procédures collectives. Il consacre, de manière inédite et sans équivoque, l?indifférence de la faute en cas de confusion de patrimoines. Ce faisant, la Haute juridiction renforce la primauté de l?analyse économique et objective des relations entre une société et son dirigeant, indépendamment de toute volonté de soutien ou de sauvetage.
Dans un contexte où les dirigeants peuvent, par souci de préservation de l?activité, être tentés d?aménager les règles contractuelles ou financières les liant à leur société, cette décision rappelle avec force que de tels aménagements ne sauraient s?affranchir des principes fondamentaux de séparation patrimoniale.
Elle impose dès lors aux professionnels du droit une vigilance accrue lors de la structuration juridique des liens intra-entreprises, notamment en période de tension financière, et une attention particulière aux engagements contractuels non formalisés ou anormalement tolérés.
Ce qu?il faut retenir.
- La faute du dirigeant n?est pas requise pour justifier l?extension d?une procédure collective à son encontre en cas de confusion de patrimoines.
- L?article L621-2 du Code de commerce permet cette extension dès lors que les patrimoines du débiteur et d?un tiers (dirigeant, associé, société liée) sont objectivement imbriqués.
- L?abandon de loyers ou l?absence de recouvrement, sans justification économique valable, constitue un indice sérieux de confusion patrimoniale.
- La volonté de soutenir l?entreprise en difficulté ne protège pas le dirigeant de l?extension de la procédure collective s?il a volontairement mélangé son patrimoine personnel à celui de la société.
- La séparation stricte des patrimoines demeure une exigence fondamentale, même en l?absence de comportement fautif ou frauduleux.
- Pour les praticiens, il est indispensable de documenter, formaliser et équilibrer toutes les relations juridiques et financières entre une société et ses organes dirigeants.