Village de la Justice : Quel regard portez-vous sur la fonction d’enseignant-chercheur ?
Alicia Mâzouz : « Enseigner le droit engage. C’est contribuer à la construction d’esprits qui se déploieront dans des domaines très variés. Dans l’enseignement supérieur, je crois que nous devrions davantage nous percevoir comme de modestes guides, aidant à la formation des esprits, que comme des passeurs de connaissance. Les croisements entre la recherche et l’enseignement me paraissent indispensables.
La recherche doit être davantage partagée auprès de la communauté étudiante. Je garde un souvenir très fort d’un cours dispensé en visioconférence pendant la Covid et qui portait sur le droit à l’image. Je devais intervenir le lendemain sur France culture à propos de la loi sécurité globale et lors de mon cours, nous avions échangé sur ce thème. J’étais dans l’énergie de cette thématique et j’ai eu l’impression d’impliquer davantage mon auditoire. Cette intervention est devenue aussi la leur ».
Comment, selon vous mieux enseigner le Droit aux étudiants ?
« Je n’ai pas de formule magique. Je constate simplement que pour conserver l’estime et l’intérêt de la communauté apprenante, il faut la traiter avec égard et fermeté ; la transmission est un processus bilatéral. Comprendre les références qui parlent, qui marquent, les images et même les sons, tout ce qui peut faire lien malgré le temps qui passe et les générations qui se creusent.
Il faut avoir à l’esprit que le public qui arrive maintenant à l’Université est hyper connecté et grandement déconcentré. Il faut donc donner du sens à la présence. Et, même dans un amphithéâtre bondé, trouver le temps des échanges, par la parole, mais aussi peut-être par des outils numériques ou des interactions simples - des tests en direct comme le assis débout que je propose sur mon blog [3] - des temps de lectures critiques en commun, de visionnages de supports audiovisuels ou des écoutes de podcasts, convier des invités en direct ou par le biais de la visioconférence. Le cours doit être un évènement permettant un partage d’expériences, de visions, de réflexions critique sur l’évolution du droit… bref, il faut que le cours vive mais tout en étant extrêmement structuré.
J’ai tenté à plusieurs reprises un cours de type socratique en licence et pour la majorité des personnes il s’est révélé très difficile d’accès. Un tel enseignement nécessite un travail préalable, un changement de paradigme, auquel les personnes qui arrivent à l’Université ne sont pas toujours préparées. Il faut donc accompagner cette transition, construire l’autonomie et la rigueur. Ne rien sacrifier à la précision de la langue, des termes, lire des textes exigeants en commençant par des extraits, parler de l’écriture des textes et en lire avec les apprenants dès la première année ».
Quelles sont vos astuces pédagogiques ?
« Si je ne devais en retenir qu’une : être soi-même. Mon astuce pédagogique c’est avant tout d’aller chercher en tant que personne enseignante des outils avec lesquels nous sommes profondément à l’aise.
Pour moi, innover c’est accepter la croisée des chemins. Le droit et l’art, le droit mis en pratique, le droit et le jeu, l’enseignement hors les murs et les approches par projets et objets, sont quelques pistes qui permettent de réinventer un enseignement. Mais, mes outils ne servent à rien si je ne m’enrichis pas de ceux des autres. C’est dans cet objectif de partage que j’ai créé le blog fenêtre sur cours de (droit) et plus récemment la chaîne Youtube « Pédagogiquement vôtre », mais aussi, que j’ai décidé de consacrer mon habilitation à diriger des recherches à la rédaction d’un ouvrage portant spécifiquement sur l’enseignement du droit. Nous devons, plus encore que des astuces, mutualiser nos visions et nos pratiques, pour redonner tout son sens à l’enseignement du droit ».
Quels conseils donneriez-vous à un étudiant en droit pour mieux apprendre et réussir ?
« Il faut être animé d’une grande curiosité, vouloir tout découvrir, tout interroger. Je rêve que mes étudiants et étudiantes redeviennent des enfants de trois ans qui à chaque développement se diraient : mais pourquoi ? Pourquoi un tel fonctionnement ? Cela pourrait-il être différent ?
Pour pouvoir apprendre le droit, il faut l’interroger en permanence. Ce n’est que parce que l’on comprend, que l’on apprend et qu’une logique juridique se met en place.
Il faut accorder une place aux fondamentaux : chercher, lire, écrire, parler. Et aussi, assurément, éteindre son téléphone pour laisser le droit s’installer. Découvrir le droit, c’est pénétrer dans un tout nouvel univers et l’apprentissage de ce monde s’accommode très mal d’une concentration sporadique. Il faut de l’exigence vis-à-vis de soi-même ».
L’IA génératives peut-elle être une aide, ou bien est-ce le contraire ?
« L’IA générative est un outil très intéressant pour les personnes qui enseignent comme celles qui apprennent. Il peut s’agir d’un complice, auquel je confie des rôles et que je mets en position. Il va ainsi m’aider à réfléchir. Mais, c’est un appui, un peu finalement comme un trampoline. Il m’aide à m’élever, mais pas sans force motrice humaine.
Prenons un exemple concret : je demande de rédiger une proposition de loi permettant l’introduction en droit français de la gestation pour autrui à mes étudiants et étudiantes. Une telle réforme à des ramifications si diverses et variées que l’outil ne pourra pas les entrevoir toutes avec pertinence. Il me donnera des axes et des pistes de réflexions que je pourrais venir enrichir en travaillant, en cherchant, en lisant de la doctrine.
L’IA peut aussi aider à classer, ordonner ses idées si on est perdu ou si l’étudiant a des difficultés d’apprentissage tels que des troubles DYS. De manière non négligeable, l’outil est pertinent pour permettre de supprimer les fautes d’orthographe ».
Quels grands enseignements ressortent de votre enquête sur l’enseignement du droit dans le supérieur ?
« Grâce à cette enquête menée à partir de 355 personnes répondantes dont 66 enseignants à l’étranger, j’ai pu confirmer certains éléments que je constatais au quotidien mais d’autres lignes ont également émergé.
Les personnes qui enseignent sont seules face à cette activité. Une solitude face à leur public, leur institution, leur collègue. L’étude laisse apparaître une faiblesse des réunions et de formations dédiées à la pédagogie. Les temps dédiés à la pédagogie dans les plannings, dans les charges des enseignants sont quasi-inexistants. La pédagogie semble encore relever du loisir dans les universités et ne fait pas partie d’un temps de travail pris en considération. L’Université française est fragilisée de toutes parts et les collègues ne parviennent pas à s’investir dans les projets pédagogiques.
Quand la question « qu’est-ce qui vous paraît indispensable pour enseigner », appelle pour réponse « des chaises (en nombre suffisant) » tout est dit…
Les craintes sont nombreuses et j’ai été particulièrement interpelée par les réponses des personnes inscrites en doctorat qui ne se sentent pas libres d’un point de vue pédagogique.
Certaines réponses donnent néanmoins de l’espoir, car elles témoignent d’une envie de changement, de réflexion de la majorité des personnes enseignantes. Des pratiques isolées extrêmement pertinentes et vivifiantes existent un peu partout. J’ai ainsi pu établir une liste d’environ 70 propositions d’exercices et d’activités proposées par les personnes répondantes ».
Sur le plan pédagogique, comment inscrire la transmission du Droit au-delà des cours, dans le temps long ?
« Je trouve fascinant les liens que nous pouvons créer avec les étudiants et étudiantes. Je suis agréablement surprise par le potentiel des réseaux sociaux pour construire et entretenir la relation apprenant-enseignant. Je poste des informations dans la continuité d’un cours achevé et je suis ravie de voir mes anciens étudiants et étudiantes commenter.
Dans un autre registre, j’ai pu mener cette année dans le cadre d’un cours de 20h un projet de création d’une pièce de théâtre avec les licences 3 de la faculté de droit de l’Institut catholique de Lille sur le campus d’Issy-les-Moulineaux. Nous étions cinq collègues à travailler pendant trois jours en continu sur des projets sur le handicap, l’identité, la succession et la justice restaurative. J’ai été absolument fascinée par la capacité de travail, d’engagement et de pertinence des étudiants et étudiantes. Nous les avons confrontés à des défis tant sur la forme que le fond avec également une contrainte temporelle et sincèrement, ils et elles furent plus qu’à la hauteur. Et, c’est exactement ce type d’interactions humaines que je souhaite entretenir en enseignant.
Une fois que la porte de la salle se ferme, il reste une estime mutuelle qui perdure et qui inscrit la transmission du droit dans le temps long d’une vie et non dans la brièveté d’un semestre universitaire ».