La doctrine de la séparation des autorités administratives et judiciaires [4] a muté au profit de la consolidation et de la construction d’un état de droit car, dans une certaine mesure, elle a participé à justifier la mise en place, de manière spécialisée, d’un « mécanisme juridictionnel de réflexivité » en concrétisant la soumission de l’État au droit. C’est à ce titre, que le pluralisme de notre organisation juridictionnelle, marqué par un dualisme des ordres juridictionnels, matérialise la mutation de ladite doctrine.
Aussi le Tribunal des conflits mérite-t-il encore [5] d’être institutionnellement affranchi de quelques hiatus qui le fragilisent même de façon virtuelle [6] ?
Le contentieux qui intéresse le Tribunal des conflits n’est pas relatif à
« l’annulation ou à la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle […] » [7].
Il n’est pas non plus relatif aux « […] matières réservées par nature à l’autorité judiciaire […] ». Le Tribunal des conflits est le juge du droit de la répartition des compétences. Il lui est réservé par nature l’apurement des incidents juridiques relatifs aux conflits d’attribution entre le juge judiciaire et le juge administratif. Il lui est réservé l’apurement des conflits d’attribution entre juge judiciaire, juge administratif et juge constitutionnel.
Compte tenu de la pesanteur constitutionnelle du principe dont il assure la juridicité, est-il plausible de concevoir le Tribunal des conflits comme une juridiction constitutionnelle ?
Le Tribunal des conflits : une juridiction constitutionnelle ?
La lecture de la décision n°86-224 DC du Conseil Constitutionnel en date du 24 janvier 1987, révèle qu’il peut être découvert le caractère constitutionnel de la compétence d’une juridiction en fonction de la permanence et de la stabilité de la politique judiciaire d’attribution de compétence. Dès lors, conformément à cette approche du juge constitutionnel, il est possible de considérer que le contentieux de l’annulation et de la réformation « des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique » sont de la compétence naturelle du juge administratif. Par ailleurs, cette décision constitutionnelle, à l’instar de la décision n°80-119 DC en date du 22 juillet 1980, extirpe à partir de l’ancienne loi du 24 mai 1872, de nombreux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République par lesquels ont valeur constitutionnelle le principe de séparation des autorités judiciaires et la répartition des compétences entre ces autorités.
Par conséquent, force est de constater qu’il y avait (avant la réforme de 2015) un bloc républicain de légalité [8] de la compétence du Tribunal des conflits. Nonobstant le fait que la politique judiciaire du Législateur républicain est dans la continuité d’un mouvement de juridictionnalisation entamé par l’ordonnance du 1er juin 1828, il y a une constance dans la volonté du Législateur républicain d’attribuer la gestion du contentieux des conflits d’attribution au Tribunal des conflits.
Au regard de cette tradition républicaine, il est juridiquement plausible de considérer que le Tribunal des conflits possède une réserve constitutionnelle [9] de compétence composée du contentieux du conflit positif (1848, 1872), du contentieux du conflit négatif (1848,1872) et du contentieux de la contrariété de décision (1932) de justice entre le juge judiciaire et le juge administratif. Le Tribunal des conflits est la seule juridiction en charge de la juridicité du dualisme des ordres juridictionnels et plus largement de la juridicité de la séparation des autorités judiciaires.
Le conflit positif est l’une des plus anciennes compétences du Tribunal des conflits, c’est la juridictionnalisation de ce conflit qui mène à la création du Tribunal des conflits. Dès lors, depuis 1872 [10], aucun autre juge ne s’est vu attribuée par le Législateur la compétence de statuer sur les conflits positifs.
Par ailleurs, aucun des trois autres juges [11] n’a contesté cette compétence. En outre, sous la Vème République, cette exclusivité de compétence du Tribunal des conflits avait été consolidée par le décret n°60-728 du 25 juillet 1960 qui avait institué une procédure de prévention de conflits négatifs [12].
Ce mécanisme procédural, à l’instar de celui de la gestion des contrariétés de décisions, conforte le rôle central et la spécificité de la compétence du Tribunal des conflits.
Le Tribunal des conflits : une juridiction inclassable ?
Il est indiscutable que le Tribunal des conflits ne peut être appréhendé comme un juge judiciaire, ni comme un juge administratif. Alors loin de se limiter à cette dichotomie, la juridiction des conflits d’attribution peut-elle être considérée comme un juge constitutionnel ?
Le Conseil constitutionnel est une juridiction d’apurement du contentieux constitutionnel dans la mesure où les articles 61 (contrôle a priori) et 61-1 (contrôle a posteriori) de la Constitution lui attribuent expressément la compétence de vérification de la conformité de la loi à la constitution. Le Tribunal des conflits ne détient pas d’habilitation expresse de la Constitution. En outre, il n’a pas pour objet l’apurement de la constitutionnalité de la loi. De ce point de vue, la juridiction des conflits d’attribution ne peut être considérée comme une juridiction constitutionnelle.
Monsieur Hauriou [13], considérait que le Tribunal des conflits devait être qualifié de juridiction constitutionnelle, car il a vocation à régler les incidents juridiques survenant à l’occasion des rapports entre deux pouvoirs publics. Bien que sa conclusion soit très séduisante, il semble difficile d’admettre que le Tribunal des conflits pourvoit à l’apurement des incidents juridiques nés entre deux pouvoirs publics dans la mesure où l’apurement de la répartition des compétences entre le juge judiciaire et le juge administratif ne semble pas devoir faire de lui un juge des conflits entre deux pouvoirs publics.
Le juge judiciaire et le juge administratif, sont tous deux juges. Dès lors il s’agit du même pouvoir public. Cependant, il est vrai qu’au sein du conflit positif, une autorité administrative déconcentrée a l’opportunité de solliciter un déclinatoire de compétence. Dès lors, dans ce conflit, l’autorité administrative déconcentrée n’est qu’un justiciable qui excipe, de manière particulière [14], l’incompétence du juge judiciaire au profit du juge administratif. Il n’y a donc pas, à proprement dit, d’incidents juridiques à régler entre deux pouvoirs publics.
Il ne semble pas que la seule vocation à régler un incident juridique relevant de la séparation des pouvoirs suffise à qualifier de constitutionnelle une juridiction, qui pourrait également être identifiée comme telle tant le juge judiciaire que le juge administratif qui eux aussi se trouvent face à l’apurement d’incidents juridiques relatifs aux rapports entre deux pouvoirs publics.
S’il faut rechercher une vocation constitutionnelle au Tribunal des conflits, elle ne semble pas devoir tenir uniquement en la seule intervention d’une autorité administrative déconcentrée. Le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle du dualisme des ordres juridictionnels [15] dont le Tribunal des conflits est l’indéniable gardien.
Cette consécration ajoutée aux données que révèle la décision n°86-224 DC (précitée), permet de confirmer la valeur constitutionnelle de la compétence du Tribunal des conflits.
En tout état de cause, il est indiscutablement départiteur des questions de compétence entre juge administratif et juge judiciaire en tant que Cour suprême d’un ordre juridictionnel atypique.