Certains des représentants du monde de la culture ont manifesté leur désaccord par rapport à cet arrêt de la Cour d’appel, allant jusqu’à le considérer comme une menace pour la liberté de création du metteur en scène.
De quoi ont-ils peur précisément ? Ils craignent a priori que le metteur en scène d’un opéra (ou d’un théâtre) ne puisse plus interpréter l’œuvre d’un auteur sans être censuré par cet auteur ou ses ayants droits pour dénaturation de l’œuvre originale. En un mot, qu’il ne soit plus autorisé à inscrire son empreinte personnelle sur l’œuvre originale.
Le cœur du présent contentieux portait donc sur la question du rapport entre d’une part le droit pour l’auteur au respect de son œuvre et d’autre part l’étendue de la liberté de création du metteur en scène interprétant la première œuvre.
Les reproches unanimes adressées à cette décision reposent premièrement sur les pouvoirs que les juges se sont arrogés pour donner leur interprétation littéraire de l’œuvre et deuxièmement sur la limite posée à la liberté de création du metteur en scène, lequel ne doit pas porter atteinte à l’intégrité de l’œuvre ou en dénaturer l’esprit.
Le contexte : l’histoire controversée d’une fin.
Il est impossible pour la compréhension du contentieux de faire l’économie de certains éléments factuels. Ainsi, il convient de préciser que l’œuvre les « Dialogues des Carmélites », a été rédigée en 1948 par le grand écrivain et fervent catholique, Georges Bernanos.
L’écrivain, dans toutes ses œuvres fait intervenir des thèmes religieux (voir par exemple le roman l’imposture). Les Dialogues des Carmélites content l’histoire de ces religieuses, condamnées par le Tribunal Révolutionnaire et guillotinées en 1794. Il s’agit d’un fait historique qui n’est pas discuté.
L’héroïne de l’œuvre s’appelle Blanche de la Force, à laquelle l’écrivain prête les idées issues de la théologie catholique telles que l’espérance et le martyr. L’auteur a construit l’œuvre autour des thèmes très bernanosiens de communion des saints et de transfert de la grâce.
Georges Bernanos et Francis Poulenc se sont entendus pour que ce dernier réalise une adaptation musicale de l’œuvre pour l’opéra. Cette adaptation est réputée pour sa fidélité au texte de Bernanos.
Dans la scène finale de l’œuvre de Bernanos aussi bien que dans celle du livret de l’opéra de Poulenc, les religieuses condamnées à mort montent à l’échafaud en chantant le Salve Regina puis le Veni Creator, le son du couperet de la guillotine accompagnant chacune des mises à mort.
Cette scène finale constitue l’étape essentielle de l’œuvre et c’est précisément à ce moment que les différents thèmes d’espérance, de martyr et de réversibilité des destins dans la mort prennent leur sens.
Nous arrivons à présent au nœud du problème. Un metteur en scène russe, Dimitri Tcherniakov, a présenté à Munich une mise en scène de l’opéra de Poulenc. Or, ce metteur en scène a apporté de nombreux changements à l’opéra d’origine et donc à l’œuvre de Bernanos.
Non seulement l’opéra de Tcherniakov prend place dans un monde contemporain (et non plus à l’époque de la Révolution française) mais encore, les chants y sont enregistrés et non plus chantés. De plus, dans cette mise en scène le son du couperet ne scande plus chaque disparition des religieuses, comme c’était le cas chez Poulenc, mais accompagne désormais chacun des sauvetages des religieuses par Blanche de la Force.
En effet, dans l’interprétation qu’en donne Tcherniakov, Blanche de la Force sauve de l’asphyxie les autres sœurs qui s’étaient enfermées dans une cabane contenant des bonbonnes de gaz, avant de trouver elle-même la mort dans l’explosion de la cabane.
En désaccord avec cette scène finale qui modifie profondément l’histoire, les ayants droits de G. Bernanos et de F. Poulenc ont assigné sur le fondement de l’article L. 121-1 du CPI le metteur en scène, l’opéra le Land de Bavière ainsi que les sociétés françaises Bel Air et Mezzo qui avaient réalisé un enregistrement sur DVD de l’opéra, pour dénaturation de l’esprit de l’œuvre.
Concrètement, ils reprochent à cette dernière scène de l’opéra de Tcherniakov d’avoir radicalement transformé la fin de l’œuvre préexistante. Cette scène constitue selon les ayants droits une tentative de suicide collectif puis un suicide individuel, celui de Blanche de la Force. Or l’œuvre de Bernanos, selon ces derniers, est étrangère aux idées de suicide et respecte les idées de la théologie catholique telles que l’espérance et le martyr.
Sens de la décision de la cour : limitation de la liberté de création du metteur en scène.
La présente décision vient infirmer un jugement du TGI de Paris en date du 13 mars 2014 qui avait débouté les ayants droits de l’œuvre de G. Bernanos.
Le TGI qui s’était livré à une véritable étude littéraire de l’œuvre, comme le fera également la cour bien qu’elle s’en prévienne, n’avait retenu aucune dénaturation de l’œuvre, tous les thèmes chers à l’auteur de l’œuvre ayant été respectés dans la mise en scène contestée, y compris dans la scène finale du suicide collectif.
La Cour d’appel de Paris pose préalablement le principe selon lequel « si une certaine liberté peut être reconnue au metteur en scène dans l’accomplissement de sa mission, cette liberté a pour limite le droit moral de l’auteur au respect de son œuvre, dans son intégrité et dans son esprit ». Elle en conclut que la mise en scène de la scène finale par D. Tcherniakov, « loin de se borner à une interprétation des œuvres originales, les modifie dans une étape essentielle qui leur donne toute leur signification, et, partant en dénature l’esprit ».
Le juge, le droit et la littérature.
En arrière fond de la question juridique du rapport entre la protection du droit moral de l’auteur et de la liberté de création du metteur en scène, se jouait, de manière moins apparente, celle du rôle du juge dans l’analyse de l’œuvre elle-même afin d’en dégager l’esprit. En clair, appartient-il au juge de faire ressortir l’esprit de l’œuvre ?
La mission du juge est selon les termes de l’article L.121-1 du CPI de garantir à l’auteur son droit moral sur l’œuvre. Pour ce faire, le juge examine si l’œuvre dérivée (mise en scène, adaptation ou autres) ne comporte pas de dénaturation matérielle de l’œuvre originale, c’est-à-dire que son intégrité a bien été respectée par l’œuvre dérivée.
Or, pour protéger efficacement le droit moral de l’auteur il ne suffit pas de s’assurer de ce que l’œuvre originelle ne soit pas altérée dans sa matérialité, il convient encore de vérifier que sa substance et son esprit ne sont pas violés par l’œuvre dérivée. L’oscillation entre l’examen de l’altération matérielle et celui du respect de l’esprit de l’œuvre s’impose pour ainsi dire au juge.
La jurisprudence fait constamment usage de ces deux aspects de la protection du droit moral de l’auteur sur son œuvre : respect de l’intégrité et de l’esprit de l’œuvre.
Le rôle du juge est simplifié en présence d’altérations matérielles à l’œuvre préexistante, lesquelles suffisent à démonter l’existence d’une atteinte au droit de l’auteur. Ainsi, une décision a pu considérer que « les graves altérations de l’œuvre originelle, à tout le moins en ce qui concerne le changement opéré de la fin » constituent une atteinte au droit moral de l’auteur (CA de Paris, 27 septembre 1996, Centre culturel Aragon Triolet c/Instant Théâtre).
Si en cas de mutilation de l’œuvre il n’y a pas d’hésitation à avoir, les choses se compliquent en revanche lorsque le reproche de dénaturation ou de trahison porte sur l’esprit de l’œuvre.
Dans quels cas peut-on considérer qu’il y a trahison de l’esprit de l’œuvre originelle ? Sur quoi le juge peut-il s’appuyer pour décider que dans telles circonstances l’œuvre dérivée s’écarte de l’esprit de l’œuvre préexistante, telle que l’auteur a voulu qu’elle fût ?
Dans la présente affaire, le TGI puis la Cour d’appel de Paris se rejoignent pour dire que la fin de l’histoire de l’opéra de Tcherniakov, le conflit ayant pour unique cause cette fin controversée, respecte les thèmes de l’espérance, du martyr etc...composantes essentielles dans l’œuvre préexistante.
Cependant, pour les juges d’appel, si les thèmes de la religion catholique sont respectés comme dans l’œuvre première, ils n’ont en revanche plus de signification dans le cadre d’une fin de l’histoire telle qu’interprétée par Tcherniakov. Les thèmes de l’espérance et du transfert de la grâce chers à Bernanos et à Poulenc n’ont plus de sens dans une mise en scène finale où l’idée de suicide collectif est présumée.
C’est cette interprétation de l’œuvre par les juges, considérée quelque peu comme dogmatique, qui a inquiété le milieu artistique. Il n’appartenait pas en effet au juge, selon certaines voix du monde culturel, de déterminer en l’espèce ce qu’était l’esprit de l’œuvre de Bernanos. C’est une affaire de sensibilité littéraire et artistique qui dépasse le rôle du juge.
Qu’en est-il de la liberté de création du metteur en scène ?
Les juges ont considéré en l’espèce que le metteur en scène avait dénaturé l’esprit de l’œuvre en raison d’une scène finale en totale contradiction avec les composantes chrétiennes de l’œuvre de Bernanos. La Cour rappelle que l’éventuel droit moral du metteur en scène trouve sa limite dans le droit moral de l’auteur au respect de son œuvre, dans son intégrité et dans son esprit.
Le metteur en scène aurait donc franchi cette limite, au-delà de laquelle, l’esprit de l’œuvre est dénaturé. L’utilisation du mot « limite » ne signifie nullement que le metteur en scène soit empêché d’effectuer tout apport nouveau à l’œuvre première. Car s’il en était autrement, comment pourrait-il prétendre lui-même à la protection de son œuvre dérivée ?
Son œuvre n’est protégeable en effet qu’à la condition d’être originale par rapport à l’œuvre de l’auteur, sans en trahir toutefois l’esprit. Voilà toute la difficulté : respecter l’esprit de l’œuvre préexistante et dans le même temps, faire œuvre d’originalité dans la mise en scène, condition de la protection par le droit d’auteur.
La difficulté est réelle pour le juge : il doit veiller à ce que le metteur en scène reste fidèle à l’œuvre principale et parallèlement, faire en sorte qu’il « jouisse d’une liberté certaine pour accomplir sa mission » afin que son œuvre porte l’empreinte de sa personnalité et traduise une démarche qui lui est propre.
Il y a là un équilibre à trouver, ce qui a d’ailleurs conduit un auteur à l’observation suivante : il n’y a pas de hiérarchie mais une égalité entre les deux œuvres, celle de l’auteur et celle du metteur en scène, chacun devant respecter l’œuvre de l’autre (B. Edelman, Recueil Dalloz 1997 p.357, le droit moral du metteur en scène de théâtre).
La jurisprudence dans son ensemble est favorable à cette liberté de création du metteur en scène. Ainsi, une décision a pu considérer que l’apport de personnages nouveaux dans l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Saint-Exupéry « Le petit prince » ne portait pas atteinte à l’intégrité de l’œuvre ni à son esprit (1ere Chambre civile 12 juin 2001, n° 1009 FS-P, de Giraud d’Agay c/ Sté Alpha Film).
Très récemment, la Cour de cassation a rendu une décision très intéressante concernant le conflit qui peut exister entre le droit d’auteur et la liberté d’expression artistique (1ère Chambre civile, 15 mai 2015 Peter Y c/Alix X n °13-27391).
Dans cette affaire, dont la comparaison avec l’affaire des « Dialogues des Carmélites » pourrait être instructive, un photographe reprochait à un peintre l’utilisation sans autorisation de ses photographies. L’un revendiquait son droit d’auteur l’autre sa liberté d’expression artistique. La Cour d’appel se prononça en faveur de la protection du droit d’auteur, mais sans s’en expliquer précisément.
La Cour de cassation censura les juges d’appel sur le fondement de l’article 10¬ §2 de Conv. EDH pour n’avoir pas recherché un juste équilibre entre les droits fondamentaux en présence. Les juges d’appel s’étaient en effet prononcés de manière générale sans examiner réellement le rapport entre les droits fondamentaux en présence.
Dans l’affaire des « Dialogues des Carmélites », il n’était pas vraiment question d’un conflit droit d’auteur versus droit d’expression mais il avait néanmoins été soutenu une atteinte à la liberté de création et de communication. La liberté de création du metteur en scène peut-elle être assimilée à une liberté d’expression artistique ? Auquel cas, il pourrait y avoir matière à faire jouer l’article 10 §2 de Conv. EDH lors d’un éventuel pourvoi en cassation.