Droit moral de l’auteur sur son œuvre.

Par Bouziane Behillil, Avocat et Ina Blandin, Etudiante.

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Explorer : # droit moral de l'auteur # responsabilité des communes # intégrité de l'œuvre # propriété intellectuelle

Une commune qui laisse visible une œuvre dégradée sans apporter une restauration participe-t-elle à l’atteinte du droit moral de l’auteur sur son œuvre ? L’œuvre sculpturale de Guy Ferrer, située dans le parc François-Mitterrand entre Clichy, Saint-Ouen et le 17ᵉ arrondissement, subi des dommages importants, notamment en 2016 avec le vol d’une partie de l’œuvre et la dégradation flagrante des sculptures composant la création artistique.
L’artiste, ayant convenu de façon conventionnelle la tenue de l’entretien par la commune de Saint-Ouen, demande à ce juste titre la restauration et l’indemnisation de son préjudice moral. La commune de Saint-Ouen est alors jugée responsable dans un arrêt rendu le 12 février 2021 [1] par la Cour d’appel de Paris de l’atteinte au droit moral de l’auteur et au respect de l’intégrité de l’œuvre, au motif que laisser « visible l’œuvre dégradée sans y apporter restauration […] a participé à l’atteinte du droit moral de l’auteur sur son œuvre et doit réparation ».

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Ainsi, bien que la commune ne soit pas l’auteure directe des vols ni des dégradations constatées, la sculpture reste sous sa garde et sa responsabilité. Par cette décision jurisprudentielle se pose alors la question de savoir si une commune peut être responsable de plein droit d’une dégradation sur une œuvre placée dans un lieu public, quand bien même aucun accord contractuel n’est passé entre les parties.

L’œuvre d’art, portant directement l’empreinte de la personnalité de son auteur, est l’objet d’une protection accentuée par rapport au régime de droit commun. L’article L121-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose que l’auteur « jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre », et ce droit est « perpétuel, inaliénable et imprescriptible ».

Cet article est mis d’une certaine façon en confrontation face au droit de propriété, décrit à l’article 544 du Code civil en ces termes :

« La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».

En outre, même lorsqu’un cadre contractuel est établi entre le propriétaire d’une œuvre et son auteur, ce dernier reste titulaire de droits moraux, le contrat ne pouvant en aucun cas admettre une dérogation au droit de propriété intellectuelle dont dispose cet auteur. Par conséquent, toute collectivité procédant à une acquisition d’une œuvre se doit de respecter ces droits moraux. Le juge a l’obligation alors de trouver un juste équilibre entre les prérogatives du propriétaire et celles de l’auteur, ce qui peut parfois s’avérer complexe.

Pour ce qui est des prérogatives propres à l’artiste, nous recensons le droit de retrait et de repentir, le droit de paternité, ou encore celui qui nous intéresse dans cette analyse : le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre. Autrement dit, le propriétaire du support matériel d’une œuvre d’art a l’obligation de la conserver « en l’état ». Afin de caractériser une atteinte à ce droit au respect de l’intégrité d’une œuvre, il est nécessaire de réunir deux conditions.

En premier lieu, l’atteinte doit être objective, autrement dit le contenu protégé doit avoir été altéré matériellement ou changé sans prendre en compte le consentement de l’auteur de l’œuvre.

En second lieu, l’atteinte se doit d’être subjective, en d’autres termes, elle ne doit pas être fidèle à l’esprit de l’œuvre. Plusieurs jurisprudences illustrent ces prérogatives destinées à l’auteur, comme celle du tribunal de grande instance portant sur la condamnation de Béziers en juin 2019 du fait d’une reprise non-autorisée d’un parcours de fresque urbaine. De même pour la commune d’Hayange condamnée par le Tribunal de grande instance de Nancy [2] en raison d’une dégradation de façon temporaire par la commune d’une œuvre insérée dans l’espace public communal.

Dans le cas où une œuvre serait placée en permanence dans un espace public, au sein d’un lieu communal, ces dernières sont plus facilement sujettes à des dégradations non consenties par l’auteur, donnant lieu à des litiges entre l’artiste et la commune propriétaire de l’œuvre. C’est dans cette situation que se pose la question de savoir l’étendue de la responsabilité de la personne détenant le titre de propriété sur cette œuvre, qui n’a pas répondu à son devoir de sauvegarder l’intégrité du bien.

La jurisprudence sur ce point est parfois divisée en fonction du contexte et des mesures prises par la commune. La Cour de cassation [3] dans une décision datant de 1965, soutient l’idée que

« le droit moral qui appartient à l’auteur d’une œuvre artistique donne à celui-ci la faculté de veiller, après sa divulgation au public, à ce que son œuvre ne soit pas dénaturée ou mutilée ».

En ce sens, une décision de 1936 [4] du Conseil d’Etat affirme qu’une atteinte au droit moral est caractérisée, car en l’espèce, le fait qu’une commune laisse sans protection suffisante et dans un état de complet abandon une fontaine publique ayant subi des dégradations et une démolition constitue une atteinte au droit moral de son l’auteur. De même, le fait qu’une sculpture exposée dans une église subisse des dommages graves en raison du caractère diffamatoire prôné par les fidèles suffit à caractériser une atteinte au droit de l’artiste de la part de la commune. Le préjudice relevé dans ces arrêts est d’autant plus grand étant donné que les œuvres détenues par les communes sont pour la plupart exposées au public.

Un autre arrêt de 1976 [5] provenant du Tribunal administratif de Grenoble refuse toutefois de constater une atteinte au droit moral de l’auteur pour son œuvre qui a subi des dégradations naturelles, venant ainsi tempérer la décision précédemment évoquée du Conseil d’Etat. Cette décision démontre que le propriétaire n’est pas tenu au respect d’une intangibilité absolue de l’œuvre face aux dégradations que celle-ci peut subir. Par ailleurs, dans l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon du 20 juillet 2006 [6], une personne publique disposant du titre de propriété sur une œuvre d’art peut procéder à des modifications sur celle-ci lorsqu’elles

« sont rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique, légitimés par les nécessités du service public et notamment la destination de l’œuvre ou de l’édifice ou son adaptation à des besoins nouveaux ».

En ce sens, l’arrêt du Tribunal de grande instance de Paris, le 24 juin 1992, affirme qu’il ne peut être constitué une atteinte au droit moral de l’auteur d’une œuvre quand

« la destruction sans autorisation d’une sculpture s’intégrant dans un ensemble immobilier, fonctionnel et décoratif, destiné à un site particulier dès lors que le propriétaire a été contraint de modifier l’œuvre en raison d’un projet concernant l’immeuble tout entier, les conditions d’implantation de l’œuvre disparaissant par suite d’une modification du site et qu’il n’a pu identifier l’auteur de l’œuvre afin de rechercher avec lui les solutions qui, dans les meilleures conditions possibles, auraient pu préserver les éléments de l’œuvre ».

Nous remarquons ainsi que certaines limites sont apportées concernant le droit moral de l’auteur dans l’objectif d’une recherche d’équilibre entre les prérogatives du droit d’auteur et celles du droit lié à la propriété.

En définitive, la commune, au regard du droit de la propriété intellectuelle, peut être tenue responsable des dégradations subies par l’œuvre au motif qu’elle se doit de respecter l’intégrité de l’œuvre et par conséquent réparer les dégâts commis sur cette dernière, bien qu’elle n’en soit pas responsable directement.

En outre, le juge a le devoir de trouver, en cas de contentieux, un juste équilibre entre les droits de ces deux acteurs, tout en prenant en compte l’ordre public dans l’équation. Une commune ne peut ainsi en principe se dédouaner de ses obligations d’entretien et de restauration afférant à une œuvre d’art dont elle est propriétaire sur un domaine public.

Bouziane Behillil, Avocat au Barreau de Paris Cambaceres Avocat,
et Ina Blandin, étudiante
paris chez cambaceres-avocat.com

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Notes de l'article:

[1Cour d’appel de Paris, 12 février 2021, n° RG 19/22595 - n° Portalis 35L7-V-B7D-CBEQL.

[2Tribunal de grande instance de Nancy, 6 décembre 2019, n° 15/00699.

[3Cour de Cass. 1e civ. 6 juillet 1965.

[4CE, 3 avril 1936, Sudre.

[5TA Grenoble, 18 février 1976.

[6Cour administrative d’appel de Lyon, 4ᵉ chambre - formation à 3, du 20 juillet 2006, 02LY02163.

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