Avocats : l’urgence d’une spécialité en littérature.

Loïc Tertrais, Avocat,
Barreau de Rennes
Cabinet AVOXA
https://www.avoxa.fr/avoxa/loic-tertrais/

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L’avocat n’est pas captif de la technique juridique et de ses algorithmes. Il inscrit le droit dans la situation large et parfois complexe de son client. Comment cultiver cette liberté d’appréciation ? Par la littérature. Un livre de chevet devient aussi important qu’un code.

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Animalisation progressive de l’esprit et de la vie humaine.

Avocat spécialiste en réparation de dommage corporel et en droit des assurances. Ce double sésame développé régulièrement par mon exercice professionnel et des formations devrait me donner toutes les qualités nécessaires pour exercer ma profession. La lecture d’un philosophe m’a vite ramené à la limite de mes spécialités.

« Et si nous nous rappelons que l’animal est un spécialiste, et un spécialiste parfait, tout son pouvoir de connaître étant fixé sur une certaine tâche particulière à exécuter, nous devrons conclure qu’un programme d’éducation qui ne viserait qu’à former des spécialistes toujours plus parfaits en des domaines toujours plus spécialisés, et incapables de porter un jugement sur n’importe quelle matière située au-delà du champ de leur compétence spécialisée, conduirait à vrai dire à une animalisation progressive de l’esprit et de la vie humaine » [1].

Avais-je besoin de cette lecture pour admettre que mes spécialités, qui me confèrent une expertise juridique acérée, ne constituent qu’un socle technique qui doit nécessairement être manié avec conscience, honneur, loyauté, courtoisie, diligence, délicatesse, dévouement, prudence et humanité [2] ?

Les humanités, il s’agit bien de cela. Si l’urgence n’était pas simplement de lire régulièrement un livre pour livrer un droit au plus proche des préoccupations de mes clients ? Si l’urgence n’était pas de me spécialiser en littérature, de prendre l’engament de lire un nombre minimum d’ouvrages cette année ?

Certains confrères ne jurent que par l’intelligence artificielle. L’outil est performant et très utile, mais l’IA doit rester un outil. L’avocat doit garder sa liberté sur la technique. Sinon, il en devient esclave.
Georges Bernanos avait déjà alerté sur les risques de ne s’en remettre qu’à des systèmes : « L’homme moderne adore les systèmes, parce qu’ils le dispensent du risque quotidien de juger. Le système juge pour lui » [3].

Une civilisation de techniciens prétentieuse et subalterne.

Comme le suggère également Georges Bernanos, il est déterminant que l’avocat, ne cultive pas uniquement son côté technicien du droit, mais développe un esprit critique, une vue d’ensemble et cette possibilité de recul constant sur les situations que la seule consultation des algorithmes ne peut donner. « Une grande civilisation est celle qui compte le plus d’hommes capables de juger, c’est-à-dire d’avoir des vues d’ensemble, car ils forment l’opinion, ils la clarifient, l’assainissent, l’ouvrent aux grands courants de la pensée. Auprès de ces gens-là, les techniciens et les experts ne sont que des manœuvres, des subalternes. Une civilisation de techniciens est une civilisation prétentieuse et subalterne » [4].

Comment l’avocat peut-il garder cette vision large, ce quant à soi nécessaire ? Par la littérature.

De là à dire que la lecture est une urgence, il y a un pas à franchir. C’est chose faite désormais., Le lanceur d’alerte vient d’où on ne l’attendait pas. Du Vatican. Dans une lettre sur le rôle de la littérature dans la formation, le pape François rappelle la nécessité de la littérature dans la formation la littérature [5].

J’en retiens deux.

Une dimension supérieure, assez impossible à dire.

Première nécessité : éviter de faire de la loi un absolu aride, totalitaire et inhumain : « En ouvrant au lecteur une large vision de la richesse et de la misère de l’expérience humaine, la littérature éduque son regard à la lenteur de la compréhension, à l’humilité de la non-simplification, à la mansuétude de ne pas prétendre maîtriser la réalité et la condition humaine par le jugement. Le jugement est certes nécessaire, mais il ne faut jamais oublier sa portée limitée : jamais, en effet, le jugement ne doit se traduire par une condamnation à mort, par un effacement, par une suppression de l’humanité au profit d’une aride totalisation de la loi ».

Deuxième nécessité : prendre du recul, voir large, quitter l’efficacité et éviter les raisonnements simplistes : « Notre vision ordinaire du monde est comme “réduite” et limitée à cause de la pression qu’exercent sur nous les objectifs opérationnels et immédiats de notre agir. (…) Autrement le risque devient celui de tomber dans une efficacité qui banalise le discernement, appauvrit la sensibilité et réduit la complexité. Il est donc nécessaire et urgent de contrebalancer cette accélération et cette simplification inévitables de notre vie quotidienne en apprenant à prendre de la distance par rapport à l’immédiat, à ralentir, à contempler et à écouter. Cela peut se produire lorsqu’une personne s’arrête librement pour lire un livre ».

On pourrait développer à l’infini les arguments en faveur d’une lecture régulière de romans ou d’essais.
J’aurais recours en dernier lieu à un argument d’autorité. La parole d’un avocat de l’Académie Française : « En lisant des romans sans discontinuer, je me suis forgé dans l’enfance une représentation plus juste de ce qui m’attendait que si j’avais pu accéder à l’univers sérieux des traités de sociologie ou d’histoire ; plus juste en ceci que ce que la littérature comportait d’enthousiasmant, comme de désespérant, revêtait une dimension supérieure, assez impossible à dire » [6].

Ipse dixit.

Loïc Tertrais, Avocat,
Barreau de Rennes
Cabinet AVOXA
https://www.avoxa.fr/avoxa/loic-tertrais/

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Notes de l'article:

[1Jacques Maritain- Pour une philosophie de l’éducation.

[2Extrait du règlement national des avocats : « L’avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Il respecte en outre, dans cet exercice, les principes d’honneur, de loyauté, d’égalité et de non-discrimination, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie. Il fait preuve, à l’égard de ses clients, de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence ».

[3Georges Bernanos – Le chemin de la Croix de Ames

[4Georges Bernanos – Le chemin de la Croix de Ames

[5Pape François – Lettre du 4 août 2024 sur le rôle de la littérature dans la formation.

[6François Sureau - S’en aller.

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Discussion en cours :

  • par HOUSSAY , Le 19 mars à 11:55

    Merci pour cet article qui remet en évidence l’importance de lire et de savoir communiquer par l’écrit. Je suis écrivain public depuis 14 ans avec LA PLUME ALERTE et ne cesse de prôner l’importance de prendre du recul dans notre communication, de réfléchir pour mieux communiquer : si nous avons deux oreilles et une bouche c’est pour écouter deux fois plus que parler. Le fait de lire nous oblige à réfléchir pour mieux communique ensuite.

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