Article initialement paru dans le Numéro 106 du Journal du Village de la Justice intitulé "IA au service des avocats : les enjeux de demain". Accessible en intégralité ici.
Journal du Village de la Justice : Comment le CNB accompagne concrètement les avocats dans le déploiement de l’IA ?
François Girault : Il y a une vraie volonté politique du CNB et de sa présidente, Julie Couturier, d’accompagner les avocats au niveau national. C’est un énorme chantier avec
des sujets transverses qui vont de problématiques technologiques à la formation évidemment, en passant par la prospective. Notre objectif est d’anticiper les impacts sur les cabinets, leur structuration et les modes de fonctionnement. Nous avons donc organisé un groupe de travail dédié à l’IA, réunissant de nombreux présidents de commissions, sous la coordination d’Hélène Laudic-Baron, vice-présidente élue du Conseil national des barreaux.
Nous avons réalisé, sur la première partie de l’année 2024, un énorme travail de recherche et d’audition de l’ensemble des acteurs de l’écosystème. Le groupe de travail a abouti à la publication en septembre 2024 d’un rapport et d’un guide pratique accessible à tous.
Ce guide est une première brique pour accompagner nos consœurs et nos confrères sur un axe de sensibilisation à l’IA. Il répond à la question « qu’est-ce que l’IA ? », il pose le fait que ce n’est pas une menace et que demain tous les avocats devront l’utiliser mais qu’il faut bien l’utiliser.
La deuxième brique, c’est d’aider encore davantage nos consœurs et nos confrères dans le choix des outils, leur utilisation et une réflexion sur les cas d’usage.
Nous avons une volonté d’être aux côtés des avocats individuellement dans leurs cabinets mais aussi auprès des ordres. En effet, si le barreau de Paris a déployé une offre à destination d’une partie des confrères du barreau, ce qui est une initiative qui doit être saluée, tous les barreaux ne peuvent pas se permettre une telle dépense pour proposer une offre similaire.
Si nous sommes tous d’accord pour dire que l’IA va impacter l’ensemble de la profession, la réalité c’est qu’elle ne va pas nous toucher de la même façon selon nos secteurs d’activités, le public adressé ou même la structure interne du cabinet. Nous avons la chance d’être une profession protéiforme et au CNB, nous représentons les 164 barreaux et les 76 000 confrères, qu’ils fassent du droit des affaires ou du droit de la famille et qu’ils exercent à Paris ou en Outre-mer, et c’est pourquoi nous réfléchissons à l’impact de l’IA sur la profession dans sa globalité et sur la justice en général. C’est aussi pour cela qu’il est indispensable que le CNB travaille main dans la main avec le ministère
de la Justice.
JVJ : Comme c’est le cas pour tous les nouveaux sujets, la formation est essentielle. Comment le CNB intervient-il à ce niveau-là ?
F.G : La formation est au cœur de l’action menée notamment par Paule Aboudaram, la présidente de la Commission Formation, et son équipe. En ce moment un travail colossal de recensement a lieu auprès de toutes les écoles d’avocats, afin de dresser un panorama complet des actions et des initiatives de formation liées à l’IA, comme le partenariat entre l’HEDAC (Versailles) et
l’Université de Paris-Saclay. Et je sais qu’à Montpellier (l’EDACS) et à l’EFB (Paris ils ont aussi mis en place des projets très intéressants
Le but de ce recensement est double. Au regard de la formation initiale, le but est d’avoir un socle commun harmonisé au niveau national. Et pour ce qui est de la formation continue, il va nous permettre de faire les bonnes préconisations aux ordres, puisque les écoles d’avocats assurent aussi cette partie-là pour les ordres avec l’aide du CNB. L’essentiel étant que nos confrères
aient une offre de formation qui corresponde à leurs besoins en termes d’IA.
JVJ : Faisons donc un peu de prospective pour imaginer comment l’IA va transformer la profession.
En premier lieu, l’IA va nous permettre un gain de temps et une productivité améliorée. Si je prends mon exemple, quand je suis arrivé il y a 10-12 ans en cabinet, on m’expliquait qu’avant, tout était fait à la machine à écrire et que l’ordinateur, Word et Internet étaient une grande révolution ! Cela va être la même chose avec l’IA. Je pense notamment aux outils de recherche proposés
par les éditeurs ou les legaltech dédiées, branchées sur l’Open data qui nous permettent de gagner beaucoup de temps.
Par ricochet, l’IA aura aussi un impact sur la structuration des cabinets. On sait qu’historiquement les cabinets sont structurés avec des Managing, des associés, des Of Counsels, des collaborateurs et des stagiaires. Les
stagiaires ont généralement la charge de ce travail de recherche, sous la supervision des collaborateurs, alors est-ce que le fait d’avoir ces outils d’IA, ne va pas « tuer » le travail des stagiaires ? Je pense au contraire que leur travail va être valorisé parce qu’ils vont pouvoir se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée. Et notre rôle d’associés sera de les former, les mettre
en garde et leur rappeler que l’IA n’est qu’algorithmes et statistiques et que la vraie valeur du juriste repose sur son travail d’analyse et de vérification.
La plupart des cabinets fonctionnent avec une logique de production réalisée par les collaborateurs et les stagiaires, avec une stratégie, une restitution et une coordination assurées par les associés. Demain nous allons peut-être
passer de cette formation pyramidale à un travail d’équipe avec une organisation en gestion de projet.
L’IA va nous faire gagner du temps sur la production mais la réalité c’est qu’il y aura toujours un travail de vérification, de coordination. L’avocat aura toujours besoin d’assurer la stratégie et il aura toujours ce rôle clé d’explication au
client. Les choses ne seront d’ailleurs pas les mêmes selon la typologie de clients. Par exemple, mes clients sont principalement des chefs d’entreprises de TPE/PME qui n’ont pas forcément de services juridiques. Ils ont besoin
d’un avocat qui leur donne une stratégie en leur expliquant les tenants et les aboutissants.
L’arrivée de l’IA ne va pas tellement impacter ces relations-là. Au contraire, comme nous l’avons évoqué à Transfodroit [1], certains confrères devront faire face à des directions juridiques également équipées d’outils d’intelligence artificielle, ce qui risque de leur faire perdre certaines missions. Mais en contrepartie, les avocats vont gagner en productivité, être encore plus efficaces et encore plus réactifs vis-à-vis de leurs clients.
JVJ : Le gain de productivité entraîne chez certains avocats une crainte liée au mode de facturation au taux horaire. Comment contourner ce problème ?
F.G : Finalement, on en revient encore à cette question de l’évolution de la machine à écrire vers Internet dont nous parlions tout à l’heure. À l’époque, les confrères facturaient des recherches bibliothécaires, aujourd’hui, nous avons
les éditeurs qui nous ont permis de gagner énormément de temps, et donc la facturation a aussi évolué.`
Je pense aussi, à titre personnel, que nous devons sortir de cette logique de tarification horaire qui n’est plus toujours justifiée et c’est pour cela que dans mon cabinet, nous essayons, dans la mesure du possible, de proposer du forfait.
D’un autre côté, il est évident que s’équiper en outils tech a un coût — certains cabinets ont d’ailleurs opté pour la revente de licence par exemple pour l’amortir — et c’est un vrai sujet. De nouveaux modèles de facturations vont
émerger, les politiques de pricing vont évoluer. Et c’est d’ailleurs une réflexion que nous avons mené avec la Commission Prospective dans le cadre du groupe de travail IA du CNB. Nous nous sommes penchés sur les nouveaux modèles économiques des cabinets, sur les nouvelles structurations des cabinets, en lien notamment avec la Commission Collaboration.
Ces sujets sont en effet intimement liés parce que les modalités de financement à l’égard du client vont impacter les modalités de rétrocession en interne, et elles vont donc forcément avoir une répercussion sur les modèles économiques des cabinets. On revient d’ailleurs à cette logique de changement d’une structure pyramidale à la gestion d’équipe en mode projet, y compris pour la facturation.
Les avocats sont, et resteront, des prestataires de service du droit et à ce titre-là notre objectif est d’accompagner nos clients et de nous adapter à leurs besoins et à leurs pratiques.