L’œil de la Rédac’
Le rapport AI is law s’inscrit dans un contexte, nous semble-t-il, plus global que celui de la seule intelligence artificielle : celui de l’attachement au Droit, versus un modèle de dérégulation que certains prônent. Face à cela, les acteurs du droit réagissent et rappellent qu’innovation et régulation ne sont pas antinomiques, mais complémentaires (et on repense là notamment au RGPD, qui s’est illustré sur ce point).
« Le droit codé et intelligible n’est pas un frein à l’innovation, mais un outil puissant de souveraineté, de compétitivité, et de passage à l’échelle dans l’ère de l’intelligence artificielle. » nous dit Simon Bernard, qui inscrit cette réflexion dans un cadre européen, puisque « Le droit est peut-être, au fond, la véritable langue commune de l’Europe, mais ne nous dédouane pas d’agir au niveau français. On retiendra à ce titre la recommandation n° 3 (parmi les 5 concluant le rapport) : Favoriser dans un premier temps au niveau français l’initiative du Legal Data Space qui rassemble déjà un grand nombre d’acteurs de la filière du droit.
L’interview.
Village de la Justice : puisqu’un tel rapport suscite une réflexion sur l’avenir, qu’est-ce que la thèse que vous y défendez implique en matière de compétences ou de formations initiales ?
Simon Bernard : "Churchill a un jour dit « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur ». Lorsque tout est remis en question, l’Histoire est cette racine qui permet de comprendre où les choses peuvent aller et comment accompagner le changement dans l’intérêt général. L’université de droit, en France, a cette culture indispensable et qui ne doit faire l’objet d’aucune concession.
Il nous faut, ensuite, peut-être davantage de contact au réel, ce que peuvent mieux faire les écoles de commerce ou Sciences-po, par exemple. Car dans un monde aussi incertain et complexe, l’approche par le réel est toujours plus indispensable."
V.J : Est-ce que cela demande des compétences nouvelles à acquérir actuellement en formation continue ou, plus tard, pour les générations futures ?
S.B : "Pour que le droit devienne un levier de l’innovation, le rapport propose par exemple de faire du code – entendu comme le langage informatique – la 25ᵉ langue de l’Union européenne. C’est-à-dire que chaque texte de droit doit pouvoir être traduit dans le langage informatique, dans la suite de travaux déjà en cours en Europe. Ce n’est évidemment pas sans conséquence !
- S. Bernard
L’architecture du droit que nous proposons, inspirée des couches du numérique, est une illustration de ces compétences croisées que le juriste va devoir acquérir pour peser. L’IA démultiplie encore la puissance du code et du langage informatique. Cela rend sa compréhension indispensable.
Les problématiques que pose l’IA générative en matière de propriété intellectuelle sont une illustration très concrète de cette nécessité. Sans comprendre le fonctionnement d’une IA, le juriste fait rapidement fausse route dans son analyse.
Il faut donc ce subtil mélange entre une culture juridique forte, une compréhension large des mécanismes des nouveaux outils, et une capacité d’appréhension politique des enjeux."
V.J : Vous êtes avocat. Sur cette profession en particulier, qu’est-ce que cela implique sur la formation ? Est-ce que cela aura un impact sur les futurs cabinets ?
S.B : "Les avocats et leurs représentants pensent déjà largement « demain » en termes d’outils, avec une ouverture large des Barreaux à l’intelligence artificielle, notamment.
Ce que tend à démontrer le rapport, c’est qu’il faut désormais penser le rôle même du droit et de l’avocat, presque leur raison d’être.
D’abord pour que le droit ne soit plus vu comme une unique contrainte mais devienne un réel atout. Nous relevons pour cela trois conditions que le droit doit réunir :
faciliter le passage à l’échelle (c’est-à-dire la capacité à déployer la solution plus largement) grâce à la normalisation ;
accélérer l’acceptabilité ;
être activable pour devenir un levier d’acquisition de marché.
Ensuite, pour que les acteurs du droit puissent accompagner le développement de l’IA, et ainsi peser sur les grands choix de société auxquels elle conduit : en matière d’éthique, de durabilité, de souveraineté.
Les mutations ne nécessitent pas nécessairement de changement dans la structure (au sens juridique du terme) des cabinets, mais cela peut passer par des partenariats extérieurs, et c’est certainement le plus efficace.
S’agissant de la structure des cabinets, la question est dans les faits davantage celle de l’offre de services que du besoin.
Les propositions du rapport conduisent à imaginer assez facilement des collaborations fructueuses entre les juristes capables de coder le droit et les avocats, par exemple, ou un développement plus resserré des liens entre les legal tech et les cabinets d’avocats, avec une gamme de services plus fine et davantage ouverte vers le service client que vers les avocats eux-mêmes.
L’IA offre une opportunité formidable pour replacer les avocats qui le désirent dans un rôle de stratège, que certains n’ont d’ailleurs cessé d’occuper et qui est très proche de celui des avocats d’affaires de la deuxième moitié du XXᵉ siècle. "
V.J : Quel message souhaitez-vous faire passer à vos confrères avocats concernant l’IA ?
Ils ont déjà pour beaucoup des idées claires sur la question !
S.B : "Il y a deux niveaux de message : sur les conséquences de l’IA sur nos métiers, d’abord. Les avocats travaillent, depuis un certain temps déjà, pour tirer le plus grand profit des nouveaux outils et permettre à chacun de jouer son meilleur rôle.
Sur les conséquences de l’IA sur le monde, ensuite. C’est, je crois, la partie la plus passionnante. Et elle est vertigineuse. C’est tout le sens du rapport : démontrer comment le droit peut être un formidable outil au service d’une IA européenne, durable et éthique.
Car l’IA c’est un défi immense pour l’humanité. L’IA n’est pas la loi : c’est un pouvoir. Si nous voulons protéger l’intérêt général, nous avons collectivement le devoir de rendre ce pouvoir démocratique. Y a-t-il plus belle mission pour des femmes et des hommes de loi ?"
V.J : Changeons de sujet maintenant : une autorité chargée de l’AI Act en France doit être désignée en 2025. Quels seraient selon vous la composition et le fonctionnement de l’autorité de régulation initiale ?
S.B : "Le choix de l’autorité de régulation compétente au titre de l’AI Act est crucial car il doit à la fois permettre de répondre à des enjeux techniques forts – au premier rang desquels la complémentarité AI Act et RGPD – et conduire une direction favorable à l’innovation.
La CNIL est évidemment chargée des sujets relatifs au RGPD. C’est nettement moins évident concernant l’AI Act, qui est davantage une réglementation produit et rognerait donc sur les plates-bandes d’autorités sectorielles dédiées. La formation et le savoir-faire de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) peuvent en ce sens être vus comme un atout, s’il s’agit de n’arrêter qu’une seule autorité référente.
Le rapport promeut davantage le modèle retenu par l’Irlande qui a désigné des régulateurs sectoriels comme autorités nationales compétentes. Cela doit permettre aux entreprises et entités publiques de s’assurer que les échanges se fassent à un haut niveau de connaissance technique et sectorielle et ainsi faciliter la mise en place des nouvelles exigences, à condition de s’assurer d’une bonne articulation avec la CNIL, sans que l’une ne déborde sur la compétence de l’autre.
Dans l’hypothèse où les moyens financiers et humains de chacune des autorités retenues peuvent être suffisants, cette solution pourrait être la plus à même de répondre aux enjeux et à l’équilibre entre régulation et innovation.
Concernant la composition de cette autorité, il me paraît indispensable de s’assurer que les acteurs des nouvelles technologies soient représentés. Ce sera certainement moins un sujet avec des autorités sectorielles, avec une fine connaissance des enjeux. Mais c’est un sujet majeur s’agissant de la Cnil, par exemple.
Si aucun système n’est parfait, la présence d’un nombre plus important de professionnels du secteur paraît utile pour intensifier le dialogue avec les juristes qui font un très grand travail, lequel sera encore mieux valorisé lorsqu’il obtiendra toute sa légitimité des échanges avec les acteurs.
L’instauration d’un réseau national de coordination de la régulation des services numériques par la loi SREN va également dans ce sens, d’une meilleure connaissance des spécificités sectorielles et doit être accompagnée jusqu’au bout.
Ces réflexions sont loin d’être anodines. Car sans une régulation comprise par tous, c’est-à-dire perçue comme juste, nous ne pourrons faire du droit l’arme qu’il peut et doit être."