Peut-on dire que les équipes juridiques font aujourd’hui bien plus de conformité que de contrats ?
Martial Houlle : « Oui, indéniablement. Il y a dix ans, 80% de nos missions consistaient à prévenir le risque indemnitaire, à travers la négociation, la rédaction de contrats et les problématiques d’inexécution des contrats. Sous l’effet du choc des conformités – lois anti-corruption, textes sur la responsabilité sociétale et environnementale (RSE), de la transparence financière, de la performance extra-financière, de la lutte contre le blanchiment, du RGPD, du devoir de vigilance, etc. – qui s’est imposé depuis près de 10 ans aux entreprises, le contenu de nos missions s’est naturellement déplacé vers la conformité.
Désormais, nous devons identifier et alerter sur les risques de non-conformité, mettre en place dans tous les domaines des cartographies des risques et plus largement des programmes de conformité tous azimuts !
In fine, l’État délègue aux juristes d’entreprise, la responsabilité de garantir l’effectivité de la loi dans l’entreprise, a fortiori lorsqu’elle relève d’un ordre public de direction, ce qui est le cas de la très grande majorité des normes de conformité. Cela a profondément changé le travail des juristes, puisqu’à l’appréhension du risque indemnitaire s’ajoute dorénavant la prévention du risque d’infraction, le cas échéant pénalement sanctionné.
S’il est demandé aux juristes d’assumer ce rôle de prévention de l’infraction, il faut alors leur donner les outils pour le faire, et la confidentialité de nos avis en procède. Allons jusqu’au bout du raisonnement : on ne peut pas nous demander de participer à l’intérêt général en devenant des régulateurs du droit au sein de l’entreprise – parce que c’est ce que l’on fait aujourd’hui –, sans nous permettre de protéger nos avis. À défaut, l’efficacité de la loi ne sera jamais garantie ».
La place du droit dans l’entreprise et la construction d’une filière juridique sont encore des sujets pour le Cercle Montesquieu ?
M.H. : « Oui, bien sûr. Nous allons poursuivre ce qui a déjà été fait, mais en travaillant un peu différemment. Je souhaite mettre en place un comité d’orientation stratégique sur la place du droit dans l’entreprise. À ma demande, ce sont deux anciens présidents du Cercle Montesquieu, Denis Musson et Laurent Lavorel, qui vont le piloter. Nous allons faire travailler avec nous des personnalités extérieures au Cercle, des professeurs, des avocats, des magistrats probablement. L’objectif est de vraiment nous interroger sur la place du Droit, sur notre rôle dans cet écosystème. Nous devons être un acteur de notre propre marché.
Parallèlement, oui, il y a une filière professionnelle à faire reconnaître. S’agissant d’une filière d’expertise et d’excellence, il nous appartient de la défendre, de la développer. Juriste d’entreprise est un vrai métier. C’est une vraie direction métier, une direction opérationnelle qui apporte de la valeur aux entreprises. C’est un métier d’avenir ».
Quel regard portez-vous sur la digitalisation croissante des directions juridiques ?
M.H. : « Je pense que dans les prochaines années, parce que ça va très vite, nous allons devoir évoluer de manière très drastique face au choc technologique qui est assez violent et paradoxalement largement sous-estimé par les juristes…
Dans ce monde ultra-technologique, vous ne pouvez plus vous contenter de ne faire que de la rédaction de contrats. La capacité des juristes à se comporter comme des Risk Managers, c’est-à-dire à mettre en place les outils modernes, le cas échéant digitaux, permettant de mieux appréhender et qualifier le risque – d’infraction notamment –, est sérieusement questionnée aujourd’hui.
Il nous faut prendre cette vague technologique et le Cercle va évidemment travailler sur ce sujet qui pose la question de la valeur ajoutée du juriste par rapport à l’automatisation croissante permise par les nouvelles solutions technologiques ».
« Il y a évidemment des pans entiers de nos métiers qu’une machine ou un logiciel ne fera pas. Nous avons la chance, en France, d’avoir des juristes extrêmement bien formés, avec de jolis cerveaux ! Ne refusons pas les défis posés par ces avancées technologiques, notre expertise devrait nous permettre d’en transcender de manière bénéfique les effets pour l’intérêt de nos métiers ».
Un dernier mot pour les étudiants en Droit qui hésiteraient à embrasser une carrière de juriste d’entreprise ?
M.H. : « Travailler en entreprise est une aventure. Il y a intellectuellement des choses qui en font un métier vivant et qui nécessite une polyvalence de raisonnement et d’adaptation intellectuelle permanente que l’on ne retrouvera pas nécessairement ailleurs, dans d’autres métiers du Droit.
La diversité des matières que vous allez traiter en entreprise, les relations humaines, la manière dont vous allez travailler avec les opérationnels qui sont vos clients internes et le suivi pérenne que vous pouvez faire sur un dossier, ce sont des atouts.
Nous devons expliquer mieux que nous ne le faisons l’intérêt et les enjeux de ce métier aux jeunes générations pour attirer les meilleurs étudiants vers cette filière d’expertise et d’excellence qui se distingue singulièrement du métier d’avocat ! »