Dans l’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 28 mars 2000, il est question de la distinction entre un contrat réel et un contrat solennel. En l’espèce, le 21 février 1992, un agriculteur acquiert plusieurs équipements agricoles auprès d’une société, ces derniers devant être fournis par une autre entreprise. Pour financer cet achat, il sollicite un prêt de 700 000 francs auprès d’une banque. Celle-ci accepte de lui accorder le financement sous condition qu’il souscrive une assurance-vie auprès d’une compagnie spécifiée dans le contrat. La banque s’engage également à verser directement les fonds à la société chargée de la fourniture du matériel.
Le 31 mars 1992, l’agriculteur accepte ces conditions et transmet son dossier de demande de prêt. Cependant, il décède le 4 juin 1992, et ce n’est que le 22 juin que la société fournisseur émet le bon de livraison des équipements. Un litige éclate alors concernant la qualité des équipements livrés, opposant l’acheteur à la société vendeuse. De plus, la banque refuse de verser le solde du prêt, contestant la validité du financement prévu en raison du décès de l’emprunteur.
Les héritiers de ce dernier assignent d’abord le fournisseur de matériel, invoquant la non-conformité des équipements livrés. Ensuite, ils intègrent une action contre la banque pour obtenir l’exécution du contrat de prêt et le versement des fonds prévus avec l’emprunteur décédé. Par un arrêt du 1ᵉʳ octobre 1997, la Cour d’appel de Grenoble fait droit à leur demande et condamne la banque à verser la somme correspondant au prêt initialement convenu.
La banque se pourvoit en cassation, soutenant que le contrat en question ne constituerait qu’une promesse de prêt, et non un prêt définitif, faute de mise à disposition effective des fonds. Elle estime dès lors ne pas être tenue de respecter l’exécution du prêt, mais uniquement de verser d’éventuels dommages et intérêts, dont le montant serait inférieur à celui du prêt initial.
La Cour de cassation rejette cependant le pourvoi, confirmant l’obligation de la banque de respecter ses engagements dans le cadre du contrat de prêt. Ainsi, la cour doit déterminer si un contrat de prêt, de nature réelle, peut se transformer en contrat consensuel lorsqu’il est consenti par un professionnel du crédit. Les juges innovent en admettant que le prêt consenti par un professionnel du crédit n’est pas un contrat réel, ce qui impose à la société de prêt bancaire de verser le paiement de la somme due.
La Cour de cassation a opéré un revirement jurisprudentiel innovant, remettant en cause un principe historiquement consacré et mettant un terme à un débat doctrinal ancien sur la nature juridique du contrat de prêt.
Jusqu’alors, la jurisprudence considérait que l’engagement du prêteur relevait d’une simple promesse de prêt tant que les fonds n’avaient pas été décaissés, ce qui conférait à cette décision une portée novatrice.
Les contrats réels, issus du droit romain, ont été distingués par le législateur lors de la codification de 1804. Parmi eux, le prêt de consommation est défini à l’article 1892 du Code civil comme
« un contrat par lequel l’une des parties livre à l’autre une certaine quantité de choses qui se consomment par l’usage, à charge pour cette dernière de lui en rendre autant de même espèce et qualité ».
Cette disposition encadre donc les prêts de consommation examinés dans l’arrêt.
Le prêteur invoquait l’absence de décaissement des fonds avant la date de livraison pour soutenir l’inexistence du contrat. Il s’appuyait notamment sur l’article 1109, al. 3 du Code civil, qui prévoit que
« le contrat est réel lorsque sa formation est subordonnée à la remise d’une chose ».
En conséquence, selon lui, son engagement ne constituait qu’une promesse de prêt, limitant ainsi la sanction en cas d’inexécution à des dommages-intérêts.
Cette analyse avait été confirmée par un arrêt du 20 juillet 1981 de la Cour de cassation, prévoyant que le contrat de prêt à la consommation, en tant que contrat réel, ne se formait qu’à la remise effective des fonds à l’emprunteur ou à un mandataire habilité. En l’absence de remise, il ne s’agissait que d’une promesse de prêt, dont la violation ne pouvait ouvrir droit qu’à des dommages-intérêts.
Toutefois, dans son arrêt du 28 mars 2000, la Cour de cassation a jugé que les héritiers pouvaient exiger l’exécution forcée du prêt, contraignant ainsi la banque à débloquer les fonds prévus au contrat. La cour a affirmé que « le prêt consenti par un professionnel du crédit n’est pas un contrat réel », abandonnant ainsi l’exigence de la remise des fonds comme condition de formation du contrat.
Une évolution préalable avait été amorcée par un arrêt du 27 mai 1998 (affaire Verset), qui avait qualifié de consensuel le prêt à la consommation. L’arrêt du 28 mars 2000 étend cette qualification à l’ensemble des prêts consentis par des professionnels du crédit, consacrant ainsi la rupture avec la conception traditionnelle du prêt comme contrat réel.
Ce revirement jurisprudentiel a eu des conséquences majeures sur l’application des contrats de prêt. Avant cet arrêt, la formation du contrat était subordonnée à la remise effective des fonds. Désormais, le contrat se forme dès l’échange des consentements, conformément au principe du consensualisme.
Toutefois, cette décision se heurte à la lettre du Code civil. L’article 1892 prévoit que « le prêt de consommation est un contrat par lequel l’une des parties livre à l’autre une certaine quantité de choses », impliquant une remise effective. De même, l’article 1875 relatif au prêt à usage emploie le terme « livrer », et l’article 1919, concernant le dépôt, dispose qu’il « n’est parfait que par la tradition réelle ou feinte de la chose déposée ».
Dès lors, en excluant le caractère réel du prêt de consommation, la Cour de cassation se trouve amenée à réviser son approche pour les contrats analogues. Désormais, le prêteur est tenu de verser la somme convenue dès la conclusion du contrat, ouvrant ainsi la possibilité d’une exécution forcée.
Le législateur, conscient de l’importance croissante du crédit dans l’économie, a adopté des réformes visant à protéger les emprunteurs, notamment les lois Scrivener des 10 janvier 1978 et 13 janvier 1979, modifiées par les lois Neiertz des 23 juin et 31 décembre 1989. Ces textes tendent à consacrer la nature consensuelle des prêts de consommation, bien que le Code civil ne l’affirme pas expressément.
Cet arrêt a suscité des interprétations divergentes. Le débat s’est intensifié avec la position de la chambre commerciale de la Cour de cassation, qui, le 21 janvier 2004, a jugé que « l’ouverture de crédit, qui constitue une promesse de prêt, donne naissance à un prêt à concurrence des fonds utilisés par le client », une position confirmée par la deuxième chambre civile dans un arrêt du 18 novembre 2004.
Reconnu comme une décision majeure, cet arrêt du 28 mars 2000 ne présente pas toutes les caractéristiques d’un arrêt de principe. Toutefois, sa formulation générale - « le prêt consenti par un professionnel du crédit n’est pas un contrat réel » - lui confère une portée qui dépasse le cas d’espèce. Par deux arrêts du 14 janvier 2010, la première chambre civile a assoupli la jurisprudence en faveur de l’emprunteur [1]. Plus récemment, un arrêt du 29 juin 2022 a précisé que l’obligation de restitution doit être appréciée dès la formation du contrat, réaffirmant la qualification consensuelle du prêt tout en maintenant certaines incertitudes quant à son encadrement législatif.