Travaux des avocats sur l’IA : le contexte du groupe de travail IA du CNB.
Aux origines du groupe de travail "Intelligence artificielle" se trouve le groupe de travail dédié aux outils de jurimétrie, créé en 2019.
Ses travaux avaient notamment permis d’élaborer, en 2020, une étude comparative sur les solutions de "justice prédictive" ou "simulative" [1].
C’est dans ce cadre que la profession avait posé les premiers jalons de sa vision de la régulation de l’utilisation de l’IA, avec :
- d’une part, l’adoption de la Charte sur la transparence et l’éthique de l’utilisation de la donnée judiciaire, avec 11 principes fondamentaux complémentaires aux 5 principes cardinaux de la Charte éthique développée par la CEPEJ ;
- d’autre part, la contribution du CNB au Livre blanc de la Commission européenne sur l’Intelligence artificielle « Une approche européenne axée sur l’excellence et la confiance » de février 2020.
1. IA, IAG et avocats : des enjeux propres à la profession.
De manière générale, le rapport s’inscrit dans le constat suivant : l’IA générative (IAG) offre des perspectives intéressantes pour la profession d’avocat.
Il s’agit :
- pour les avocat(e)s eux-mêmes, d’une opportunité de gagner en productivité et de se concentrer sur leur savoir-faire, sur l’innovation et la créativité juridique ;
- en matière de justice, d’une possibilité d’un retour de l’oralité dans les prétoires et d’ouverture de nouveaux marchés aux avocats.
Mais, tout ceci va devoir s’accompagner de changements. Le rapport du groupe de travail « IA » met la focale sur 4 points en particulier.
1.1. La formation.
La profession sait que son rôle est de former et de sensibiliser aux bonnes utilisations de l’IA. La Commission Formation du CNB est pleinement mobilisée sur les différentes incidences du déploiement de l’IA et notamment des IA génératives.
Cela concerne notamment :
- la formation à l’utilisation des outils d’intelligence artificielle :
- capacité à poser les bonnes questions à l’outil d’intelligence artificielle pour obtenir les bonnes réponses,
- capacité à discuter utilement les éléments fournis par l’IA ;
- la prise en compte des nouvelles compétences attendues :
- connaissances de base en informatique et en IA,
- compétences en analyse de données,
- compréhension des algorithmes d’apprentissage automatique,
- capacité à interpréter et à vérifier les résultats sur la base de ses fondamentaux juridiques,
- vérification des sources.
La profession est aussi consciente qu’elle va devoir :
- travailler à de nouveaux modules de formation aux nouveaux marchés qui vont résulter du développement de l’IA (par ex. la détermination des droits d’auteur sur une œuvre créée par une IA) ;
- réfléchir à la manière d’apprendre le métier avec les outils d’IA, notamment pour les nouveaux entrants qui auront toujours connu l’IA.
1.2. Les règles et usages de la profession.
Sans surprise, le rapport du groupe de travail IA rappelle que de nombreux principes essentiels de la profession d’avocats sont mobilisés pour encadrer l’utilisation de l’IA.
Plus inédite est l’approche selon laquelle « l’utilisation de l’IA pourrait être envisagée comme un devoir de l’avocat qui doit tout mettre en œuvre pour soutenir les intérêts de son client, et donc recourir aux outils disponibles (dévouement, diligence) ».
On retiendra, à la suite du rapport :
- quant aux résultats fournis par l’IA, « parfois inattendus ou insoupçonnés », que le devoir de prudence, combiné au devoir de compétence, vont contraindre l’avocat à vérifier la fiabilité et à analyser toutes les conséquences possibles des résultats fournis ;
- que le respect du secret professionnel est un enjeu crucial.
La question de l’information du client sur l’utilisation de l’IA générative se pose également. Le présent rapport donne à cet égard des exemples intéressants de ce qui se fait outre-Atlantique :
- L’association du barreau de Californie recommande aux avocats d’informer leurs clients si des outils d’IA générative seront utilisés dans le cadre de leur représentation.
- L’association du barreau de Floride va plus loin en suggérant que les avocats obtiennent un consentement éclairé avant d’utiliser de tels outils.
- L’American Bar Association précise pour sa part que l’avocat doit informer son client ou obtenir son consentement formel, l’obligation déontologique de protéger les données restant inchangée par l’introduction des outils d’IA générative.
La Commission des Règles et Usages présentera prochainement un rapport d’étape. Le groupe de travail Secret professionnel se penchera sur l’enjeu spécifique afférent, tandis que la Commission "Règles et Usages et Textes" travaillera notamment sur les pratiques en matière de facturation (« qui pourraient également être amenées à évoluer »).
1.3. L’exercice non autorisé du droit.
Des outils d’IA sont déjà et vont de plus en plus être créés pour délivrer des conseils juridiques sans l’intervention d’un avocat, heurtant les dispositions de la loi 1971. Mais que l’on se rassure, les institutions représentatives des avocats veillent au grain [2].
Au-delà de ce sujet de pure conformité / régulation, le présent rapport informe sur le fait que la Commission de l’Exercice du Droit travaille sur une possible évolution de la définition de la consultation juridique, « pour prévoir expressément que les programmes d’IA qui n’impliquent pas l’intervention humaine d’un avocat pour fournir un conseil juridique contreviennent aux règles régissant l’exercice du droit ». On se souviendra que c’est l’une des raisons ayant conduit à la demande de retrait de ladite définition des propositions de loi relatives au legal privilege.
1.4. Les structures.
Impossible de ne pas partager le constat du groupe de travail sur la vraisemblance d’une évolution des rôles des associés, collaborateurs et fonctions supports au sein des cabinets, en raison notamment de l’intégration de nouveaux "profils hybrides", ayant à la fois des compétences juridiques et des compétences propres à la mise en œuvre de nouvelles technologies.
La Commission Collaboration, Prospective et Innovation et Statut professionnel de l’avocat mène des réflexions sur le modèle économique des avocats et des cabinets à l’heure de l’IA, tandis que le Centre de Recherche et d’Étude des Avocats (CREA) travaille sur l’attractivité de la profession à l’heure de l’IA.
2. IA et avocats : le rappel des enjeux juridiques et éthiques communs.
Le rapport du groupe de travail IA du CNB dresse une liste des principaux sujets sociétaux et juridiques « de fond » sur lesquels la profession va travailler pour préserver et renforcer notre État de droit : libertés et droits fondamentaux, accès au droit, protection des données, droit de la responsabilité et propriété intellectuelle, environnement.
2.1. Droits et libertés fondamentaux.
Constats : impact des IA sur les droits de la défense et transparence des outils, le respect du procès équitable et la lutte contre l’introduction de biais, le respect de l’égalité des armes et la lutte contre la fracture numérique, le droit d’accès effectif à un juge et l’appréciation souveraine de ce dernier (préoccupations déjà identifiées en 2020).
Travaux à venir : la Commission Libertés et Droits de l’Homme travaille sur différents sujets tels que l’élargissement au droit de la preuve, et les enjeux de surveillance et des libertés. La Commission Égalité, de son côté, réfléchit à des solutions juridiques pour réduire et lutter contre les biais et discriminations dans les outils d’IA générative et aux moyens de les mettre au service de l’inclusion.
2.2. Accès au droit.
Constats : « sous couvert de donner l’impression d’avoir accès à toujours plus d’informations et donc plus facilement accès au droit », l’IA pourrait avoir des impacts négatifs, parmi lesquels :
- des difficultés liées à l’obtention d’informations erronées ou biaisées ;
- une tentation des "publics fragiles" de se passer d’avocat pensant être en possession des éléments leur permettant de se défendre seuls devant une juridiction.
Travaux à venir : la Commission Accès au Droit va proposer des mesures pour favoriser l’accès au droit des justiciables à l’heure de l’IA et éviter l’utilisation intempestive d’outils sans avocat.
2.3. Données/data.
Constats : si l’IA fait courir de nouveaux risques et pose des questions nouvelles en termes de sécurité, elle pourrait aussi être un outil pour une cybersécurité plus efficace.
Travaux à venir : la Commission numérique va poursuivre ses réflexions sur ces questions, en y intégrant celles sur la centralisation des données des avocats.
2.4. Droit matériel.
Constats : le droit de la responsabilité sera très certainement amené à évoluer ces prochaines années pour intégrer la responsabilité du fait de l’IA (y compris la responsabilité civile professionnelle (RCP de l’avocat). Le droit de la propriété intellectuelle est également en pleine mutation.
Travaux à venir : les Commissions Textes et Droit et Entreprises poursuivront leur réflexion sur ces branches du droit, tandis que la Commission Prospective et Innovation se penchera sur les nouveaux marchés du droit sur lesquels les avocats pourraient se positionner grâce à l’IA générative.
2.5. Enjeu environnemental.
Constats : en raison de l’empreinte carbone de l’IA, il apparaît nécessaire de sensibiliser la profession afin d’adopter un comportement éco-responsable et de poser un regard conscient sur les enjeux environnementaux posés par l’usage de l’IA. Dans un même temps, le recours à l’IA pourrait aider à gérer et réduire nos empreintes écologiques.
Travaux à venir : le groupe de travail Environnement sera mobilisé pour poser les bases d’une réflexion pour un usage responsable et approprié de l’IA, au regard des enjeux environnementaux et sociaux et de l’intérêt général.
Vous l’aurez compris, la feuille de route IA des avocats est dense. Les commissions sont à pied d’œuvre et les livrables seront aussi attendus que nombreux.
Outre le détail de cette feuille de route (accès réservé avocat), avec une impressionnante liste des actions en cours à court et moyen terme, [le rapport du groupe de travail IA propose 3 annexes, dont la lecture s’avère instructive :
- Fiche 1 sur le contrôle de l’IA, qui fait le point sur les différentes options de mise en place d’une autorité de régulation (autorité ad hoc / répartition CNIL/ARCOM) ;
- Fiche 2 sur la nécessaire valorisation de l’IA non-anglophone, puisque les outils d’IA sont majoritairement conçus et entraînés en anglais. Les concepts de droit anglosaxon et la culture du précédent sont majoritairement véhiculés, avec notamment des risques d’affaiblissement de notre droit continental ;
- les réponses apportées par le CNB aux questions de la mission d’information du Sénat sur l’intelligence artificielle et les métiers du droit.
A lire également à ce sujet : "Guide pratique - Utilisation des systèmes d’intelligence artificielle générative pour les Avocats".