Faute inexcusable et réparation du déficit fonctionnel permanent.
Par un arrêt en date du 20 janvier 2023, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation s’est prononcée sur l’indemnisation de victimes d’accident du travail et maladies professionnelles en cas de faute inexcusable de l’employeur.
Dans les faits, par décision du 20 janvier 2023 [1], la Caisse autonome nationale de la Sécurité sociale dans les mines a pris en charge, au titre du tableau n° 30 bis des maladies professionnelles, la pathologie et le décès d’un salarié.
Ses ayants droit ont saisi une juridiction chargée du contentieux de la Sécurité sociale aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.
La cour d’appel a fait droit à la demande des ayants droit de la victime. Un pourvoi a été formé et la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu un arrêt de cassation [2]. En d’autres termes, elle a remis les parties au litige dans la situation dans laquelle elle se trouvait avant l’intervention de l’arrêt qu’elle casse et renvoie les parties devant la Cour d’appel de Nancy [3]. Cette dernière n’a pas été dans le sens de la Cour de cassation. Elle considère qu’une rente devait être versée à la victime d’une maladie professionnelle, comme le prévoit le Code de la Sécurité sociale ; mais qu’en revanche, les souffrances physiques et morales endurées par le malade après la « consolidation » [4]. L’Etat a alors formé un pourvoi.
La question posée à la Cour était de savoir si en cas de faute inexcusable de l’employeur, la victime peut se faire indemniser pour le déficit fonctionnel permanent [5] indépendamment des chefs de préjudice énumérés dans le Code de la Sécurité sociale.
La Cour de cassation réunie en assemblée plénière répond positivement à la question et rejette le pourvoi formé par l’État. Elle affirme que la victime (ou ses ayants droit) peut prétendre à une indemnité complémentaire distincte de la rente prévue par le Code de la Sécurité sociale.
En effet, la Haute Cour commence par dire qu’en application des dispositions des articles L434-1 et R434-1 du Code de la Sécurité sociale, la rente versée par la caisse de la Sécurité sociale aux victimes d’accident du travail ou d’une maladie professionnelle atteinte d’une incapacité permanente égale ou supérieure au taux de 10% est égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité qui peut être réduit ou augmenté en fonction de la gravité de celle-ci.
Elle rappelle également les dispositions de l’article L452-3 du Code de la Sécurité sociale.
Cet article dispose qu’indépendamment de la majoration de la rente que la victime d’accident du travail ou de maladie professionnelle reçoit en vertu de l’article L452-2 du même code, la victime a le droit de demander à l’employeur, devant la juridiction de Sécurité sociale, la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales qu’elle endure, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle.
La rente accident du travail ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.
Après avoir exposé ces différentes dispositions, la Cour revient sur sa jurisprudence de 2009 [6] dans laquelle elle affirmait que la rente prévue par le Code de la Sécurité sociale, versée aux victimes de maladie professionnelle ou d’accident du travail par la caisse de la Sécurité sociale en cas de faute inexcusable de l’employeur, indemnisait d’une part la perte de gain professionnel, l’incapacité professionnelle, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent. Il fallait partir de cette rente. Ce qui n’est pas totalement illogique du point de vue juridique puisque le préjudice du déficit fonctionnel permanent n’est pas prévu de manière explicite par le Code de la Sécurité sociale.
Ainsi, pour être indemnisé au titre du déficit fonctionnel permanent, il fallait que la victime arrive à prouver que ce chef de préjudice n’était pas déjà réparé par la rente versée aux victimes d’une maladie professionnelle ou d’accident du travail par la caisse de la Sécurité sociale en cas de faute inexcusable. Il fallait alors apporter une preuve négative. Elle va jusqu’à justifier cette manière de procéder, qui ne permettait pas la réparation distincte du déficit fonctionnel permanent. Elle justifie sa jurisprudence antérieure par le souhait d’éviter des situations de double indemnisation du préjudice. Elle ajoute que la double indemnisation ne semble pas aller de pair avec le caractère forfaitaire de la rente au regard de son mode de calcul.
Elle complète sa justification par la difficulté des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle à apporter la preuve que la rente n’indemnise pas le préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent.
En revenant sur sa jurisprudence, la cour remarque que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent, ce qui l’oblige à faire évoluer sa jurisprudence.
Désormais, par cet arrêt en date du 20 janvier 2023, la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence en admettant que les souffrances physiques et morales endurées par les victimes et leurs ayants droit font l’objet d’une indemnisation spécifique. Ainsi, la victime peut se faire indemniser pour le déficit fonctionnel indépendamment des chefs de préjudice énumérés dans le Code de la Sécurité sociale.
Dans son communiqué, la Cour de cassation précise que
« cette réparation peut être obtenue sans que les victimes ou leurs ayants droit n’aient à fournir la preuve que la rente prévue par le Code de la Sécurité sociale ne couvre pas déjà ces souffrances ».
Force est de constater que, certes, cet arrêt a été rendu dans le cadre d’une demande d’indemnisation d’une victime de maladie professionnelle liée à l’amiante en cas de faute inexcusable de l’employeur, mais la formulation de la cour est très générale, ce qui veut dire que la solution peut être applicable aux situations similaires.
Le déficit fonctionnel permanent devient un nouveau chef de préjudice. En d’autres termes, les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles et leurs ayants droit peuvent prétendre à la réparation de l’incidence du dommage sur leur vie quotidienne.
Par ailleurs, avec ce revirement de jurisprudence, la Cour de cassation vient s’aligner avec la jurisprudence du Conseil d’État [7] qui juge que la rente d’accident du travail vise uniquement à réparer les préjudices subis par le salarié dans le cadre de sa vie professionnelle et non un préjudice personnel.
Un revirement de jurisprudence confirmé.
Le 15 juin 2023 [8], soit cinq mois après son revirement de jurisprudence en date du 20 janvier, la Cour de cassation applique la même solution confirmant que la rente accident du travail ne peut s’imputer sur le poste du déficit fonctionnel permanent. Elle rappelle par ailleurs le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, en application duquel le responsable d’un dommage doit indemniser tout le dommage, et uniquement le dommage, sans qu’il n’en résulte ni appauvrissement ni enrichissement de la victime.
Enfin, dans un arrêt du 16 mai 2024 [9], la deuxième chambre civile vient consolider la solution retenue dans les arrêts du 20 janvier 2023 [10], selon laquelle la rente ou l’indemnité en capital versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle ne répare pas le déficit fonctionnel permanent. Pour ce faire, elle rappelle les décisions d’assemblée plénière du 20 janvier 2023 jugeant que désormais « la rente ou l’indemnité en capital versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle ne répare pas le déficit fonctionnel permanent. Dès lors, la victime d’une faute inexcusable peut prétendre à la réparation du déficit fonctionnel permanent, que la rente ou l’indemnité en capital n’ont pas pour objet d’indemniser ».
Il est à noter que l’association représentative des victimes du travail, accident ou maladie, la FNATH a annoncé vouloir se mobiliser pour faire intégrer cette jurisprudence dans la prochaine loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025. L’objectif étant d’éviter qu’un projet de loi fasse le contraire, comme ce fut le cas du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2024, lequel voulait revenir sur le revirement de jurisprudence opéré par la Haute juridiction le 20 janvier 2023 (article 39 du PLFSS qui a d’ailleurs été supprimé).
Le 6 juillet 2023 [11], la Cour de cassation étend cette jurisprudence à la pension d’invalidité, emportant les mêmes conséquences que pour la rente AT-MP. Elle opère en effet un revirement de jurisprudence considérant que la pension d’invalidité ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.
De la même manière que la rente accident du travail ne peut s’imputer sur le poste du déficit fonctionnel permanent, la pension d’invalidité ne peut plus s’imputer sur le poste déficit fonctionnel permanent.