Une façade légale, un pouvoir illégal.
En 1937, l’Union soviétique vit au rythme des Grandes Purges staliniennes. La justice y est encore évoquée, mais comme un mythe. Les institutions fonctionnent, les mots du droit circulent : indépendance du parquet, présomption d’innocence, procédure régulière. Mais leur contenu est vidé. La loi n’est plus qu’un langage officiel, détourné, piégé. C’est dans cette ambiance de bureaucratie délirante et d’oppression codifiée que le réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa installe Deux procureurs, présenté à Cannes en sélection officielle.
Inspiré d’un texte de Gueorgui Demidov, le film suit Alexander Kornev, jeune diplômé et fraîchement nommé procureur de district. Un homme rigoureux, intègre, formé par l’institution et profondément idéaliste. Il croit encore que le droit peut, et doit, être appliqué avec intégrité. Sa loyauté n’est pas stratégique, elle est sincère. Et c’est précisément ce qui fera de lui une cible.
Une mécanique kafkaïenne, une esthétique de soupçon.
Le point de départ est glaçant : des milliers de lettres de doléances, envoyées par des prisonniers politiques, sont brûlées en cellule. Une seule, griffonnée avec le sang de son auteur, parvient jusqu’au bureau de Kornev. Une anomalie bureaucratique. Une fissure dans la censure.
Dès son arrivée à la prison, le directeur cherche à le dissuader « le prisonnier est atteint d’une maladie contagieuse, vous savez ». L’expression, faussement médicale, désigne une contamination symbolique. Ce que Kornev risque de contracter, ce n’est pas une maladie, mais une étiquette : celle de “socialement nuisible”. S’intéresser aux détenus du bâtiment spécial, c’est déjà devenir suspect.
Il est donc mis à l’épreuve. Le directeur ordonne qu’on le « laisse mariner ». De 8h à 15h20, Kornev attend sur une chaise inconfortable, sans explication. On espère l’user, l’humilier. Mais il tient. Il insiste. Il reste. Sa ténacité devient sa faute.
Tout le film repose sur cette logique du soupçon. Le gardien lui demande s’il défie l’autorité. Le fonctionnaire chargé de l’escorter refuse d’abord d’obéir. Le prisonnier lui-même doute qu’il soit vraiment du parquet : « je peux voir votre carte ? » Les gardiens s’agitent, tentent de l’en empêcher. Kornev rétorque, implacable : « il a le droit de me le demander ». Lorsque le détenu insiste : « j’exige la confidentialité de cette conversation. C’est mon droit », notre protagoniste parvient à faire sortir les gardes.
Et le film offre alors un moment suspendu. Un sursaut de droit dans un engrenage d’oppression. Une conversation protégée par la procédure. Une scène intime entre un procureur sincère et un détenu incrédule.
Ce ne sont pas des principes vagues qui sont invoqués, mais des règles précises : droit à un entretien confidentiel, droit à l’information, vérification de la légalité. Ce formalisme devient une forme de résistance. Une légalité nue face à l’arbitraire.
Loznitsa accompagne cette logique de soupçon par une mise en scène figée, rigide, presque clinique. La caméra est immobile. Les plans sont fixes, la lumière crue, les décors murés dans un silence pesant, voire asphyxiant. Il explique sur la colorimétrie : « nous avons exclu toutes les couleurs vivantes. Ne restent que le noir, le gris, le brun, le bleu foncé, le blanc. Et, par endroits, le rouge sang ».
Les costumes sont cousus à partir de tissus d’époque. Le film a été tourné dans une prison impériale récemment fermée pour insalubrité. « L’odeur de souffrance y flotte encore. Elle ne disparaîtra sans doute jamais » confie le cinéaste.
Initialement, Loznitsa envisageait d’y intégrer des archives issues des procès truqués, comme dans son documentaire Le Procès (2018). Il y a renoncé. La fiction a suffi. En effet, tout est crédible, tout est maîtrisé. Les couloirs, les uniformes, les visages : tout semble rangé, impeccable. Mais cette perfection glacée renforce le malaise.
L’État joue au droit, dans un décor qui mime la justice. Les colonnes du parquet, les portes sculptées, les piles de dossiers : tout est magnifique au sens le plus cruel. Un décor parfait pour une justice morte.
Le jeune procureur progresse dans un univers qui ressemble à un procès sans début ni fin, une mécanique absurde dont personne ne lui donne les règles. Kafka n’est jamais loin, Melville non plus. Comme dans L’Armée des ombres (1969), la tension est feutrée, la peur diffuse. Les regards sont pesés, les dialogues rares, les gestes suspendus.
Chacun semble redouter que sa parole ne se retourne contre lui. Dans ce théâtre bureaucratique, Kornev devient le seul à parler encore au premier degré, comme s’il ne savait pas que le droit qu’il défend est déjà mort.
Le zèle candide d’un juriste idéaliste.
Alexander Kornev est diplômé depuis trois mois. Il le répète avec une fierté discrète. Il applique le droit comme on le lui a appris : avec rigueur, neutralité, bonne foi. Son zèle est sincère, presque scolaire. Sa candeur est désarmante.
Il n’a pas connu la Révolution. Il en est l’héritier. Il incarne une génération d’idéalistes, formée dans l’ombre du régime, nourrie par ses grands principes, mais tenue à l’écart de sa réalité. Son attachement au droit n’est pas stratégique, il est romantique. Il pense encore que l’institution peut être réparée de l’intérieur.
Quand on l’interroge sur son prédécesseur, il ne sait pas. Il ne s’est même pas posé la question. Il avance, persuadé que l’intégrité suffit à survivre dans un monde juste. Mais ce monde n’a plus rien de juste.
Sergei Loznitsa le décrit comme « un bâtisseur enthousiaste du futur, convaincu d’être dans son bon droit. Il ne peut imaginer que le monde dans lequel il vit est loin d’être idéal ». Et il ajoute, plus sombre : « ces personnages sont souvent devenus les premières victimes du régime soviétique. Le temps les a impitoyablement balayés ».
C’est là que réside toute l’ironie tragique du film : ce n’est pas un opposant que le système cherche à faire taire, mais un fervent croyant. Parce qu’il prend les lois au sérieux, parce qu’il incarne pleinement les valeurs qu’il a apprises, il devient dangereux. Son honnêteté devient suspecte. Sa loyauté devient dissidence.
Plus il résiste passivement, plus il inquiète. Il ne flanche pas. Et c’est précisément cela qui le désigne.
Trois minutes pour dire le droit.
Au terme de son parcours kafkaïen, Alexander Kornev parvient enfin au sommet de la hiérarchie : un entretien avec le procureur-général à Moscou. Trois minutes. Pas une de plus.
Il ne s’effondre pas. Il ne s’indigne pas. Il s’exprime avec calme et méthode. Il énumère les entraves, les bavures, les irrégularités, les procédures détournées, les délais injustifiés. Il ne cherche pas à choquer. Il croit défendre leur fonction commune. Il pense faire son devoir.
C’est d’ailleurs peut-être le moment où il s’exprime avec le plus de force, pas pour se défendre, mais pour défendre l’institution elle-même.
Le procureur général reste impassible. Puis il le regarde, avec une gravité mesurée : « vous me demandez… d’enquêter sur notre propre institution » ? Il n’élève pas la voix. Ce n’est pas une menace mais un basculement silencieux. Et Kornev, dans un ultime élan de loyauté, répond simplement « oui ».
Alors, pour la première fois du film, il sourit. Un sourire discret. Un sourire de soulagement. Il croit avoir été entendu. Il pense avoir bien fait. Il croit, avec cette confiance tranquille, qu’il a peut-être contribué à réparer la machine.
Mais ce sourire est une erreur de lecture. Ce qu’il croit être un plaidoyer loyal est, en creux, une dénonciation. Il vient d’alerter le pouvoir contre lui-même. Et cela, même formulé dans le langage du droit, ne lui sera pas pardonné.
Kornev ne comprend pas qu’il a violé un tabou fondamental : l’impossibilité de l’autocontrôle dans un régime autoritaire. Il croit appliquer la loi. En réalité, il vient d’en accuser les gardiens.
Une relique du droit.
Dans le train du retour, deux hommes joviaux partagent sa cabine. Ils le flattent sur son parcours académique, demandent une guitare et entonnent une mélodie entraînante - la première musique du film. Elle nous surprend autant que lui. Elle nous fait du bien. Comme notre protagoniste, nous baissons la garde.
Puis, l’un d’eux lance un toast : « à la Glaive Punitive de notre Justice ! » Kornev les interrompt, sec, frontal : « je ne punis pas. Je vérifie la procédure. J’accuse si un crime est établi. Le tribunal, lui, juge ».
Ils insistent. Évoquent l’arrestation préventive, les « soupçons de sabotage », les intentions... de ceux qu’ils appellent déjà criminels.
Kornev les reprend, plus fermement encore : « l’intention ne suffit pas. Toute personne est réputée innocente jusqu’à preuve du contraire. C’est le droit romain ».
Il énonce les principes du droit comme s’il récitait un cours. Mais dans ce monde, ils sont devenus vestiges : ils n’ont plus de force normative. Les citer, c’est déjà se trahir.
Y croire, c’est déjà se désigner. Et dans ce simulacre de justice, c’est celui qui parle encore la langue du droit… que l’on condamne.
Ironie ultime : tout semble fonctionner. Même les agents de la NKVD, la redoutable police politique soviétique, suivent la procédure : un prisonnier ne sera pas condamné sans avoir signé ses aveux. Ces derniers sont certes extorqués, fabriqués, falsifiés, mais ils sont formellement là. La procédure est respectée ou plutôt, sa façade l’est.
C’est cette apparence de légalité qui permet de mieux faire taire.
Le droit est mimé, pour mieux être instrumentalisé.
Conclusion : Le droit comme décor.
Deux procureurs ne raconte pas une affaire judiciaire. Il raconte ce qu’il advient d’un homme droit dans un système courbé. La justice y est omniprésente dans le langage, mais absente dans les actes. C’est un film sur la procédure vidée de son esprit, sur la parole dévitalisée, sur la solitude de celui qui croit encore que la rigueur protège. Loznitsa filme l’implacable absurdité d’un monde où respecter la règle devient la transgresser.
Le film résonne avec la maxime de Montesquieu : « il n’y a point de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice » . Mais ici, cette séparation est une façade. Le parquet est dit “indépendant”, mais lorsque Kornev en interroge le fonctionnement, il devient l’élément à éliminer.
Deux procureurs n’est pas un film à thèse. C’est un miroir tendu aux régimes, et aux juristes, qui confondent rigueur procédurale et justice réelle. Il nous rappelle que les institutions peuvent survivre à leur propre dévoiement, que le langage du droit peut continuer à être prononcé, même lorsqu’il ne produit plus rien.
Face à cette vacuité, Kornev n’est pas un héros. Il est un témoin. Un témoin de ce que fut la justice avant qu’elle ne se transforme en décor.
« Aucune société, aussi avancée ou démocratique soit-elle, n’est à l’abri de l’autoritarisme » souligne le réalisateur ukrainien.
Le film ne parle pas seulement du droit sous un régime totalitaire. Il interroge aussi la fragilité du droit dans nos démocraties modernes. Quand des magistrats sont instrumentalisés. Quand les organes dits “indépendants” deviennent des organes de validation politique. Quand la légalité demeure, mais que la justice s’éteint.
Un rappel discret mais nécessaire, que le droit, sans conscience, n’est qu’un habillage.
Et que toute société, même démocratique, court le risque de confondre le respect des formes avec la garantie des libertés.
"Deux procureurs" sortira en salle en France le 24 septembre 2025 [1].
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Analyse pertinente et détaillée merci pour le retour.