La loi n° 150/2016 adoptée le 12 juillet par le Parlement roumain et le principe de la libre circulation des marchandises. Par Malina Aldea.

Extrait de : Droit de la concurrence

La loi n° 150/2016 adoptée le 12 juillet par le Parlement roumain et le principe de la libre circulation des marchandises.

Par Malina Aldea.

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Explorer : # libre circulation des marchandises # souveraineté alimentaire # protectionnisme # circuits courts d'approvisionnement

Malgré l’opposition de l’Association des grands réseaux commerciaux de Roumanie (Asociatia Marilor Retele Comerciale din Romania), la loi relative à la commercialisation des produits alimentaires a été révisée le 12 juillet dernier, et cela de façon plutôt consensuelle.

Promulguée par le président de la République, Klaus Iohannis, la loi impose désormais aux grands supermarchés, présents sur le territoire roumain, d’offrir aux consommateurs 51% de produits locaux. De prime abord louable, la mesure semble à certains égards contrevenir au droit de l’Union européenne.

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En la matière, la Roumanie ne constitue pourtant pas un cas isolé. Autrement dit, les dispositions de la loi récemment adoptée ne sont pas à considérer sous le seul angle des échéances électorales de décembre 2016. Si le populisme n’est naturellement pas à exclure, a fortiori à l’aube de la campagne pour les élections législatives, il semble également que les pays de l’Union européenne cèdent de plus en plus aux sirènes de la souveraineté alimentaire. À cette fin, ils s’efforcent d’offrir (et même de garantir) des débouchés à leurs produits. Ainsi, en novembre 2015, la Slovaquie a-t-elle fait l’objet de sanctions dans le cadre de la procédure d’infraction pour non-respect du principe de la libre circulation des marchandises. Les commerçants du pays étaient en effet tenus de publier et de communiquer des informations relatives à l’origine des produits, ce qui, d’après la Commission, encourageait les consommateurs à acheter les produits locaux.

S’agissant de la loi roumaine relative à la commercialisation des produits alimentaires, elle n’évoque pas expressément les produits nationaux (article 103, alinéa 1er), mais des « circuits courts d’approvisionnement ». Selon la définition retenue par le législateur (article 2, alinéa 2, point 16), les circuits courts d’approvisionnement impliquent un nombre limité d’opérateurs économiques engagés dans des activités de coopération et développement économique local, ainsi que des relations géographiques et sociales étroites entre les producteurs, les opérateurs de production, et les consommateurs. La définition retenue reprend mot pour mot celle du Règlement n° 1305/2013 du Parlement européen et du Conseil, en date du 17 décembre 2013, relatif au soutien au développement rural par le Fonds européen agricole pour le développement rural (art. 2, al. 1er, m). Le règlement rappelle, toutefois, dans son titre VIII que les États membres doivent respecter les exigences des dispositions relatives à la concurrence.

Loin d’être parfaitement neutre et technique, la démarche roumaine n’est pas véritablement une nouveauté, puisqu’on la retrouve aussi dans la proposition de loi n° 3280, déposée par Brigitte Allain, le 25 novembre 2015, à l’Assemblée nationale. La vocation de cette initiative consiste à favoriser la consommation de produits locaux. Adopté en première lecture par le Palais-Bourbon, puis par le Sénat, le texte se propose en effet « d’encourager l’ancrage territorial de la production, de la transformation et de la commercialisation des produits agricoles, y compris par la promotion de circuits courts, notamment par des actions en faveur du maintien des abattoirs à proximité des élevages ; de favoriser la diversité des produits et le développement des productions sous signes d’identification de la qualité et de l’origine » [1].

Dans le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et alimentaires, en date du 7 juillet 2015, le sondage cité révèle que, « pour 91% des Français, consommer responsable correspond à une consommation de produits issus de la production locale. La recherche indique alors que, depuis le scandale de la viande de cheval il y a trois ans, l’image de l’industrie alimentaire s’améliore doucement mais les Français ont désormais besoin d’être rassurés. Plus d’un consommateur sur deux regarde la composition des produits mis dans leur assiette alors qu’ils n’étaient seulement que 35 % en 2013. Dans les supermarchés, les rayons consacrés au terroir se multiplient et dans un contexte de crise cela donne l’impression de soutenir l’emploi ainsi qu’un savoir-faire à la française » [2]

En France, un certain consensus semble exister à ce sujet, la représentation relayant les aspirations du corps social. D’ailleurs, le texte de loi adopté par l’Assemblée l’a ensuite été au Sénat, où la droite domine, bien que l’auteure soit affiliée à la formation écologiste. À cet égard, certains leaders de droite n’hésitent pas à affirmer avec vigueur leur volonté de « se battre pour approvisionner à 100 % les cantines publiques en produits français » [3]. De telles aspirations affleurent également en Roumanie, où le consommateur moyen préfère généralement recourir à des produits locaux, perçus comme sains, après une tendance exactement inverse lors des années qui ont immédiatement fait suite à la révolution. C’est en quelque sorte un revirement, un retour vers les origines, une réaction aux excès liés à la découverte du capitalisme mondialisé.

Cependant, l’on ne peut pas ne pas se demander si de telles initiatives législatives se conforment en tout point au droit européen de la concurrence. Ne s’agit-il pas d’obstacles à l’harmonisation des législations nationales ? Quels seront les effets de ces politiques, empreintes d’une certaine logique protectionniste, sur le marché unique ?
La question de la compatibilité de ces mesures avec le principe de libre circulation se pose d’autant plus (I) que des dérogations sont explicitement prévues par l’article 36 TFUE (II).

I. La question de la compatibilité de ces mesures avec le TFUE.

La Commission européenne ainsi que les autres institutions de l’Union se sont efforcées de définir les restrictions quantitatives ou mesures d’effet équivalent (MEERQ) comme incluant les dispositions législatives, règlementaires et administratives, les pratiques administratives, ainsi que tous les actes émanant d’une autorité publique qui font obstacle à des importations qui pourraient avoir lieu en leur absence, y compris ceux qui rendent les importations plus difficiles ou onéreuses que l’écoulement de la production nationale. La notion en soi a été codifiée dans la directive 70/50/CEE de la Commission, en date du 22 décembre 1969, portant suppression des mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives à l’importation non visées par d’autres dispositions prises en vertu du traité CEE. [4]

D’ailleurs, dans l’article 2, alinéa 3, k), l’on en trouve un exemple, à savoir les mesures qui « font obstacle à l’achat par des particuliers des seuls produits importés, ou incitent à l’achat des seuls produits nationaux ou imposent cet achat ou lui accordent une préférence ».

Quant à elle, la Cour européenne de justice a également eu l’occasion d’interpréter les dispositions européennes qui visent les MEERQ. Selon elle, « toute règlementation commerciale des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire » constitue une MEERQ (11 juillet 1974, Dassonville, aff. 8/74).

La célèbre décision Cassis de Dijon a ensuite prolongé cette jurisprudence, puisque le juge européen a alors estimé que représentent des MEERQ toutes les mesures discriminatoires, mais également toutes les mesures indistinctement applicables aux produits nationaux et aux produits importés (20 février 1979, Rewe-Zentral, aff. 120/78) [5].

Les juges européens ont, d’ailleurs, indiqué qu’une MEERQ n’est pas tributaire du caractère discriminatoire de la règlementation, pas non plus que de son effet concret d’entrave. La Cour a souligné qu’il n’était pas nécessaire d’établir que les mesures restreignent effectivement les échanges pour tomber sous le coup de la prohibition de l’article 34 TFUE. En d’autres termes, leur potentiel d’entrave suffit. À cet égard, la loi récemment adoptée par le Parlement roumain est susceptible de prêter le flanc à la critique, et de ne pas passer le test de la proportionnalité, puisqu’elle tend à favoriser des produits provenant des circuits courts d’approvisionnement par rapport à ceux qui n’en sont pas issus.

II. Les limites de l’application générale de l’article 34 du TFUE.

Les États membres doivent s’abstenir d’introduire dans leurs législations nationales des dispositions qui pourraient constituer des entraves à la libre circulation des marchandises. Pourtant, des dérogations à cette règle sont expressément prévues à l’article 36 TFUE. La jurisprudence de la Cour a permis de préciser les conditions d’éventuelles entorses. Ainsi, dans l’affaire Debus (4 juin 1992, C-13/91), le juge européen a-t-il rappelé que les États membres doivent choisir, parmi les moyens disponibles, celui qui porte le moindre préjudice à la libre circulation. En tout état de cause, la preuve de l’inefficacité d’une mesure moins « entravante » incombe à l’État membre.

En France, l’État est intervenu cette année au nom de la protection du consommateur. Il s’agissait d’interdire l’importation de cerises traitées avec un insecticide controversé. La mesure n’a pas manqué de susciter une certaine polémique [6].

Du reste, la Cour reconnaît fréquemment l’adéquation de la mesure litigieuse à l’objectif de protection du consommateur qu’elle poursuit, tout en insistant le plus souvent sur les atteintes excessives à la libre circulation des marchandises. Ce constat dressé, le juge européen propose généralement une mesure moins « entravante », consistant par exemple en une information du consommateur. L’appréciation de la proportionnalité de la mesure, parfois confiée au juge national, est alors strictement encadrée par la Cour, son contrôle pouvant se révéler très approfondi (en ce sens, voir les affaires suivantes : 10 novembre 1982, Rau, aff C-261-81 ; 26 juin 1997, Familiapress, aff C-368/95) [7].

Ainsi la loi roumaine du 12 juillet dernier peut-elle in fine se révéler conforme au droit de l’Union, si elle passe avec succès les deux tests de la proportionnalité et de l’entrave minimale. Toutefois, de notables incertitudes demeurent. Cette initiative vise plutôt les producteurs locaux, sans poursuivre ouvertement un objectif de protection des consommateurs (du moins pas à titre principal ou direct).

A contrario, ceux-ci sont certes visés par l’exposé des motifs du texte en discussion au sein des chambres françaises, mais cela est plutôt incident. Du reste, dans les deux cas de figure, le législateur n’a jamais véritablement démontré qu’il avait opté pour l’entrave minimale au principe de libre circulation. Il n’invoque pas davantage de motifs « de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale » (article 36 TFUE).

La concrétisation de ces textes sera peut-être (partiellement) empêchée. En tout état de cause, l’article 103 de la loi roumaine (qui oblige les supermarchés à introduire dans leurs magasins 51 % des produits locaux) entrera en vigueur dans six mois. S’agissant des prescriptions de l’article 102, lesquelles organisent les modalités d’étiquetage des produits, tel sera le cas 90 jours après la communication de la décision (à venir) de la Commission européenne. Par surcroît, des questions préjudicielles sont susceptibles d’être soulevées au gré des intérêts en jeu lors des procès. Il se peut donc que la Cour de justice de l’Union se prononce sur la compatibilité de la loi avec le TFUE.

La normativité de ces lois n’est pas acquise, tant les politiques inspirées par l’idée de souveraineté alimentaire comportent de potentielles remises en cause de la libre circulation des marchandises.

Par conséquent, la question se pose de savoir si les institutions européennes entérineront ces dispositifs teintés d’un certain protectionnisme et, surtout, si le consommateur en tirera quelque bénéfice.

Malina Aldea, Avocate aux Barreaux de Paris et Bucarest

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Notes de l'article:

[2Allain, Brigitte, p. 14.

[3Telle est la proposition de Bruno Le Maire https://twitter.com/AvecBLM/status/766292249982427140

[5Sur ce point, v. not. Nourissat, Cyril, et Clavière-Bonnamour, Blandine, de, Droit de la concurrence. Libertés de circulation. Droit de l’Union–droit interne, Dalloz, 4e éd., p. 107.

[7Nourissat, Cyril, et Clavière-Bonnamour, Blandine, de, Droit de la concurrence. Libertés de circulation. Droit de l’Union–droit interne, p. 124.

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