Posons le cadre de cette question…
En tout premier lieu, la réponse à cette question devrait intéresser tous les avocats.
C’est en tous cas ce que pense Julien Brochot, membre du Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris et membre de la Task Force Collaboration dudit barreau, lequel affirmait en 2021 lors d’une interview aux Petites Affiches que « la collaboration est l’affaire de tous les avocats » [1]. Dans ce cas, toutes les questions pouvant avoir une incidence sur la collaboration libérale devraient aussi être « l’affaire de tous les avocats », celle du management en premier lieu.
Mais, devons-nous partager l’analyse de Julien Brochot ? Je le pense, oui, évidemment ! Revenons sur quelques chiffres pour nous en convaincre.
4% des avocats français exercent leur profession en qualité de salariés et 96% des avocats français exercent leur profession en qualité de libéraux [2]. Ce sont les chiffres de 2020 et faute de disposer de chiffres plus récents, il est néanmoins permis de considérer que cette répartition entre salariés et libéraux n’a pas dû radicalement changer depuis le 1er janvier 2020 (date à laquelle les données ont été collectées par le CNB pour établir son observatoire des chiffres-clés de la profession d’avocat [3]). Et en 2020, près de 30% des avocats français exerçaient sous le statut d’avocat collaborateur (les avocats parisiens étant deux fois plus nombreux que les avocats de province [4]) alors que 30% des avocats français exerçaient sous le statut d’associé d’une structure d’exercice et 36% des avocats français exerçaient à titre individuel [5].
Or, le contractant de l’avocat collaborateur est soit, majoritairement une structure d’exercice regroupant plusieurs avocats associés, soit dans de nombreux cas un avocat exerçant à titre individuel (car l’exercice individuel n’est pas exclusif du recours aux services d’un ou plusieurs confrères auxquels serait proposé le statut de collaborateur).
La Direction Générale des Entreprises (DGE) a, par ailleurs, mené une enquête en juin 2016, à l’occasion du dixième anniversaire de la loi n°2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises qui aurait créé le contrat de collaboration libérale. « Aurait créé », car la profession d’avocat n’a pas attendu cette loi de 2005 pour connaître la collaboration libérale, dont elle est le quotidien de nombreux avocats depuis la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, laquelle a donné naissance au statut d’avocat collaborateur.
Cette enquête de la DGE indique que 94% des avocats ont signé, un jour, un contrat de collaboration libérale (tous modes d’exercice confondus, c’est-à-dire « collaborateurs » et « professionnels indépendants ayant recouru au contrat » et à l’exception toutefois des avocats salariés) [6].
Mieux, les avocats salariés sont aussi concernés par la collaboration libérale. En effet, historiquement très présent dans les cabinets d’avocats d’affaires issus de la fusion des professions de conseils juridiques et d’avocats, le contrat de travail n’a plus le vent en poupe depuis quelques années chez les ex-conseils juridiques (dont les big four sont, schématiquement, les principaux héritiers). Les big four proposent désormais systématiquement un contrat de collaboration libérale à leurs nouvelles recrues (sous réserve de situations qui m’auraient échappées…).
La collaboration libérale serait donc « l’affaire » de 98% des avocats français. Même les futurs avocats, à quelques exceptions près, rêvent, sur les bancs de l’école du barreau, de leur première collaboration libérale ! Alors, avouons-le, Julien Brochot a raison, tout simplement…
Management et collaboration libérale, une équation possible.
Puisque tous les avocats sont concernés par la collaboration libérale, je suis donc tenté de penser que tous les avocats sont concernés par le management. Pur sophisme, pour certains ?
Pas vraiment… Le management trouve sa source dans l’impérieuse nécessité de coordonner le capital humain de l’entreprise pour lui permettre d’atteindre ses objectifs. A ce titre, l’un des piliers du management est la coordination, laquelle est définie comme l’« harmonisation d’activités diverses dans un souci d’efficacité » [7]. A cet égard, les avocats sont des managers et parfois certains sont même des leaders. Un avocat peut être conduit à manager des confrères dans un dossier faisant appel à plusieurs spécialités. Il en est ainsi, par exemple, de l’avocat d’affaires spécialiste en droit des sociétés auquel est confié un dossier d’acquisition. Cet avocat va coordonner l’intervention et les prestations de ses confrères en droit fiscal, en droit social voire en droit des concentrations et en droit de l’urbanisme et de l’environnement, sans que personne n’y voit une atteinte à l’indépendance de chacun.
Mieux, certains avocats n’hésitent pas à mettre en avant leurs champs d’intervention en qualité de « supports » d’autres dossiers. C’est le cas de certains spécialistes de droit du travail ou de droit fiscal qui ne traitent que des dossiers dits « transactionnels » car venant en appui de dossiers complexes. Ces avocats, en ce qui concerne les fiscalistes par exemple, ne traitent pas ou peu, de dossiers de contentieux fiscal. Il ne fait donc pas de doute sur le fait que certains avocats savent manager leurs confrères, mon propos n’étant pas de m’interroger sur le fait qu’ils le fassent bien ou mal…
Et cette situation ne se limite pas aux partages des compétences sur un dossier complexe. Il suffit de se référer aux hommages, souvent publiés sur les réseaux sociaux, à l’annonce du décès d’un éminent confrère. Certains hommages évoquent le rôle de « mentor », à juste titre, des confrères décédés. Qui oserait nier le rôle de manager d’un mentor, ce « guide attentif et sage, conseiller expérimenté » [8] ? Personne de bonne foi !
Il y a urgence à résoudre l’équation du management et de la collaboration libérale.
Puisqu’il ne fait pas de doute sur le fait que les avocats puissent être des managers et alors que la profession fait face à d’importants défis qu’elle doit relever [9], il est temps de se saisir de la nécessité, pour certains avocats, d’être des managers voire de se former pour le devenir. Car l’école du barreau ne forme pas les avocats à cette posture qui doit devenir la leur lorsqu’ils décident d’exercer en présence de salariés (assistant.e.s et autres supports staff) et en présence d’avocats collaborateurs. A défaut, les risques sont multiples…
Ainsi, la profession pourrait ne plus attirer, comme avant, les jeunes confrères. La presse ne manque pas, régulièrement, de souligner le « blues » des jeunes avocats [10]. Or, une population qui n’assure pas son renouvellement est une population qui se meurt à petits feux… Les avocats ont-ils conscience qu’« il y avait quatre actifs pour financer un retraité en 1950 » et qu’« il n’y en [avait] plus que 1,7 » en 2019 ainsi que l’assurait le Premier ministre Édouard Philippe lors de sa présentation de la réforme des retraites [11] et ce, alors qu’à la même période, en 2019, la France comptait encore cinq avocats actifs pour un avocat retraité [12] ? Il est essentiel, pour le régime de retraite des avocats [13], de maintenir ce ratio qui rendait économiquement viable le régime général des retraites en 1950.
Comment séduire les générations futures d’avocats alors que la profession est en souffrance financière ? Personne ne peut ni ne doit fermer les yeux sur cette réalité qui conduit, par exemple, le Barreau de Paris à renouveler sa décision d’exonérer de cotisations ordinales les confrères dont le revenu est inférieur à 36.000 €, soit un tiers des avocats du barreau de Paris [14]. La crise sanitaire a même conduit le Barreau de Paris à proposer en 2021 des mesures complémentaires, en réduisant notamment de 15% les cotisations de tous les avocats et en abaissant le revenu en deçà duquel les confères sont exonérés de cotisations ordinales, pour le ramener de 36.000 € à 26.251 € pour les revenus de 2019 [15].
Comment séduire les générations futures d’avocats et comment éviter que la génération actuelle ne quitte la robe pour exercer la fonction de juriste d’entreprise, alors que 19% des avocats (avocats « collaborateurs » et avocats « professionnels indépendants ayant recouru au contrat ») se sont prononcés pour une suppression du contrat de collaboration libérale [16]. Rien que ça ! Et ce chiffre doit être mis en perspective avec d’autres, issus eux aussi de cette enquête de la DGE. Si 80% des avocats titulaires d’un cabinet sont satisfaits de la solution de proposer une collaboration libérale, seuls 47% des avocats collaborateurs libéraux en sont satisfaits [17]. De même, si les avocats titulaires recommandent ce contrat auprès de leurs confrères et consœurs, les avocats collaborateurs libéraux le déconseillent assez largement pour 55% d’entre eux [18]. Loin de moi l’idée de tirer à boulet rouge sur la collaboration libérale, qui présente par ailleurs de nombreuses vertus lorsqu’elle n’est pas déviée du chemin sur lequel elle a été initialement placée.
Alors, comment séduire les générations futures d’avocats et comment éviter que la génération actuelle ne quitte la robe pour exercer la fonction de juriste d’entreprise ?
Probablement en se saisissant de cette question du management. Pour 51% des avocats collaborateurs interrogés par le Village de la Justice dans une récente enquête [19], « l’équipe (collègues et managers) » compte vraiment dans le choix du prochain poste (ou celui occupé actuellement) des avocats collaborateurs interrogés. Et si la question n’était pas posée, dans cette enquête du Village de la Justice, de savoir ce que les avocats collaborateurs attendaient de leur collaboration libérale, l’enquête de la DGE l’avait anticipé. Les avocats collaborateurs attendent de la collaboration libérale qu’ils puissent développer leur clientèle personnelle, ce qui est impossible pour 52% des avocats collaborateurs interrogés [20], certains mettant même en avant le « comportement des "patrons", qui ne respectent pas la nature libérale du contrat (pas de possibilité de développer de clientèle personnelle, esclavage déguisé́, aucune protection sociale) ».… Or, la clientèle personnelle est l’essence même de la collaboration libérale !
Certains avocats l’ont compris. Il suffit de parcourir leurs offres de collaboration publiées sur les sites de recrutement comme le Village de la Justice. Certains cabinets n’hésitent pas à préciser dans leur offre de recrutement « nous offrons un cadre de travail et une vraie collaboration » (sic). Cette question du management, et notamment du management du collaborateur libéral, ne fait-elle pas écho aux difficultés rencontrées par certains cabinets à recruter [21] ?
Pour conclure, un management subtil et efficace permettra à chacun de trouver dans la collaboration libérale un mode d’exercice satisfaisant, alliant d’une part, les nécessités pour l’avocat titulaire de voir avancer les dossiers confiés à son ou à ses collaborateurs et d’autre part, la capacité de développement de leur clientèle par les avocats collaborateurs (seule justification d’une collaboration libérale, au détriment d’une collaboration salariée).
Discussions en cours :
Très bon état des lieux qui met des mots sur le hiatus entre l’esprit de la collaboration libérale et sa mise en œuvre réelle qui s’apparente très (trop ?) souvent à une relation hiérarchique pure de type salariat.
Un management performant est une des voies évidentes pour rapprocher principe et réalité.
On trouvera quelques chiffres et enquêtes sur ce sujet, ici :
Le statut de Collaborateur dans la profession d’avocat, rapport et statistiques.
Merci à la Rédaction du Village de la Justice pour ce complément !