L’arrêt sera cette fois-ci commenté à la lumière des conclusions de son rapporteur public, lesquelles viennent d’être mises en ligne sur la plate-forme ArianeWeb sur le site officiel du Conseil d’État [1].
Ainsi, l’on y apprend, pêle-mêle :
qu’un droit à être jugé dans un délai raisonnable aurait déjà été reconnu par le Conseil constitutionnel malgré le silence de ce dernier sur cette question (!) [2] ;
qu’il n’existe aucune rupture d’égalité inconstitutionnelle dans l’erreur d’appréciation pouvant être commise par le Bureau d’aide juridictionnelle par le rejet d’une telle demande pour « défaut de moyen sérieux », nonobstant l’admission ultérieure du pourvoi, puisque « l’éventuelle méconnaissance ou mauvaise application de la loi n’entache pas celle-ci d’inconstitutionnalité » ; (Pour rappel, la problématique de l’admission des pourvois a été évoquée dans cet article : De l’admission des pourvois et de l’objectif de bonne administration de la (l’in ?)justice) ;
que, toutefois, « l’éventuelle méconnaissance ou mauvaise application de la loi », ainsi qualifiée par le rapporteur public, semble implicitement ouvrir la voie à une action en responsabilité pour faute à l’encontre de l’État du fait de la mauvaise décision du Bureau d’aide juridictionnelle (?) [3] ;
que, non sans contradiction avec le point qui précède, le rapporteur public, pour évacuer l’exception d’inconventionnalité soulevée, renvoie péremptoirement à un arrêt de la Cour de Strasbourg du 26 février 2002 [4] aux termes duquel celle-ci constate l’existence de « garanties substantielles aux individus de nature à les préserver de l’arbitraire » ;
que « l’admission d’un pourvoi caractérise seulement le non-usage, par la juridiction, d’une faculté de filtrage et ne procède à aucune reconnaissance de la valeur des moyens » [5] ;
que le critère de « moyen sérieux » ne contribue pas par lui-même à rallonger le délai de la procédure et que l’aide juridictionnelle peut d’ailleurs même être demandée en cours de procédure [6].
Toutefois, l’enseignement le plus novateur - et pour le moins surprenant - qui en résulte consiste à considérer le caractère « abusif » d’un recours … malgré l’absence d’abus.
Explications.
Rappels sur l’évolution de la notion de responsabilité civile extracontractuelle.
Sans préjudice des prérogatives discrétionnaires dont disposent les diverses juridictions des différents ordres pour infliger des amendes pour procédure abusive ou dilatoire [7] en l’absence de tout dommage causé à autrui, la notion de « procédure abusive » trouve sa source dans le droit commun de la responsabilité civile extracontractuelle et conduit à condamner le succombant à des dommages et intérêts à son adversaire en vue de la réparation d’un préjudice.
Il s’agit donc, in fine, d’un « fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage », ainsi qu’il résulte textuellement de l’article 1240 du Code civil, anciennement l’article 1382 du même code.
C’est au visa de cet article que sont rendues les condamnations pour recours abusif [8].
Dans son acception traditionnelle, la notion de « délit civil », à l’instar d’un délit pénal, requerrait la réunion d’un élément dit « objectif » et d’un élément « subjectif ».
L’élément « objectif » consiste en la violation de toute norme de bonne conduite : s’agissant de « tout fait quelconque », la norme violée n’a pas à être écrite et sera appréciée en fonction du comportement « normal » d’une « personne raisonnable », appelée autrefois « bon père de famille ».
L’élément « subjectif », quant à lui, consiste, sinon en une intention délibérée de nuire, à tout le moins en la faculté de discernement de l’auteur.
Ainsi, ni les enfants en bas âges, ou « infans », ni les aliénés mentaux, ne pouvaient autrefois voir leur responsabilité civile engagée à titre personnel [9].
Cette acception, très peu favorable aux victimes et qui résultait d’une conception punitive du droit de la responsabilité extracontractuelle, a fait l’objet d’un revirement par une série de quatre arrêts rendus en assemblée plénière en date du 9 mai 1984 [10].
Depuis lors, si peu intuitif que cela puisse paraître, la responsabilité d’un « infans », non seulement peut être engagée à titre personnel en l’absence de toute forme tant de discernement que d’intention de nuire, mais encore sera déduite en comparaison, non pas du comportement « normal » d’un enfant du même âge, mais bien de celui d’un « bon père de famille », désormais appelé « personne raisonnable » [11].
En définitive, c’est donc la suppression pure et simple de l’élément subjectif de la faute qui a été opérée par la série d’arrêts d’assemblée plénière du 9 mai 1984 : la « faute » ne constitue désormais plus qu’un fait purement matériel.
Pour en revenir au cas spécifique du recours abusif, l’évolution de son acception a été peu ou prou identique, du moins par devant le juge civil : si une intention malveillante était initialement requise, il n’en allait plus de même depuis le revirement d’assemblée plénière.
Ainsi, un recours abusif peut résulter d’une faute « même non grossière ou dolosive » [12] et en l’absence d’intention de nuire [13].
Il n’en reste pas moins que la faute faisant dégénérer en abus le droit d’agir en justice doit en tout état de cause être caractérisée et ressortir des motifs de la décision entrant en voie de condamnation [14].
Ainsi, l’abus peut résulter, notamment, d’une irrecevabilité pour défaut de qualité de l’auteur pour agir [15].
Au contraire, ne saurait être condamné pour recours abusif celui dont la demande a été accueillie, ne serait-ce que partiellement, quand bien même le justiciable aurait « entretenu artificiellement le litige […] avec pour but de se soustraire manifestement à ses obligations », laissant transparaître une intention « dilatoire et malicieuse » [16].
De même, il n’est pas envisageable, « sauf circonstances particulières qu’il appartient alors au juge de spécifier », de condamner pour recours d’abusif celui qui succombe en cause d’appel après avoir d’abord triomphé en première instance [17].
Au total, l’abus de droit n’est donc plus susceptible d’être caractérisé que lorsque le justiciable a agi entièrement à tort.
Au contraire, l’intention sous-jacente est totalement dénuée d’importance, en bien comme en mal.
En ce qui concerne l’arrêt du 21 février 2023.
S’agissant d’une action en responsabilité de l’administration pour faute, il appartenait au requérant de démontrer l’existence de trois critères cumulatifs :
une faute commise par l’administration,
un préjudice subi par lui,
un lien de causalité direct et certain entre les deux.
Il résulte des termes mêmes de l’arrêt que l’acte attaqué par le requérant en première instance par devant le Tribunal administratif de Marseille (statuant en premier et dernier ressort) était entaché d’un défaut de motivation, ce qui constitue un vice de légalité externe.
Or, il est constant que toute illégalité commise par l’administration constitue une faute [18].
De même, il n’est pas contesté que le requérant avait bien subi un préjudice.
Seule toutefois manquait la démonstration d’un lien de causalité direct et certain entre la faute et ce dernier [19].
La réussite par le requérant à démontrer l’existence de deux des trois critères requis ne pouvait pas, a priori, laisser entrevoir un quelconque caractère « abusif » entachant son recours, au prétexte qu’un seul des trois n’emportait pas conviction du tribunal.
Ce d’autant plus qu’il n’était pas ici question d’une amende pour recours abusif destinée au trésor public, mais bien d’une indemnité destinée à une administration que l’on sait désormais fautive !
Pourtant, tel a bien été le cas.
Pour justifier la condamnation du requérant à une indemnité pour recours abusif, le rapporteur public, après avoir rappelé les faits et notamment l’existence de plusieurs recours intentés par le même demandeur à l’encontre du même défendeur, concluait en ces termes :
« Vous n’avez jamais fixé de critères pour la reconnaissance du caractère abusif d’une action en justice. Celle-ci peut certes résulter du degré d’ineptie de la requête mais, contrairement à ce que soutient le pourvoi, nous ne pensons pas que le caractère abusif ne puisse s’examiner qu’en prenant en considération les termes de la requête. Le caractère abusif peut résulter d’éléments extérieurs qui éclairent l’intention réelle du demandeur. Nous souscrivons ainsi aux conclusions de Luc Derepas sur la décision M. et Mme Mazo précitée, selon lesquelles le caractère abusif du recours doit pouvoir être reconnu “même si le requérant soulevait de vraies questions. Ainsi il peut arriver qu’un requérant soulève une question délicate, qui ne sera tranchée en sa défaveur qu’après débat et hésitation, mais qu’il le fasse dans un but autre que la défense de ses droits” ».
C’est donc sur la base d’un raisonnement à radical contre-courant de celui de la Cour de cassation que le Conseil d’État a statué comme il l’a fait [20].
Ainsi, là où la Cour de cassation a choisi de totalement délaisser l’élément subjectif de la faute pour ne se focaliser que sur la matérialité objective de l’abus de droit, le Conseil d’État vient quant à lui de faire le choix, tout au contraire, de ne se focaliser que sur « l’intention réelle » du demandeur en l’absence d’abus objectif !
On notera toutefois que le Conseil d’État a déjà eu l’occasion de statuer en ces termes :
« Considérant que la présente requête n’est qu’une illustration du comportement de M. René Georges A, qui se distrait à encombrer le Conseil d’État de requêtes manifestement infondées ou irrecevables et l’a à cet effet saisi en vain d’au moins 297 requêtes depuis le mois d’août 1998, sans d’ailleurs que les multiples amendes dont ont été assorties les décisions rendues sur ces requêtes abusives aient freiné cette quérulence ; que dans ces conditions, la présente requête doit être regardée comme tendant uniquement à tester les limites de la patience des magistrats ; qu’un tel objet n’étant pas de nature à justifier la saisine d’une juridiction, la présente requête ne peut qu’être rejetée » [21].
Dès lors, s’il est vrai que la multiplication des recours par un même requérant peut conduire à la caractérisation d’un abus, c’est à la double condition que ces recours soient, tout à la fois, excessivement nombreux (297 requêtes en l’espace de neuf ans), d’une part, et manifestement infondés ou irrecevables, d’autre part.
Dans l’arrêt du 21 février 2023, il n’est pas précisé à combien de requêtes s’est livré le requérant.
En réalité, elles s’élèvent au nombre de ... quatre, celle de l’arrêt commenté incluse.
Parmi elles, deux restent encore à juger au jour où le présent article est publié, tandis que les deux premières ont à chaque fois révélé l’existence d’une faute de l’administration (reconnue comme telle par le tribunal) mais l’absence d’un préjudice en lien direct et certain avec la faute.
Quelle portée accorder à l’arrêt du 21 février 2023 ?
La portée de l’arrêt commenté paraît lourde de conséquence : elle revient à interdire, purement et simplement, à une personne de faire valoir ses droits en justice du seul fait qu’il existerait par ailleurs en elle une animosité personnelle, réelle ou supposée, à l’endroit de son adversaire, à peine de se voir affubler de quérulence.
L’existence d’une faute ne serait-elle plus caractérisée que par une simple pensée, décelée au terme d’un procès d’intention rondement mené, et non plus par un fait matériellement établi ?
En réalité, la portée de l’arrêt nous paraît devoir être fortement relativisée, notamment du fait, comme on l’a vu en introduction, de sa classification, inédit au recueil Lebon, alors même qu’il nous paraît devoir a minima être mentionné aux tables compte tenu des raisonnements pour le moins novateurs qui en résultent.
Cette classification nous paraît refléter le souhait de ne pas généraliser en arrêt de principe ce qui constitue en réalité un concentré d’errements destinés au règlement spécifique d’une seule affaire.