La période de crise sanitaire, complexe et longue, que nous vivons a profondément bouleversé l’organisation du travail en entreprise.
La norme actuelle pour les salariés demeure certes le travail en présentiel mais les confinements, couvre-feu successifs et consignes gouvernementales ont eu pour effet un développement spectaculaire, bien qu’initialement contraint, du télétravail.
Un nombre considérable d’employeurs, réticents en temps « normal » par crainte d’une perte de productivité des salariés, se sont rendu compte de l’efficacité et des avantages induits par ce mode de travail. De même, les salariés ont pu découvrir les avantages inhérents au fait de ne plus avoir à se transporter sur son lieu de travail habituel.
L’INSEE indique ainsi qu’entre 2019 et le premier confinement de 2020, le nombre de cadres en télétravail a presque doublé, passant de 45% à 81% pour la période équivalente (Insee, enquêtes Emploi 2019 et 2020).
Évidemment, le Code du travail n’a pas attendu l’état d’urgence sanitaire pour réglementer le télétravail (qui doit être distingué du travail à domicile) puisque les dispositions qui le régissent [1] existent depuis 2012.
Néanmoins, le recours important et croissant à ce mode de travail soulève inévitablement des interrogations pratiques, concrètes, qui n’avaient pas été envisagées lorsque le législateur a voulu encadrer le télétravail ou qui en tout cas ne sont pas encadrées par la loi.
Les dernières négociations entre employeurs et partenaires sociaux, concrétisés parfois par des accords collectifs nous démontrent cette volonté de prévoir en amont toute difficulté.
Le développement qui suit rappellera l’évolution de l’écosystème normatif du télétravail à la suite de la pandémie de Covid 19, avant de se concentrer sur les litiges courants qui peuvent s’élever à l’occasion de l’indemnisation des frais professionnels engendrés par celui-ci.
En effet, si le principe du remboursement de ces frais ne fait pas de doute, certaines problématiques liées à leur calcul et aux modalités de remboursement persistent.
I) Historique de la règlementation sur la mise en place du télétravail.
A) L’écosystème normatif du télétravail avant la pandémie de Covid 19, des dispositions datant de 2012, modifiées à plusieurs reprises.
Initialement, le recours au télétravail prévu par la loi du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit, n’était envisagé que de façon ponctuelle au sein de l’entreprise. Il était prévu au cas par cas dans le contrat de travail.
L’article L1229-9 du Code du travail définissait cette notion de la manière suivante :
« Le télétravail désigne toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon régulière et volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci ».
L’ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017, n’a pas opéré de changement significatif en matière de définition du télétravail, mais les règles de recours à cette pratique ont favorablement évolué.
Dès lors, le nouvel article prévoit que : « Le télétravail est mis en place dans le cadre d’un accord collectif ou, à défaut, dans le cadre d’une charte élaborée par l’employeur après avis du comité social économique, s’il existe.
En l’absence de charte ou d’accord collectif, lorsque le salarié et l’employeur conviennent de recourir de manière occasionnelle au télétravail, ils formalisent leur accord par tout moyen ».
Cette modification s’inscrit dans l’esprit affiché par les ordonnances dites Macron : encourager et renforcer la place de la négociation collective dans les relations de travail.
Elle matérialise, accompagne et souhaite faciliter l’épanouissement de ce mode de travail, de plus en plus aisé à mettre en place en raison de l’utilisation généralisée d’outils informatiques connectés.
L’encadrement du télétravail, peut donc depuis 2017 être collectif et même négocié au niveau de la branche sans le concours de l’employeur.
Le contenu de l’accord collectif sur le télétravail doit aussi répondre à un certain nombre d’exigences et doit notamment prévoir :
les conditions de passage en télétravail et de retour en présentiel ;
les modalités d’acceptation du salarié ;
les modalités de contrôle du temps de travail ;
la régulation de la charge de travail ;
La notion d’accident du travail survenu sur le lieu d’exercice du télétravail a également fait son apparition.
Par ailleurs, le législateur est venu préciser que le télétravailleur devait bénéficier de droits en évoquant de façon non exhaustive des thèmes tel que l’accès à la formation.
Dans son avant dernière version, en vigueur du 07 septembre 2018 au 27 décembre 2021, la définition stricto sensu du télétravail n’a pas été modifiée.
Toutefois des précisions ont été apportées sur les modalités de la mise en œuvre du télétravail dans le cadre d’accord collectif ainsi que sur les droits du télétravailleur, démontrant encore une fois les points de préoccupation identifiés par le législateur.
La dernière version de l’article L1229-9 du Code du travail date d’après la période pandémique puisqu’elle est modifiée par la récente loi n°2021-1774 du 24 décembre 2021, applicable à compter du 28 décembre 2021. Pour autant, aucune modification substantielle relative au sujet qui nous intéresse n’y a été apportée.
B) Impact de la pandémie sur le recours au télétravail.
Pendant la pandémie, après un temps de latence compréhensible, le télétravail a permis d’assurer une certaine continuité du travail majoritairement pour les entreprises du tertiaire tout en protégeant les travailleurs contre l’épidémie.
Néanmoins, le recours à ce mode de travail s’est fait dans l’urgence et aucune disposition n’avait été prise au préalable pour encadrer les conditions réelles de son exercice (équipement, durée du travail, protection des données, droit à la déconnexion, incidence des arrêts maladies ou accident du travail...).
Le recours au télétravail durant la pandémie s’est fondé sur l’article L1222-11 du Code du Travail, disposition dont la rédaction demeure inchangée depuis les ordonnances Macron :
« En cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, ou en cas de force majeure, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés ».
Cet article permet un recours facilité au télétravail, justifié par des circonstances extraordinaires, qui n’a donc pas vocation à se prolonger dans la durée.
Toutefois ce qui était qu’exceptionnel est devenu habituel, faisant naturellement émerger de nouvelles interrogations sur la nécessité d’adapter la règlementation en vigueur à une pratique qui s’est généralisée.
Une discussion récurrente porte sur le droit pour le télétravailleur d’être indemnisé des frais engendrés par cette activité à domicile. En effet, le salarié devra adapter son logement et acquérir des équipements supplémentaires, parfois couteux, pour améliorer son confort et éviter à terme des troubles musculo-squelettiques.
Dans la même veine, J.-M. Lattes affirmait que
« Pour travailler dans des conditions équivalentes à celle de l’entreprise, le salarié doit disposer d’un ordinateur, d’une imprimante, d’une connexion au serveur de l’entreprise… Cela pose la question du coût de l’activité à domicile et débouche généralement sur une convention. Soit on fournit au salarié l’outil soit on l’indemnise pour l’usage de son propre matériel, en se mettant d’accord sur un montant » [2].
C’est précisément sur cette nécessité d’indemniser le salarié contraint d’acheter son équipement personnel que nous reviendrons.
II) Problématiques lies aux dépenses du salarie en télétravail.
Jadis, certains employeurs pensaient que le télétravail était synonyme d’oisiveté entrainant par conséquent un manque de productivité des salariés. Mais le perfectionnement des logiciels permettant une connexion à distance permet aujourd’hui un véritable contrôle de l’employeur.
Il s’est en outre avéré qu’en réalité les télétravailleurs effectuaient des plages de travail plus importantes que les salariés présents en entreprise.
Pour autant, le télétravailleur ne doit pas être défavorisé par rapport à son collègue sur site (A). Par conséquent, il est nécessaire de poser le cadre permettant de résoudre le contentieux, amené à croître, autour de la prise en charge des frais qu’il a dû supporter (B).
A) Le salarié télétravailleur, un salarié comme un autre.
Il convient d’emblée de le rappeler : ce n’est pas parce le télétravailleur n’est pas sur place qu’il doit évoluer dans un environnement de travail de moindre qualité et supporter des obligations supplémentaires à sa charge.
Si cette affirmation paraît évidente pour les travaillistes, les employeurs et salariés concernés pouvaient avoir des hésitations.
La réécriture des dispositions relatives au télétravail par les ordonnances Macron de 2017 ont été l’occasion de confirmer cette égalité de traitement en étendant sa portée aux télétravailleurs.
En effet, le droit antérieur ne traitait que partiellement de la protection des télétravailleurs, de sorte qu’il subsistait de nombreuses zones d’ombres.
L’article L1229-9 du Code du travail dans sa dernière rédaction a mis fin à tous doutes. Le texte prévoit de manière expresse que « Le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise ».
Ces droits peuvent s’illustrer et se décliner concrètement à l’envi : libertés individuelles et collectives, accès à la formation, respect de la vie privée, santé et sécurité au travail, accès aux activités sociales de l’entreprise, aux informations syndicales, éléments de rémunération, avantages divers tel que les tickets restaurants, indemnisation des frais de transport public…
L’article L1222-9 du Code du travail revient également sur une problématique majeure soulevée dans le cadre du télétravail : la durée et le temps de travail effectués par les salariés.
« II.- L’accord collectif applicable ou, à défaut, la charte élaborée par l’employeur précise :
3° Les modalités de contrôle du temps de travail ou de régulation de la charge de travail ;
4° La détermination des plages horaires durant lesquelles l’employeur peut habituellement contacter le salarié en télétravail ».
Il est donc désormais prévu un temps de connexion limité afin de rendre effectif le droit à la déconnexion prévu à l’article L2242-17 du Code du travail.
Mais l’application pratique de l’égalité de traitement entre salariés en présentiel et en télétravail trouve un autre point d’achoppement lorsqu’il s’agit de frais professionnels puisqu’en principe, tous les salariés doivent pouvoir prétendre au remboursement des frais exposés pour les besoins de leur travail.
B) La prise en charge des frais professionnels liés au télétravail.
La notion de frais professionnels n’est pas définie dans le Code du travail mais dans un arrêté du 20 décembre 2002 : les frais professionnels s’entendent des charges de caractère spécial inhérentes à la fonction ou à l’emploi du travailleur salarié ou assimilé que celui-ci supporte au titre de l’accomplissement de ses missions.
Cet arrêté, dont l’objectif premier est de déterminer les frais professionnels déductibles des cotisations de sécurité sociale, apporte un éclairage majeur pour les télétravailleurs.
En effet, l’article 6 dudit arrêté prévoit que : « Les frais engagés par le travailleur salarié ou assimilé en situation de télétravail, régie par le contrat de travail ou par convention ou accord collectif, sont considérés comme des charges de caractère spécial inhérentes à la fonction ou à l’emploi, sous réserve que les remboursements effectués par l’employeur soient justifiés par la réalité des dépenses professionnelles supportées par le travailleur salarié ou assimilé
Trois catégories de frais de ce type peuvent être identifiées :
1° Les frais fixes et variables liés à la mise à disposition d’un local privé pour un usage professionnel ;
2° Les frais liés à l’adaptation d’un local spécifique ;
3° Les frais de matériel informatique, de connexion et de fournitures diverses ».
L’article 7 précise quant à lui que :
« Les frais engagés par le travailleur salarié ou assimilé à des fins professionnelles, pour l’utilisation des outils issus des nouvelles technologies de l’information et de la communication qu’il possède, sont considérés comme des charges de caractère spécial inhérentes à la fonction ou à l’emploi conformément au contrat de travail. Les remboursements effectués par l’employeur doivent être justifiés par la réalité des dépenses professionnelles supportées par le travailleur salarié ou assimilé ».
En s’appuyant sur ces textes, la jurisprudence a précisé au fur et à mesure ce qui devait relever des frais professionnels engendrés par le télétravail et ce qui devait en être exclu.
Ainsi, pour les frais d’occupation du domicile : « le salarié peut prétendre à une indemnité au titre de l’occupation de son domicile à des fins professionnelles dès lors qu’un local professionnel n’est pas mis effectivement à sa disposition »
L’employeur refusait d’indemniser les salariés au motif notamment que les salariés pouvaient se connecter d’où ils voulaient via une clé wifi (café, bar d’hôtel, salle d’attente…). Selon lui, le fait qu’ils souhaitaient exécuter leurs tâches administratives depuis leur domicile relevait d’un choix libre qu’il n’avait pas à supporter.
Mais la Cour de cassation a retenu que compte tenu de la diversité des tâches à accomplir et de la nécessité de pouvoir s’y consacrer sérieusement dans de bonnes conditions, les salariés n’avaient d’autres choix que d’occuper une partie de leur logement personnel à des fins professionnelles. Par conséquent, cette occupation contrainte donne droit à une indemnisation.
Si la jurisprudence précitée concerne des salariés itinérants, qui n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, le raisonnement est selon nous applicable aux télétravailleurs qui exercent régulièrement leur travail depuis chez eux, de surcroît lorsque ce télétravail est imposé.
D’ailleurs, partant de la définition générale des frais professionnels, toutes les dépenses du salarié liées à l’accomplissement de son travail, peuvent donner lieu à un remboursement si l’employeur n’a pas donné au télétravailleur les moyens de les accomplir dans les établissements de l’entreprise, peu importe les dispositions collectives applicables.
Un arrêt récent de la Cour de Cassation est venu rappeler que toutes les clauses « mettant à la charge d’un salarié les frais engagés par celui-ci pour les besoins de son activité professionnelle » sont considérées comme non écrites.
Il s’agissait en l’espèce d’un salarié VRP dont le contrat stipulait que les frais professionnels (déplacement, hébergement) exposés seraient entièrement à sa charge mais l’analogie avec le salarié en télétravail doit encore une fois être faite.
Au-delà de la qualification juridique à donner aux frais du salarié télétravailleur, une problématique peut également survenir sur la détermination du montant et des modalités de remboursement.
D’ailleurs dans le contexte actuel de recours conséquent au travail à distance, un contentieux réel et important pourra se poser à l’avenir si les accords collectifs en la matière restent peu nombreux.
A ce jour, l’employeur dispose de deux moyens pour rembourser le salarié télétravailleur : le remboursement peut être réel, sous réserve de la présentation d’un justificatif, ou forfaitaire, avec un plafond journalier déterminé par arrêté du 20 décembre 2002.
Le Bulletin Officiel de la Sécurité Sociale (BOSS) développe très largement cette sous thématique et revient spécifiquement sur les frais engendrés par le télétravail [3].
Il fournit des exemples concrets comme pour l’occupation du domicile auxquels nous renvoyons le lecteur :
A l’heure où ces lignes sont écrites, le télétravail n’est plus obligatoire mais seulement recommandé par le ministère du travail.
Pour autant, Danièle Linhart, directrice de recherches au CNRS et sociologue du travail pense que l’on « s’oriente définitivement vers un partage de l’organisation du travail » : la plupart des salariés ressentent une angoisse à l’idée de revenir en présentiel à temps complet.
Les causes seraient multiples, liées à la fois à un environnement de travail individualiste, une mise en concurrence des salariés entre eux ou encore le confort du domicile par rapport à l’univers du bureau.
Il est en tout cas certain que la crise sanitaire à contribué à la « démocratisation » du télétravail, autrefois mis en œuvre avec parcimonie et parfois suspicion.
La pandémie ayant définitivement changé les opinions sur ce mode de travail, il est légitime de penser que la possibilité de télétravailler peut être un critère déterminant pour certains salariés lors de leur embauche.