Pour cerner les enjeux de ce débat, quelques éclaircissements s’imposent.
Qu’est-ce qu’un seuil social ?
Dans le vocabulaire commun, un seuil constitue une « limite, un point, un moment au-delà desquels commence un état, se manifeste un phénomène » (dictionnaire Larousse). On retrouve cet esprit en droit du travail : le seuil social réside dans le nombre de salariés à partir de laquelle des obligations sont imposées à l’employeur. Ainsi, et à titre d’illustration le passage à 10 salariés implique le versement mensuel des cotisations de sécurité sociale au lieu de trimestriellement, le financement de la formation professionnelle continue ; le passage à 11 à l’élection et à la consultation de Délégués du Personnel et l’allocation d’heures de délégation, ainsi qu’une exposition à des sanctions plus sévères en cas de licenciement irrégulier ou abusif ; le passage à 20 salariés implique l’établissement d’un règlement intérieur, un Délégué du Personnel supplémentaire, l’emploi obligatoire de travailleurs handicapés à hauteur de 6 % des effectifs (ou une contribution équivalente), l’augmentation du taux de cotisation pour la formation professionnelle continue, la cotisation au Fond National d’Aide au Logement ; enfin, le passage à 50 salariés génère un comité d’entreprise, la désignation de Délégués Syndicaux, la négociation annuelle obligatoire, un CHSCT, des Délégués du Personnel pour le deuxième collège, les établissements d’un plan de sauvegarde de l’emploi en cas de licenciement pour motif économique collectif, la participation des salariés au résultat outre quelques affichages règlementaires … Ces différentes obligations (liste non exhaustive) s’ajoutent les unes aux autres.
On en trouve encore d’autres lorsque les seuils de 200 ou 300 salariés sont franchis.
Pour être précis, rappelons que le seuil n’est toutefois pas nécessairement atteint avec l’embauche d’un salarié supplémentaire : en effet, l’élection des représentants du personnel nécessite que le chiffre fatidique soit atteint ou dépassé en moyenne sur 12 mois parmi les 36 derniers [1]. Autrement dit, ce n’est pas l’embauche du onzième ou du cinquantième salarié qui déclenche l’élection des Délégués du Personnel ou du Comité d’Entreprise, mais un franchissement pérenne.
Toujours est-il que ce « millefeuille » génère de plus en plus de critiques quant à son utilité réelle.
Pourquoi réduire les effets de seuil ?
L’inconvénient du seuil consiste dans le déclenchement immédiat des nombreuses obligations administratives et financières citées plus haut (à l’exception de la mise en place des institutions représentatives du personnel puisqu’on vient de préciser que la limite doit être dépassée sur 12 mois). Il est d’autant plus brutal qu’il est binaire : la veille, l’entreprise parvenait à gérer ses 10 salariés, le lendemain, en ayant accueilli un de plus, elle serait accablée de tracasseries et de couts supplémentaires …
Dans la lignée du « choc de simplification » prôné par le gouvernement, le Ministre du Travail a déjà ouvert la voie à l’expérimentation de l’assouplissement des seuils dans certaines branches ou certaines régions : « Gardons le principe des seuils à 10 pour créer des délégués du personnel, à 50 pour le comité d’entreprise, mais suspendons leur enclenchement pendant trois ans » [2]. La question a également été abordée lors de la conférence sociale au mois de juillet dernier, sans aboutir néanmoins à une décision consensuelle. Faute d’accord entre les partenaires sociaux, le Premier Ministre a indiqué que des mesures seraient prises par la loi ou le règlement.
Quel effet sur l’emploi ?
Au-delà de la simplification qui, objectivement, serait bienvenue pour tout le monde (y compris les avocats en droit du travail), c’est l’impact sur l’emploi qui est au cœur de l’effet dissuasif des seuils. Les organisations patronales estiment en effet que nombre d’entreprises préfèrent renoncer à embaucher au regard des contraintes administratives supplémentaires ainsi générées. Elles y voient d’ailleurs une des causes principales du « plafonnement » des effectifs : selon les chiffres de l’INSEE, on constate un regroupement des entreprises dans la zone proche du seuil (dans notre pays, 1100 entreprises emploient chacune 46 ou 47 salariés, 1400 48 salariés, 1500 à 49 salariés) puis une chute brutale juste après le franchissement (550 entreprises employant 50 ou 51 salariés).
Ces chiffres font ressortir également le faible nombre d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) en France, comparé notamment au voisin allemand, alors qu’on sait que ces firmes employant plus de 250 salariés sont généralement de puissants moteurs de croissance.
Néanmoins, l’impact sur l’emploi reste très controversé, l’INSEE ayant lui-même établi une projection selon laquelle environ 22 500 entreprises procéderaient à des embauches si les seuils n’existaient pas. Seulement 22 500, serait-on tenté d’écrire ! Plus optimiste, la fondation IFRAP estime le total de recrutement entre 70 000 et 140 000 [3].
Avec un regard « cultuel » extérieur mais néanmoins très scientifique, une étude américaine estime quant à elle la création d’emplois potentiels à un niveau très inférieur : 10 voire 20 000 [4]. Elle relève tout d’abord que la plus importante part de l’emploi appartient de toute façon aux ETI (qui ont donc déjà franchi les seuils), pas aux PME ni aux TPE, puis que le cout du franchissement certes élevé la première année, reste ensuite limité.
Enfin, agir sur les seuils sociaux permettrait de lever la « barrière psychologique » qui dissuade bon nombre d’employeurs craignant la complexification administrative. Il est vrai qu’en dehors du coût généré lui-même par le franchissement (tout de même chiffré par la CGPME à 4 % de la masse salariale au dessus de 50 salariés), le temps passé par chacune des parties prenantes (DRH, DAF, dirigeant lui-même d’un côté et salariés de l’autre) peut donner l’impression d’être improductif ou en tout cas qu’il pourrait être mieux utilisé si les contraintes actuelles étaient assouplies.
Est-ce là le prix du dialogue social ?
Certains employeurs tentent de trouver la parade en scindant leurs effectifs pour aboutir à autant de structures juste en dessous des seuils : en d’autres termes, trois entités distinctes employant chacune moins de 20 salariés au lieu d’une seule avec 60. Le droit du travail a néanmoins prévu, dans ces cas, la possibilité de faire reconnaître une « unité économique et sociale » (UES) qui consiste précisément à considérer que, compte tenu de leur points communs (même pouvoir de direction, activités complémentaires, communauté de travailleurs) ces entités ne doivent en réalité n’en constituer qu’une seule qui doit alors mettre en place CE, CHSCT, délégué syndical, etc. Mais ce type d’action, qui passe par un recours devant le Tribunal d’Instance faute d’accord entre les parties, reste relativement rare en pratique.
Différentes pistes à l’étude.
Il est peu probable que, malgré le virage presque libéral dont certains accusent le gouvernement, les seuils sociaux soient définitivement abandonnés.
L’expérimentation souhaitée par le Ministère du Travail vise à les suspendre pendant 3 ans puis de mesurer leur effet sur l’emploi ; aucune nouvelle contrainte ne pèserait donc sur les entreprises, quel que soit leur effectif, ce qui lèverait leurs réticences au recrutement. Si l’expérience ne débouche sur aucune embauche, l’argument patronal sera écarté.
Rappelons que l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013, négocié directement entre les partenaires sociaux, a accordé aux entreprises un délai d’un an pour la mise en œuvre des obligations complètes liées aux seuils de 11 et 50 salariés une fois ces effectifs atteints, sous réserve que l’organisation des élections des représentants du personnel concernés intervienne dans les trois mois du franchissement du seuil en question. L’accord organise donc une période transitoire d’un an pour la montée en charge progressive des institutions représentatives du personnel. Cet effet de seuil là a donc été atténué, sans disparaitre.
Le MEDEF demande que les seuils sociaux soient revus tandis que la CGPME penche pour une fusion des instances représentatives du personnel (DP/CE/CHSCT) au-dessus de 50 salariés.
Quant à la fondation IFRAP (déjà citée plus haut), elle admet que la plupart des obligations pesant sur les entreprises sont nécessaires à leur bon fonctionnement et suggère plutôt un relèvement des seuils de 50 % (c’est-à-dire un passage à 15, 30 et 75 salariés au lieu de 10, 20 et 50 actuels), permettant aux entreprises proches des seuils de les franchir en embauchant, sans générer d’impact règlementaire ou financier négatif.
Une troisième piste peut encore être explorée, sur le modèle allemand : se concentrer sur la protection des salariés travaillant dans les PME voire les TPE (moins de 10 salariés). Dans Alternatives Economiques de juillet, Laurent JEANNEAU propose une simplification générale du système avec abaissement des seuils couplé à une diminution générale des obligations qui y sont liées et cite pour exemple la mise en place d’un conseil d’établissement doté des mêmes prérogatives que dans les grands groupes dès 5 salariés [5].
Le professeur ROYS, auteur de l’étude américaine citée plus haut, reste beaucoup plus sceptique, estimant que l’augmentation du seuil à 75 ou 100 ne ferait que déplacer le problème sans générer de véritable gain. D’après lui, il convient plutôt de se concentrer sur la concurrence, le marché du travail, l’innovation et l’éducation tout en cherchant à améliorer les dispositifs existants plutôt que de les réformer. C’est à dire faire mieux plutôt que faire plus ou moins …
Le débat reste particulièrement ouvert et la négociation sur la modernisation du dialogue social qui s’ouvre en octobre promet d’être instructive.