CEDH et usage de l’ordinateur professionnel à des fins personnelles : une décision faible de portée.

Par Gautier Kertudo, Avocat.

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Explorer : # usage personnel des outils professionnels # contrôle de l'employeur # protection des données personnelles # jurisprudence française

La Cour Européenne des Droits de l’Homme par sa décision en date du 12 janvier 2016, est venue confirmer la légalité du licenciement d’un salarié roumain utilisant son ordinateur professionnel pour « tchatter », via « Yahoo Messenger », avec sa fiancée et son frère pendant ses heures de travail. Le salarié conteste cette décision en dénonçant une atteinte à ses correspondances privées et à l’article 8 de la CEDH relatif au droit au respect de la vie privée et familiale.

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La CEDH confirme qu’un employeur peut contrôler l’ordinateur d’un salarié en son absence, ou sans son accord, pour vérifier l’usage qu’en fait ce dernier. La position de la CEDH est-elle conforme à la jurisprudence française ?

Cette décision est atypique en ce qu’elle mélange plusieurs principes déjà traités par les juridictions françaises.

Sur le règlement intérieur

En l’espèce, le règlement intérieur interdisait l’usage des outils professionnels à des fins personnelles. Tout d’abord, la CEDH ne se prononce pas sur le caractère abusif d’une telle restriction. Il faut rappeler qu’en France la CNIL recommande l’utilisation d’Internet au travail à titre personnel dans la limite d’un délai raisonnable (Rapports de la CNIL, mars 2001 et février 2002). La CEDH élude cette approche préférant s’en tenir au contenu du règlement intérieur.

Une première observation consisterait à s’interroger sur la pertinence du règlement intérieur de l’employeur du salarié licencié qui interdit tout usage personnel des ordinateurs professionnels. Ce type de règlement aurait pu être considéré comme étant abusif et trop restrictif pour les salariés.

La CEDH ne répondra pas à cette question.

Sur la consultation par l’employeur de l’ordinateur du salarié

Une deuxième observation repose sur la possibilité pour l’employeur de consulter le contenu de l’ordinateur du salarié. Depuis 2007, la CEDH a consacré la notion de protection des données personnelles du salarié, notamment dans l’affaire Copland c. Royaume-Uni du 3 avril 2007.

En France, depuis le célèbre arrêt Nikon du 2 octobre 2001, la Cour de cassation considère que l’employeur ne peut pas prendre connaissance de messages personnels d’un salarié sans porter atteinte à la vie privée de celui-ci et au principe du secret des correspondances. Ce principe s’applique même si l’employeur a interdit l’usage à des fins personnelles des ordinateurs de l’entreprise.

Toutefois la Cour n’a pas manqué d’apporter des précisions quelques années plus tard en permettant à l’employeur de consulter les messages et documents non identifiés par le salarié comme étant « personnels ».

La CEDH le rappelle à moitié en estimant que, par défaut, les éléments présents sur l’ordinateur d’un salarié ont un caractère professionnel. La CEDH aurait pu reprendre la distinction opérée par la Cour de cassation, elle ne le fait pas.

Sur l’absence d’usage abusif

Par ailleurs, la CEDH use d’un raisonnement assez direct : l’usage à des fins personnelles étant prohibé par le règlement intérieur, la découverte de communications personnelles effectuées par le salarié avec son ordinateur constitue une cause de licenciement.

La jurisprudence française est plus développée sur ce point. Elle considère qu’un usage abusif peut être une cause réelle et sérieuse de licenciement. La Cour de cassation a pu estimer dans un arrêt en date du 18 mars 2009, que l’utilisation à des fins personnelles pendant 41 heures en un mois de son ordinateur professionnel par un salarié pouvait constituer un usage abusif. En l’absence de disposition inscrite au sein du règlement intérieur, la Cour a estimé qu’un stockage important de fichier par un salarié pouvait motiver la rupture d’un contrat .

Dans sa décision du 12 janvier 2016, la CEDH ne s’embarrasse pas à analyser le caractère abusif du nombre de connexions ou de fichier du salarié. Elle retient que le seul fait qu’il ait utilisé le « tchat » de l’entreprise à des fins personnelles alors que le règlement intérieur l’interdisait constituait un motif de licenciement.

L’apport de la décision s’arrête donc là pour la France. Il serait bien aventureux de considérer que la CEDH, par cette décision, prohiberait tout usage à des fins personnelles d’un ordinateur professionnel. La décision de la CEDH ne donne aucune orientation sur la validité de la position de la jurisprudence française. Sa portée sera plus importante pour les pays au sein desquels la jurisprudence est moins évoluée sur le sujet.

Bien au contraire, la Cour ne fait qu’énoncer un syllogisme plutôt contestable : l’usage personnel est interdit dans le règlement intérieur, le salarié « tchatte » avec ses proches sur son ordinateur professionnel, le licenciement est justifié. Cette position est critiquable en ce qu’une nouvelle fois une juridiction ne prend pas en compte les spécificités de l’utilisation des technologies au sein du monde du travail.

La CEDH semble ferme à l’égard de l’usage personnel d’un outil de travail. Mais aujourd’hui la limitation et l’encadrement de cette pratique ne peuvent être optimaux.

Un salarié peut utiliser son smartphone ou sa tablette au travail en se connectant sur son lieu de travail avec la connexion Internet de son entreprise. Quelle serait alors la position d’une cour qui interviendrait pour valider ou sanctionner un licenciement d’un salarié utilisant une messagerie à des fins personnelles avec la connexion de son entreprise mais sur son téléphone personnel ? La résultante serait en réalité la même.

La CEDH aurait dû s’attarder d’avantage sur la question de l’usage abusif de l’outil professionnel à des fins personnelles plutôt que de se fonder et de se cacher derrière le règlement intérieur. Cette décision s’en retrouve affaiblie et sa portée n’est pas celle que l’on veut croire pour la France.

La seule et unique observation à retenir de la comparaison entre la décision de la CEDH et de la jurisprudence française est qu’il existe encore et toujours un fossé important entre l’évolution de l’usage des technologies de communication et le monde du travail.

Gautier KERTUDO
Avocat
Cabinet Barthélémy-Avocats

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