Le Cameroun reconnait dans son organisation judiciaire, aux côtés des juridictions de droit moderne, les juridictions de droit traditionnel qui sont chargées de statuer sur les faits relatifs aux coutumes et traditions. Mais dans la pratique, il se pose toujours un problème de qualification des faits reconnus par la tradition, mais portés aux juridictions du droit moderne pour être jugés. Nous voulons aborder cette question sous l’angle jurilinguistique à travers une approche discursive basée sur l’analyse de l’interdiscursivité juridique et socioculturelle des décisions de justice.
1. L’interdiscursivité juridique et socioculturelle
L’interdiscursivité juridique et socioculturelle pose le discours juridictionnel comme une interaction nécessaire entre les discours juridiques et les discours socioculturels. La première catégorie se rapporte aux différentes sources du droit que le juge convoque dans son exposé des motifs pour motiver sa décision en droit. La dimension socioculturelle quant à elle renvoie aux faits qui sont à la base des procès. C’est dans ce sens que la loi voudrait que toute décision de justice soit motivée en fait et en droit. S’il est vrai que les faits sociojuridiques sont presque les mêmes dans toutes les sociétés, il n’en demeure pas moins qu’il existe des faits sociojuridiques culturellement marqués. C’est cette dernière catégorie qui fait problème dans les cultures africaines en général et le Cameroun en particulier.
Dans une réflexion que nous avons menée dans le cadre d’une recherche, il nous a été donné de constater qu’il y avait un difficile compromis entre les faits sociojuridiques culturellement marqués et les dispositions modernes en matière pénale. Nous présenterons dans le cadre de cet article deux cas de figure : les faits de sorcellerie et les faits d’enlèvement de mineur.
2. Les faits de sorcellerie
Soit les extraits de jurisprudence ci-après :
"Que sur la foi desdites révélations, E.J. a déclaré à la victime qu’elle était sorcière car détenant des crânes, des bics et des serpents et décidée à entraver l’évolution des autres enfants de la famille"
"Que surabondamment la prévenue E. J. a continué à affirmer sans le prouver que la partie civile exerçait des pratiques de sorcellerie, détenant un crâne humain et un serpent".
La sorcellerie marquée ici par les termes "crânes, bics, serpent", est un fait sociojuridique culturellement marqué au Cameroun, en raison des spécificités culturelles liées aux différentes pratiques de sorcellerie et aux objets qui en servent. La sorcellerie est aussi un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre et de salive dans les juridictions camerounaises. Elle est pénalement sanctionnée comme un délit selon les dispositions de l’article 251du Code pénal camerounais qui dispose :
" Est puni d’un emprisonnement de deux à dix ans et d’une amende de 5000 à 100 000 francs celui qui se livre à des pratiques de sorcellerie, magie ou divination susceptibles de troubler l’ordre ou la tranquillité public, ou de porter atteinte aux personnes, aux biens ou à la fortune d’autrui même sous forme de rétribution".
Il se trouve qu’ainsi libellée, cette loi brille par son imprécision terminologique sur ce qu’est une pratique de sorcellerie.C’est ce que Mounyol à Mboussi (2006 : 239), parlant de la loi camerounaise sur la sorcellerie, déplore en relevant que :
" L’imprécision de la loi rend difficile son application par le juge, celui-ci étant amené souvent à considérer comme pratiques de sorcellerie des situations qui n’ont avec elle qu’un lointain rapport, si l’on prend la peine de les examiner plus sérieusement, de même, il met à l’avant ses croyances personnelles ou celle de la communauté dans laquelle il officie, entérinant parfois dans ses décisions de véritables superstitions ; de même enfin, il peut avec cette tendance à l’arbitraire, entendre comme sorcellerie des usages traditionnels séculaires dont la nocivité n’est pas véritablement rapportée, réprimer des aptitudes naturelles spécifiques de certains individus simplement parce que la loi, mal libellée, lui en a laissé la latitude".
Tout semble donc reposer sur la difficulté à qualifier juridiquement certains faits relevant de la culture où de la tradition. Difficulté conduisant à des appréciations fantaisistes des juges. Qualifiés par le droit moderne comme un délit, les faits attribués à cette pratique semblent pourtant relever de la tradition où des domaines scientifiques réels . C’est dans cette optique que Mounyol (2006 :240) suggère que
« La sorcellerie étant un phénomène considéré comme traditionnel, on pourrait envisager de reconnaître aux juridictions traditionnelles le pouvoir de connaître certains procès intentés sous cette appellation ».
En attendant que cela soit envisagé, il reste constant que la sorcellerie, fait apparemment traditionnel, est punie au Cameroun sur le plan pénal comme un délit ou un crime, selon les cas.
3. Les faits d’enlèvement de mineur
Observons l’extrait ci-dessous :
"Attendu qu’il résulte des débats et des pièces du dossier que courant 2005, le nommé E.B. a enlevé de la garde de ses parents, la jeune N.M. âgée de 10 ans, qu’il a conduit à son domicile où il l’a gardée pendant trois mois ; qu’au cours de cette période, il a régulièrement entretenu des rapports sexuels avec la victime ; qu’entendu sur les faits, l’accusé a reconnu les faits dont il s’agit, expliquant que dans leur tradition, l’enlèvement de la jeune fille est une demande en mariage ; qu’il voulait épouser cette dernière et ne pensait pas qu’elle était mineure car ses formes lui ont fait croire qu’elle était âgée d’au moins 20 ans"
Cette séquence d’une décision de justice laisse entrevoir deux problèmes :
- Les faits qualifiés d’enlèvement de mineur sur le plan pénal,
- Les faits de demande en mariage évoqué par l’accusé.
Alors que le juge met l’accent sur l’enlèvement et le fait d’avoir entretenu des rapports sexuels, l’accusé se base sur la conception traditionnelle et culturelle du mariage où « l’enlèvement de la jeune fille est une demande en mariage ». Dans la pratique, c’est effectivement l’une des formes de mariage sur dix environ (Philippe Laburthe Tolra, 2009 : 240-241-242), la plus pratiquée dans la culture beti aujourd’hui. Le problème serait donc davantage dans la nature de l’enlèvement, et surtout l’intention du détourneur. Par ailleurs, l’enlèvement pour mariage a difficilement trouvé l’assentiment des parents qui généralement, comme de tradition, manifestent souvent un mécontentement. Mécontentement aussitôt traditionnellement réglé. Autrement dit, dans la culture beti, c’est la voix de la fille qui compte, et les parents n’ont qu’à s’incliner devant elle. Or le juge semble mettre l’accent sur le refus des parents en soulignant :
"Qu’en l’enlevant contre le gré de ses parents, E. B. s’est rendu coupable d’enlèvement de mineur ; Qu’en plus, en entretenant régulièrement des rapports avec cette dernière, il s’est rendu coupable d’outrage à la pudeur sur mineure de 16 ans suivi de rapports sexuels ; que les aveux ayant été constants à toutes les étapes de la procédure, il y a lieu de le déclarer coupable de ces infractions prévues et punies par articles 74, 346, 353 et 354 du code pénal"
La situation est d’autant plus confuse que la loi pénale reconnait cette disposition traditionnelle tel qu’on le voit dans les dispositions du Code pénal en son article 352, alinéa 2 qui dit :
"Le présent article ne s’applique pas au cas où la personne mineure ainsi enlevée, entraînée ou détournée épouse l’auteur de l’enlèvement, à moins que la nullité du mariage n’ait été prononcée".
Comme on peut le constater en fin de compte, il y a un réel problème entre les lois modernes et la qualification des faits liés à la tradition au Cameroun. Des cas auraient pu être multipliés, mais ces deux exemples nous aurons permis de comprendre la complexité et la nécessité d’une redéfinition des lois afin de les adapter à chaque contexte culturel. Ceci concerne aussi bien la langue dans laquelle le droit est dit, que l’environnement socioculturel dans le lequel le discours juridique se produit. Il faut donc une nécessaire relecture terminologique des textes normatifs. C’est là l’intérêt à accorder aux travaux de jurilinguistique dans les pays africains en général, et dans le contexte plurilingue et bijuridique camerounais en particulier.
Edgard ABESSO ZAMBO,
Jurilinguiste
Réferences
LABURTHE-TOLRA P. (2009), Les seigneurs de la forêt : Essai sur le passé historique, l’organisation sociale et les normes éthiques des anciens beti du Cameroun, Paris, L’Harmattan.
MOUNYOL à MBOUSSI E., (2006) « La justice et les procès pour pratiques de sorcellerie : une nécessaire relecture de la législation sur la sorcellerie au Cameroun » in Justice et Sorcellerie : Colloque International de Yaoundé, Paris, Karthala