L’arrêt Chambre régionale d’agriculture de Bretagne/ Association pour la traçabilité et le développement d’outils pour l’identification et de logiciels rendu le 3 mai 2024 [1] par la chambre du contentieux de la Cour des comptes apporte des clarifications importantes sur le nouveau régime de responsabilité des gestionnaires publics.
1. La méconnaissance des procédures de la commande publique n’entraîne pas forcément un préjudice et ne suffit pas pour engager la responsabilité des gestionnaires publics.
La Cour a souligné que le simple non-respect des règles de la commande publique ne suffit pas pour démontrer « l’existence d’une perte de chance sérieuse d’obtenir des offres plus avantageuses et, par conséquent, celle d’un préjudice irréfutable » (point 68).
Pour rappel, avec le nouveau régime de responsabilité, la question du préjudice prend une importance accrue. Il faut désormais prouver un « préjudice financier significatif » pour engager la responsabilité des gestionnaires publics sur le fondement de l’article L131-9 du Code des juridictions financières et de l’article L131-10 du même code.
On pourra donc retenir que la seule méconnaissance des règles de la commande publique ne suffit pas pour engager la responsabilité des gestionnaires publics sur le fondement de l’un ou l’autre de ces articles. Cette solution est logique. En effet, l’absence de respect de formalisme des règles de la commande publique n’empêche pas que des mises en concurrence informelles aient pu avoir lieu avant de contracter les marchés concernés (via des demandes de devis, par exemple). Par ailleurs, les marchés conclus, même en l’absence de procédure de mise en concurrence, donnent lieu à des prestations exécutées pour le compte de l’entité. Elle ne peut donc pas être considérée comme ayant subi un préjudice, alors qu’elle a pu bénéficier de prestations, sauf à démontrer qu’elle aurait excessivement payé pour ces prestations.
2. Sur l’application du droit de se taire pour les personnes mises en cause devant la Cour des comptes.
Le droit à se taire, fondé sur l’article 9 de la DDHC et l’article 6 de la CEDH vaut aussi bien devant les procédures pénales que pour toute procédure aboutissant à une sanction ayant le caractère de punition, comme jugé récemment par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2023-1074 QPC du 8 décembre 2023.
Dans l’arrêt commenté, la chambre du contentieux de la Cour des comptes précise que la notification du droit de se taire vaut également pour la procédure suivie en matière de responsabilité financière. Les magistrats instructeurs doivent donc notifier aux personnes mises en cause leur droit à se taire préalablement au début de leur audition. En l’espèce, la chambre du contentieux constate que cette obligation a été méconnue. Pour autant, elle conclut à l’absence de méconnaissance des droits de la défense aux motifs que la jurisprudence constitutionnelle n’était pas encore établie et que le requérant, lors de l’audition, ne s’est pas auto-incriminé.
Cette conclusion pourrait susciter une certaine perplexité parmi les avocats, connaisseurs des procédures devant la Cour des comptes. La pratique montre que les témoignages obtenus lors des auditions peuvent, en effet, se retrouver intégrés dans les réquisitoires du Procureur pour étayer des accusations. À moins que l’on ne puisse clairement prouver que le Procureur n’a pas utilisé les déclarations des requérants à des fins d’accusation, cette approche de la Cour soulève des questions quant à la solidité de sa justification.
Pour précision, le droit à se taire ne vaut pas pour les témoins, qui peuvent également être auditionnés par la Cour.
Dans tous les cas, la jurisprudence constitutionnelle étant maintenant établie, pour les procédures actuelles, l’omission du droit de se taire devrait donc mener à vicier la procédure.
3. Seules les affaires ayant fait l’objet d’un réquisitoire introductif devant la CDBF peuvent être renvoyées devant la chambre du contentieux de la Cour des comptes.
Les faits n’ayant pas fait l’objet d’un réquisitoire supplétif, mais uniquement d’un réquisitoire introductif ne peuvent pas être renvoyés devant la chambre du contentieux de la Cour des comptes, par application stricte de l’article 30 de l’ordonnance du 30 mars 2022.
Ce point sera à examiner très attentivement par les avocats des mis en cause. Si le formalisme décrit n’est pas respecté, la responsabilité des personnes mises en cause, uniquement dans le réquisitoire supplétif, ne peut pas être recherchée.
4. Sur la durée excessivement longue de la procédure.
Les avocats du requérant soulevaient la durée excessive de la procédure sur le fondement de l’article 6 de la CEDH. Ce moyen est intéressant. Il est vrai, que pour les personnes mises en cause, cette durée peut sembler considérable.
Pour rappel, la procédure devant la Cour des comptes, spécifique dans son déroulement, commence par un contrôle des comptes de l’entité. Au cours de ce contrôle, des irrégularités peuvent être constatées. Ces irrégularités peuvent faire l’objet d’une saisine du Procureur de la Cour des comptes par la chambre en charge du contrôle. Lors de la saisine, la chambre identifie des personnes, qu’elle présume responsables de ces irrégularités. Le Procureur peut décider de demander à la chambre du contentieux de la Cour des comptes d’instruire le dossier. Une ordonnance de mise en cause est alors prise à destination de personnes identifiées. L’instruction se fait par transmission de question écrite et par des auditions. Elle s’achève avec la prise d’une ordonnance de règlement. À partir de là, et après un délai de deux mois, le Procureur peut initier un renvoi devant la chambre des contentieux.
En l’espèce, l’ensemble de ces étapes avait totalisé six ans. Cependant, la Cour a statué que seule la période comprise entre la notification de l’ordonnance de mise en cause et l’ordonnance de renvoi devait être prise en compte. Cette période avait duré deux ans et trois mois. Cette durée n’a pas été considérée comme excessive par la Cour.