Brevets : le caractère anticoncurrentiel des accords "pay for delay" dans le domaine pharmaceutique. Par Léonard Munsch, Etudiant.

Brevets : le caractère anticoncurrentiel des accords "pay for delay" dans le domaine pharmaceutique.

Par Léonard Munsch, Etudiant.

3214 lectures 1re Parution: 4.69  /5

Explorer : # accords "pay for delay" # concurrence pharmaceutique # brevets et propriété intellectuelle # abus de position dominante

La volonté pour les laboratoires pharmaceutiques d’étendre un maximum leur monopole sur un médicament les mène à déposer des brevets dits de procédé, à la suite de l’expiration du brevet sur le principe actif [1]. En face, les laboratoires génériqueurs se tiennent prêts à entrer sur le marché à l’expiration de ce dernier brevet, mais se trouvent accusés de contrefaire le brevet de procédé par les fabricants princeps.

-

Afin de couper court à la fois aux actions relatives à la validité du brevet de procédé et celles concernant l’éventuelle contrefaçon de celui-ci, les laboratoires concluent des accords de règlements amiables de résolution de litiges. Tous ne sont pas nocifs, mais certains entraînent des restrictions de concurrence, et la Cour de justice de l’Union européenne en livre la démonstration.

L’arrêt Generics est une décision majeure dans le domaine de la concurrence, qui a été rendue le 30 janvier 2020 par la Cour de justice de l’Union européenne.

Elle constitue la première d’une série d’arrêts qui devrait mettre un terme à la saga des accords de report d’entrée dans le secteur pharmaceutique [2] [3].

Par la présente décision, la Cour répond aux dix questions préjudicielles renvoyées par le Competition Appeal Tribunal (CAT), tribunal de la concurrence britannique.

En cause, un doute sur la façon dont il faut appréhender les accords pay for delay conclus entre le laboratoire princeps GlaxoSmithKline (GSK) et les génériqueurs IVAX Pharmaceuticals UK (IVAX), Generics UK (GUK) et Alpharma, exerçant sur le marché des médicaments antidépresseurs, et spécifiquement la molécule de paroxétine.

Pour rappel, ces accords consistent en des règlements amiables, qui permettent de mettre fin aux actions judiciaires relatives à la contestation du brevet détenu par le laboratoire princeps d’une part, et celles où les génériqueurs sont accusés de contrefaire le dit brevet de l’autre.

Ces accords débouchent généralement sur une compensation de la part du laboratoire princeps, incitant les fabricants génériques à renoncer à leur entrée sur le marché et à la contestation du brevet. C’est ainsi que ces accords sont également qualifiés d’accords de report d’entrée. Le CAT, après avoir reconnu qu’un tel procédé peut s’avérer entièrement rationnel en termes économiques et commerciaux pour l’ensemble des parties, doutait de son admissibilité sur le droit de la concurrence, et demande si les accords en cause peuvent être assimilés à des accords d’exclusion de concurrents potentiels ou à des accords de partage du marché (pt. 48).

Ces affaires sont l’illustration du caractère complémentaire que peut revêtir le droit de la concurrence face à l’exercice déviant fait des titres de propriété intellectuelle, que le droit du même nom ne saurait appréhender.

Partant, comme le résume Mme l’avocate générale Juliane Kokott [4], « un accord de règlement amiable d’un litige de brevet en matière pharmaceutique peut-il constituer une restriction de la concurrence par objet ou par effet et sa conclusion, éventuellement conjuguée à la conclusion d’autres accords, un abus de position dominante ? » [5].

La démonstration de l’objet anticoncurrentiel des accords pay for delay.

Les six premières questions préjudicielles concernent la conformité de ces accords au regard de l’Article 101 TFUE et le droit des ententes. Pour tomber sous l’interdiction prévue par l’Article 101 paragraphe 1, TFUE, il est nécessaire que la « collusion intervienne entre des entreprises se trouvant en situation de concurrence si ce n’est actuelle du moins potentielle ». Si cela est avéré, faut-il encore déterminer si ces pratiques sont qualifiables de restriction par objet ou par effet, l’une ou l’autre qualification emportant un régime probatoire différent pour la Commission.

L’existence d’une concurrence potentielle dans le contexte pharmaceutique.

Le débat dans le cadre des accords pay for delay gravite autour de la qualification des laboratoires génériqueurs comme concurrents au laboratoire princeps, dès lors qu’ils ont commencé leur production mais n’exercent pas encore leur activité sur le marché.

La Cour affirme qu’il convient de déterminer s’il existe des possibilités réelles et concrètes que le génériqueur intègre ledit marché et concurrence le fabricant princeps (pt. 36). Cela implique l’existence d’une détermination ferme et d’une capacité propre d’accès au marché du génériqueur (pt. 44), ainsi qu’une absence de barrières à l’entrée présentant un caractère insurmontable (pt. 45). La détermination ferme et la capacité propre d’accès au marché sont caractérisées par des « démarches préparatoires suffisantes », dont la Cour dresse une liste non exhaustive. Peuvent être considérées comme démarches suffisantes « les mesures adoptées […] afin de disposer des autorisations administratives requises ainsi que d’un stock suffisant de ce médicament générique, toutes démarches judiciaires effectivement entreprises […] visant à remettre en cause […] des brevets de procédé détenus par un fabricant de médicaments princeps, ou, encore, les efforts commerciaux déployés […] en vue de la commercialisation de son médicament » (pt. 44).

Concernant le critère d’absence de barrières à l’entrée présentant un caractère insurmontable, il est à apprécier à la lumière de la spécificité du secteur pharmaceutique et des titres de propriété industrielle qui s’y rattachent. L’argument des sociétés consiste à faire valoir qu’en présence d’un tel brevet bénéficiant d’une présomption de validité, elles ne pouvaient se trouver en situation de concurrence potentielle, le brevet constituant une barrière. La Cour réplique que recevoir une telle conception « aurait pour conséquence […], de priver de toute portée l’Article 101 TFUE et serait susceptible, de ce fait, de mettre en échec l’efficacité du droit européen des ententes » (pt. 49).

En reprenant les conclusions de l’avocate générale, elle poursuit en affirmant que l’appréciation ne porte pas sur la « force » du brevet, mais bien sur la question de savoir si, « malgré l’existence de ce brevet, le fabricant de médicaments génériques dispose de possibilités réelles et concrètes d’intégrer le marché au moment pertinent » (pt. 50). En effet, « l’insécurité sur la validité de brevets couvrant des médicaments est une caractéristique fondamentale du secteur pharmaceutique » avant de conclure que « dans le secteur pharmaceutique, une concurrence potentielle peut s’exercer bien avant l’expiration d’un brevet protégeant le principe actif d’un médicament princeps, puisque les fabricants de médicaments génériques veulent être prêts pour entrer sur le marché au moment de cette expiration » (pt. 51).

Enfin, elle ajoute que l’existence d’un différend sérieux porté devant des juridictions constitue un indice de l’existence d’un rapport de concurrence potentielle entre eux (pt. 52). Encore, la volonté manifestée et la réalisation par le laboratoire princeps de transferts de valeurs au profit d’un fabricant génériqueurs en contrepartie du report de l’entrée de ce dernier sur le marché illustre la perception qu’il se fait du risque que présente le génériqueur. Cette crainte est pertinente pour apprécier l’existence d’une concurrence potentielle dès lors qu’elle conditionne le comportement sur le marché du laboratoire princeps (pts. 56 et 57). Tant d’indices matériels qui caractérisent un rapport concurrentiel entre les laboratoires.

Une telle interprétation confirmera vraisemblablement l’approche du Tribunal dans les affaires Lundbeck et Servier. Finalement, de l’exigence de « mettre en balance, d’une part, la préservation du libre jeu de la concurrence […] et, d’autre part, la nécessaire garantie des droits de propriété intellectuelle de ce titulaire » [6], c’est l’effet utile du premier qui prend le dessus sur le second.

Les faveurs d’une restriction par objet confirmant l’approche déjà retenue.

C’est la question substantielle du contentieux des accords pay for delay : sont-ils répréhensibles au titre de l’Article 101 TFUE car constitutifs de restrictions par objet ou par effet ? A cet égard, la Cour rappelle que de tels accords sont susceptibles d’emporter des effets restrictifs de concurrence dès lors que la contestation de la validité et de la portée d’un brevet fait partie du jeu normal de la concurrence dans les secteurs où il existe des droits d’exclusivité sur des technologies (pt. 81), et donc dans le domaine pharmaceutique.

Dans l’affaire des Groupements des cartes bancaires de 2014, l’avocat général Nils Wahl [7] affirmait que « ne devraient […] être considérés comme restrictifs de concurrence par objet que les comportements dont le caractère nocif est, au vu de l’expérience acquise et de la science économique, avéré et facilement décelable ». La Cour se doit de justifier avec minutie la raison pour laquelle la Commission peut s’affranchir de la preuve d’effets restrictifs, étant donné le caractère nouveau du contentieux des pay for delay.

La Cour rappelle qu’il y a lieu « de prendre en considération la nature des biens ou des services affectés ainsi que les conditions réelles du fonctionnement et de la structure du ou des marchés en question » (pt. 68). Partant, elle relève que le secteur pharmaceutique présente de fortes barrières à l’entrée et que le mécanisme de formation des prix est grandement influencé par l’entrée des génériques sur le marché (pt. 69). Les laboratoires en cause ne peuvent ignorer que le secteur des médicaments s’avère particulièrement sensible au report d’entrée sur le marché des génériques et qu’un un tel report conduit au maintien d’un prix de monopole sur le marché du médicament, ayant des conséquences financières importantes pour le consommateur final (pt.70).

Ensuite, l’enjeu réside dans l’assimilation de ces accords pay for delay à des accords de répartition ou d’exclusion de marché (pt. 77). La Cour affirme que « la qualification de « restriction par objet » doit être retenue lorsqu’il ressort de l’analyse de l’accord que les transferts de valeurs prévus par celui-ci s’expliquent uniquement par l’intérêt commercial tant du titulaire du brevet que du contrefacteur allégué à ne pas se livrer une concurrence par les mérites » (pt. 87). L’avocate générale énonçait aux points 115 de ses conclusions que « le potentiel de restriction d’un accord au moyen duquel le titulaire d’un brevet « achète » l’engagement d’un concurrent de s’abstenir d’entrer sur le marché et de contester le brevet consiste à éliminer tout risque de contestation et, par là même, à anéantir le jeu de la concurrence relatif à son produit breveté ». C’est l’élément incitatif du transfert de valeur qui est pointé du doigt.

Finalement, l’appréciation de l’unique intérêt commercial des parties nécessite :
- De tenir compte de transferts indirects découlant, par exemple, des bénéfices tirés par le fabricant génériqueur d’un contrat de distribution conclu avec le laboratoire princeps, et qui lui permettrait de vendre une quantité contingentée de médicaments génériques (pt. 91) ;
- D’apprécier si le solde positif des transferts de valeurs vers le génériqueur peut se justifier par l’existence d’éventuelles contreparties ou de renoncements avérés et légitimes de ce fabricant génériqueur (pt. 92) ;
- Et, si cela n’est pas le cas, de déterminer si ce solde positif est suffisamment important pour inciter le laboratoire génériqueur à renoncer à son entrée sur le marché et à ne pas concurrencer par ses mérites le fabricant princeps (pt. 93), sans qu’il soit nécessaire que ce transfert de valeur soit plus important que les bénéfices que le génériqueur aurait réalisés en obtenant gain de cause dans la procédure de contestation du brevet (pt. 94).

Par la suite, la Cour rejette les arguments des laboratoires selon lesquels la qualification de restriction par objet pourrait être écartée aux motifs que les accords n’excèdent pas la portée et la durée de validité restante du brevet ainsi qu’il existe une incertitude quant à la validité du brevet.

Mais l’exercice d’un droit de propriété intellectuelle n’autorise pas son titulaire à conclure des contrats qui violeraient l’Article 101 TFUE (pt. 97). De plus, la Cour rappelle que c’est précisément l’incertitude quant à l’issue de la procédure juridictionnelle qui contribue à l’existence d’une situation de concurrence au moins potentielle entre les laboratoires (pt. 100).

Sur la justification de ces pratiques, la Cour juge que les effets proconcurrentiels des accords en cause sont minimes voire incertains (pts. 108 et 109), et ne sont dès lors pas de nature à faire raisonnablement douter de leur caractère suffisamment nocif à l’égard de la concurrence (pt. 111).

En effet, malgré une légère réduction des prix de la paroxétine, les clauses des accords prévoyant une fourniture contingentée de médicaments paroxétine n’engendrerait pas une pression concurrentielle significative sur le laboratoire princeps. Ensuite, les avantages constatés pour les consommateurs demeurent nettement inférieurs à ceux qui auraient résulté d’une entrée sur le marché des génériques. Enfin, dans le cadre de la réorganisation de la structure du marché contrôlée par GSK, la fourniture de paroxétine et la cession de parts de marché constituent des transferts de valeurs monétaires. Partant, la Cour considère que de tels éléments ne sont pas de nature à remettre en cause le caractère nocif des accords (pt. 110).

Dernièrement et brièvement sur la notion de restriction par effet, la Cour énonce qu’afin d’établir l’existence d’effets sensibles potentiels ou réels sur la concurrence d’accords de règlement amiable [...], il n’appartient pas à la juridiction de renvoi de constater soit que le génériqueur partie à cet accord aurait probablement obtenu gain de cause dans la procédure relative au brevet, soit que les parties audit accord auraient probablement conclu un accord de règlement amiable moins restrictif (pt. 121).

C’est donc bien par la qualification de restriction par objet que les accords pay for delay sont contraires à l’Article 101 TFUE, et la Commission pourra donc continuer de s’alléger de la charge de la preuve grâce à la présente grille d’analyse dégagée par la Cour. Celle-ci confirmera sans doute l’approche retenue à la fois par la Commission puis le Tribunal, lorsqu’elle rendra ses solutions dans les affaires Lundbeck et Servier.

L’intégration par la Cour des médicaments génériques au marché pertinent dans son analyse des accords pay for delay comme instruments d’une stratégie générale d’exclusion.

Selon un principe bien connu et dégagé dans l’arrêt Hoffmann-Laroche [8], une même pratique peut donner lieu à une infraction tant à l’Article 101 TFUE qu’à l’article 102 TFUE, même si les deux dispositions poursuivent des objectifs distincts.

Dès lors, la décision de la juridiction européenne s’oriente, par les quatre dernières questions, sur la condamnation de ces accords au titre de l’Article 102 TFUE et la constitution d’un abus de position dominante de la part de GSK. Les considérations dégagées à propos de l’Article 102 auront également un rôle prépondérant dans les décisions Lundbeck et Servier à venir.

En l’espèce, l’abus de la position dominante est recherché dans le marché des ISRS, inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, médicaments antidépresseurs dont la paroxétine fait partie et sur laquelle GSK revendique un brevet de procédé.

L’intégration des génériques au marché pertinent due au caractère dynamique des critères d’interchangeabilité et de substituabilité.

La septième question concerne l’intégration ou non des médicaments génériques de la paroxétine dans le marché pertinent afin de déterminer une éventuelle position dominante de la part de GSK, alors même que ceux-ci ne sont pas encore entrés sur le marché. Les caractéristiques de cette question diffèrent des interrogations soulevées dans les affaires Lundbeck et Servier, puisqu’il était discuté la pertinence de prendre en compte les autres molécules des médicaments ayant les mêmes usages thérapeutiques, dans la détermination du marché pertinent. La juridiction de renvoi précise que ce n’est pas l’objet de sa demande, puisqu’elle a constaté que les autres ISRS exerçaient en fait peu de pression sur la fixation du prix du Seroxat par GSK (pt. 125), et qu’elle considérait déjà que GSK était en position dominante sur le marché des ISRS par les caractéristiques de la paroxétine.

A titre d’exemple, le Tribunal avait partiellement censuré la Commission dans l’affaire Servier et une éventuelle position dominante, en considérant au point 1590 de la décision que la Commission avait « restreint le marché pertinent à la seule molécule du périndopril, alors que les pièces du dossier montrent que le périndopril pouvait être exposé, de la part des autres IEC (inhibiteurs de l’enzyme de conversion), à des pressions concurrentielles significatives d’ordre non tarifaire ». En étendant le marché pertinent à tous les IEC, la position dominante ne pouvait être retenue et, partant, l’abus non plus. Mais faut-il également inclure les versions génériques pas encore commercialisées ?

Ici, la Cour reprend un raisonnement analogue à celui concernant la concurrence potentielle, à savoir la capacité pour les génériqueurs à entrer sur le marché sous peu, qui élargira sans doute les cas de position dominante par une nouvelle définition du marché pertinent. Cela tient encore à l’adaptation de la Cour au contentieux dans son contexte pharmaceutique, spécifiquement à la paroxétine.

En effet, les critères d’interchangeabilité et de substituabilité doivent être adaptés. La Cour reprend les dires de l’avocate générale Juliane Kokott, selon lesquels ces deux critères « présentent naturellement un caractère dynamique, dans la mesure où une nouvelle offre de produits est susceptible de modifier la conception des produits considérés comme interchangeables avec un produit déjà présent sur le marché ou comme substituables à ce produit et, de cette manière, de justifier une nouvelle définition des paramètres du marché pertinent » (pt. 130). Dans un marché où les autres ISRS seraient peu substituables à la paroxétine et offrant une faible pression concurrentielle, « une offre de médicaments génériques comprenant le même principe actif […] pourrait conduire à une situation dans laquelle le médicament princeps est considéré, par les milieux concernés, comme étant interchangeable uniquement avec ces médicaments génériques et, par voie de conséquence, comme relevant d’un marché spécifique, limité aux seuls médicaments qui comprennent ce principe actif » (pt. 131). Dès lors, les génériques sont considérés comme interchangeables et substituables au princeps lorsqu’ils « sont en mesure de se présenter à brève échéance sur le marché concerné avec une force suffisante pour constituer un contrepoids sérieux au fabricant du médicament princeps déjà présent sur le marché » (pt. 133).

Ce sont les mêmes éléments relatifs à l’appréciation de la concurrence potentielle qui sont repris ici, incluant les démarches nécessaires entreprises par les fabricants génériqueurs dans l’optique d’une entrée à brève échéance sur le marché, en raison de la fin de la protection du brevet principal. Concomitamment à l’existence d’un différend devant les juridictions qui indiquerait un rapport de concurrence. Le fait que le fabricant princeps se prévale d’un droit de propriété intellectuelle sur le procédé de fabrication du principe actif concerné, à même de faire éventuellement obstacle à l’entrée sur le marché des versions génériques, témoigne d’une réponse à l’immédiateté de la menace d’entrée sur le marché des fabricants génériqueurs (pts. 135 et 136).

Ainsi, dans le cadre de l’application de l’Article 102 TFUE, il convient d’intégrer les versions génériques du médicament principes dans la délimitation du marché pertinent lorsqu’ils sont en mesure de se présenter à brève échéance sur le marché, ce qui est le cas en l’espèce. Cela ne devrait rien changer à l’affaire Lundbeck où la position dominante semble avérée, mais on peut se poser la question de la pérennité de la décision du Tribunal dans l’affaire Servier, ayant écarté la position dominante en raison du marché des IEC étant fortement concurrentiel.

La possibilité d’intégrer les médicaments génériques dans le marché pertinent créera-t-elle un nouveau marché composé du princeps et des génériques, alors même que les autres IEC sont déjà interchangeables ? Le débat aura au moins le mérite d’être abordé dans la future décision de la Cour qui pourrait finalement renvoyer cette question devant le Tribunal et recommander la caractérisation d’une position dominante de Servier. Il semble tout de même que la haute juridiction de l’Union ait la propension à vouloir appréhender le plus de situations possibles.

Une stratégie générale d’exclusion constitutive d’un abus.

Les trois dernières questions du CAT renvoie à la détermination d’un abus, à supposer que GSK soit en position dominante, ce qui est le cas puisque la juridiction britannique de premier degré a sanctionné le laboratoire en raison de sa stratégie d’ensemble de conclusion de ces accords avec les fabricants génériqueurs. Les éléments circonstanciels de l’espèce amènent la Cour comme souvent à reformuler les questions. Est-elle un abus, la stratégie d’une entreprise en position dominante, titulaire d’un brevet de procédé d’un principe actif tombé dans le domaine public, la conduisant à conclure, soit préventivement, soit à la suite de l’introduction de procédures judiciaires remettant en cause la validité dudit brevet, une série d’accords de règlement amiable ayant pour effet de maintenir temporairement en dehors du marché les fabricants génériqueurs ?

Il y aurait donc une distinction entre la conclusion d’accords en amont et en aval de l’introduction d’un litige devant une juridiction. Une distinction peu opérante car c’est bien la stratégie contractuelle globale de GSK qui est observée, et non chaque accord pris individuellement (pt. 158). Communément, la Cour apprécie l’existence d’un abus puis les circonstances factuelles susceptibles de justifier cet éventuel abus.

Concernant l’abus, il est rappelé que c’est bien l’exercice abusif du titre de propriété intellectuelle qui est sanctionné. En effet, le développement d’une politique visant à minimiser les pertes d’une entreprise en position dominante relève du jeu normal de la concurrence, à condition que ce comportement ne s’écarte pas d’une concurrence par les mérites, profitable aux consommateurs [9]. La même logique est relevée par la Cour au point 150 : « l’exercice d’un droit exclusif lié à un droit de propriété intellectuelle, tel que la conclusion d’accords de règlement amiable entre le titulaire d’un brevet et des contrefacteurs allégués afin de mettre un terme à des litiges relatifs à ce brevet, fait partie des prérogatives du titulaire d’un droit de propriété intellectuelle, de sorte que l’exercice d’un tel droit, alors même qu’il serait le fait d’une entreprise en position dominante, ne saurait constituer en lui-même un abus de celle-ci ». Dès lors, les accords de règlements amiables ne sont pas constitutifs d’abus per se. Le Tribunal avait admis que la stratégie mise en place par Servier n’était pas une stratégie d’exclusion et que les accords pay for delay enveloppés dans cette stratégie ne sont pas à proprement parlé sanctionnables au titre de l’Article 102.

Cependant, la préservation de ses intérêts commerciaux propres et la prémunition contre la concurrence des médicaments génériques ne sauraient être acceptables lorsque celles-ci ont précisément pour objet de renforcer la position dominante de leur auteur et d’en abuser. Il en est le cas lorsque ces comportements visent à priver des concurrents potentiels avérés d’un accès effectif à un marché, tel que celui d’un médicament contenant un principe actif tombé dans le domaine public (pts. 151 et 152). Les faits de l’espèce tombent sous cette disposition, puisqu’il a été démontré que les laboratoires génériqueurs étaient des concurrents potentiels dont l’accès effectif au marché a été retardé.

La Cour conclut que si une stratégie globale contractuelle a pour effet de retarder l’entrée sur le marché de tels médicaments génériques et de prévenir une diminution significative des prix des médicaments princeps, alors cette stratégie a la capacité de restreindre la concurrence et, en particulier, de produire des effets d’éviction (pts. 156 et 157). L’ensemble des accords conclus par GSK aurait eu des effets cumulatifs, de nature à renforcer sa position dominante, s’avérant abusif au sens de l’Article 102 TFUE.

Quand bien même l’élément intentionnel n’est pas requis dans le cadre de l’application de l’Article 102, la Cour ajoute que la constatation d’une volonté de maintenir le plus longtemps sa position de monopole rend nécessaire la prise en compte d’un tel élément dans la qualification d’abus de position dominante (pt. 164), ce qui est établi par les juridictions britanniques concernant GSK. C’est bien la stratégie générale d’exclusion qui sera sanctionnée.

Concernant les avantages qui pourraient profiter aux consommateurs, et qui contrebalancerait les effets restrictifs des accords, la Cour rappelle que la notion de gains d’efficacité doit être strictement appréciée. Cette notion implique pour le fautif de prouver que ces gains ont été ou sont susceptibles d’être réalisés grâce audit comportement, que ce dernier est indispensable à la réalisation de ceux-ci et qu’il n’élimine pas une concurrence effective (pt. 166).

Une telle appréciation n’a jamais été retenue par le Tribunal dans les affaires jumelles, ainsi qu’il parait compliqué d’accueillir de tels arguments pour des pratiques qui se révèlent assez nocives. La Cour affirme que la mise en balance des effets nécessite de prendre dûment en considération les implications financières de l’accord GSK/IVAX favorables au système national de santé (pt. 170). Ici, le caractère intentionnel de la pratique n’entre pas en jeu, la notion d’abus de position dominante constituant une notion objective, il en va de même pour les justifications (pt. 169). La Cour tient à faire figurer que les gains de l’accord GSK/IVAX se révéleraient nettement inférieurs à ceux qui auraient résulté de l’entrée indépendante sur le marché d’une version générique à l’issue d’une victoire judiciaire du génériqueur dans la procédure relative au brevet.

Enfin, par application du principe de primauté du droit de l’Union, la Cour énonce que le seul fait qu’un des accords n’ait pu être sanctionné sur le fondement du droit national des ententes ne saurait remettre en cause, à lui-seul, le constat de l’existence d’une telle stratégie d’exclusion et de son caractère abusif, puisque cette absence de sanction « ne signifie pas qu’il ne produisait pas d’effets anticoncurrentiels » (pt.160).

Léonard Munsch
Etudiant au Centre d’études internationales de la propriété intellectuelle CEIPI
Diplomé en Droit international et européen des affaires - Université de Strasbourg

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

13 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[1CJUE, Generics, C-307/18, 30 janvier 2020.

[2Les constatations dégagées ici auront une grande influence dans les affaires pendantes Lundbeck et Servier

[3Point 5 des conclusions de l’avocate général Juliane Kokott présentées le 22 janvier 2020.

[5Ibid., point 1.

[6CJUE, 16 juillet 2015, Huawei Technologies, C-170/13, ECLI:EU:C:2015:477, point 42.

[7Conclusions de l’avocat général Nils Wahl dans l’affaire CJUE, 11 septembre 2014, Groupement des cartes bancaires (CB) contre Commission européenne, C-67/13, ECLI:EU:C:2014:1958, présentées le 27 mars 2014, point 56.

[8CJUE, 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission, 85/76, EU:C:1979:36, point 116.

[9Trib. UE, 1er juillet 2010, AstraZeneca, T-321/05, ECLI:EU:T:2010:266, point 804.

A lire aussi :

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 340 membres, 27875 articles, 127 257 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Avocats, être visible sur le web : comment valoriser votre expertise ?




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs