Village de la Justice : En tant qu’enseignant, pensez-vous qu’il soit “urgent” d’intégrer l’IA dans la formation des étudiants en droit ? Sommes-nous en quelque sorte face à une révolution ?
Géraldine Vial et Romain Rambaud : « L’intégration de l’IA dans la formation juridique n’est pas une option, c’est une urgence. Nous assistons à une véritable révolution, tant pour la pratique du droit, que pour son enseignement.
L’intelligence artificielle redéfinit les pratiques et les compétences requises pour les juristes de demain. Désormais, la valeur ajoutée du juriste ne réside plus uniquement dans sa capacité à analyser une situation juridique ; elle se trouve aussi dans sa faculté à mobiliser les outils d’IA pour optimiser son travail. L’IA permet aujourd’hui de réaliser de nombreuses tâches juridiques (résoudre une question de droit, analyser les clauses d’un contrat, évaluer le risque judiciaire…). Ignorer cette réalité mettrait les étudiants en décalage avec les attentes du marché du travail et les priverait d’une maîtrise essentielle pour leur futur exercice professionnel.
Par ailleurs, les exercices classiques –dissertation, cas pratiques, fiches d’arrêt– effectués à la faculté de droit peuvent désormais être réalisés par l’IA, ce qui oblige les enseignants à repenser leur manière d’enseigner le droit ».
En quoi l’enseignement de l’IA juridique est-elle un plus pour les étudiants, les enseignants et l’écosystème du droit dans son ensemble ?
« L’enseignement de l’IA juridique apporte une valeur ajoutée à tous les acteurs du droit.
Pour les étudiants, il constitue un atout professionnel essentiel : maîtriser les outils d’IA leur permet d’être plus performants et compétitifs sur le marché du travail, où ces technologies sont de plus en plus utilisées.
Pour les enseignants, il s’agit d’adapter leurs méthodes pédagogiques en intégrant ces nouveaux outils, afin de mieux préparer leurs étudiants.
En intégrant l’IA juridique dès la formation en Licence, le projet TEDIA a pour ambition de permettre aux futurs juristes de savoir exploiter ces nouvelles technologies, tout en en comprenant les enjeux éthiques et juridiques. Il contribue à moderniser et à renforcer la profession juridique dans son ensemble ».
Pourquoi avoir lancé le Projet TEDIA ? Quels sont ses objectifs ? Votre démarche s’inscrit-elle dans une réflexion commune du monde universitaire français ?
« L’IA devient un partenaire incontournable du juriste, qui nécessite une formation spécifique pour en comprendre les atouts et les limites, notamment les biais et les risques d’erreurs ou hallucinations.
Le projet Transformation des Etudes de Droit vers l’Intelligence Artificielle (ci-après "TEDIA ") [2] propose de préparer les étudiants et les enseignants en droit à cette nouvelle réalité, avec une approche originale, fondée sur la pratique de l’IA juridique (ses usages, ses impacts et les évolutions qu’elle engendre) et la manipulation des différents outils d’IA générative juridiques existants.
Cette démarche s’inscrit dans une réflexion plus large menée par quelques universités françaises. Toutefois, TEDIA se distingue sur deux aspects : une approche intégrée dès la licence (L2), destinée à former le plus grand nombre d’étudiants possible et une approche pratique en ce concentrant sur l’IA juridique opérationnelle, plutôt que sur le droit de l’IA ou des données.
Par ailleurs, nous menons des projets de recherche pionniers en matière d’IA juridique, avec une approche principalement opérationnelle [3].
Ce projet de formation s’inscrit donc dans une synergie entre la recherche de pointe et l’enseignement, faisant de l’Université Grenoble Alpes une université désormais référente en matière ».
Comment cette initiative est-elle perçue par la communauté éducative, par les étudiants ?
« L’initiative TEDIA est perçue comme une réponse nécessaire aux évolutions rapides du monde juridique. Du côté de la communauté éducative, elle suscite à la fois un intérêt et une prise de conscience : les enseignants reconnaissent la nécessité d’adapter leurs méthodes face à l’essor des outils d’IA, mais certains expriment des inquiétudes quant à leur impact sur l’évaluation et la transmission des savoirs.
Pour les étudiants, l’IA représente à la fois une opportunité et un défi. Beaucoup utilisent déjà des outils d’IAG sans toujours en maîtriser les limites. La formation proposée par TEDIA leur permettra d’acquérir une utilisation plus éclairée, plus efficace et plus critique de ces technologies.
Dans le cadre de ce projet, une semaine dédiée à l’IA juridique opérationnelle sera organisée du 17 au 19 septembre 2025 à la faculté de droit de Grenoble [4] ».
Selon vous, existe-t-il encore des freins au développement de l’IA et de son enseignement au sein du monde universitaire ?
« Oui, plusieurs freins limitent encore le développement de l’IA et son enseignement à l’université. Le premier est le manque de formation des enseignants, qui ne maîtrisent pas toujours ces outils et peinent à les intégrer dans leurs cours.
Un autre obstacle concerne l’accès aux technologies : de nombreuses legaltechs proposent des abonnements coûteux, rendant leur utilisation difficile pour les étudiants et les universités.
Enfin, des résistances pédagogiques et éthiques subsistent. Certains craignent que l’IA remplace le raisonnement juridique traditionnel.
Le projet TEDIA vise justement à dépasser ces freins, en ouvrant l’accès aux outils et en formant les enseignants à leur utilisation, tout en développant une approche critique de l’IA appliquée au droit ».
Géraldine Vial :
Maître de conférences en droit privé, elle participe depuis 2019, avec Etienne Vergès, à différents projets de recherches interdisciplinaires sur l’utilisation de l’IA et la transformation des professions juridiques [5].
Romain Rambaud :
Professeur, Droit public, il développe depuis 2022 un projet de recherche portant sur la justice algorithmique des élections politiques (le projet JADE) qui comporte de nombreuses dimensions informatiques, statistiques, d’IA (bases de données, machine learning, traitement automatique des langues, algorithmie, logiciel de justice algorithmique, etc. [6].