C’est un secret de Polichinelle que les banques ne contrôlent ni la signature, ni la concordance des montants en chiffres et en lettres, ni l’identité du tireur, ni celle du bénéficiaire des chèques qui leur sont présentés en paiement.
Les coûts d’un tel contrôle des chèques seraient en effet disproportionnés avec la gratuité requise de leur mise à disposition à la clientèle ; ces vérifications tatillonnes seraient contraires aussi aux délais de paiement que les usages imposent pour le traitement de cet instrument de paiement.
Il n’en demeure pas moins, ainsi que la Cour d’appel de Douai l’a récemment rappelé dans un arrêt du 25 janvier 2024 [1], que le banquier tiré est tenu envers son client à un « devoir de vigilance » quant à l’absence d’anomalie apparente sur le chèque (I) et que les règles interbancaires de traitement informatique des chèques sont inopposables à la clientèle (II).
I- L’obligation de la banque tirée de vérifier l’absence d’anomalie apparente sur le chèque.
Le devoir de vigilance de la banque tirée, autrement appelé « obligation générale de prudence et de sécurité », lui impose de relever les anomalies apparentes d’un chèque qui, supposément émis par son client, lui est présenté en paiement par une autre banque, celle du bénéficiaire du chèque et que l’on appelle la banque présentatrice [2].
Ces anomalies apparentes peuvent consister en des altérations, grattages, lavages, maquillage, effacements, surcharges [3], ou encore en une signature manifestement différente du spécimen déposé par le client [4], voire en des anomalies intellectuelles, liées aux circonstances [5].
Selon la Cour d’appel de Douai, l’anomalie apparente est celle qui ne doit pas échapper au banquier diligent. L’appréciation, sur ce point, doit s’effectuer in concreto. Si le banquier tiré paie un chèque, alors que la falsification du titre est apparente, il engage en conséquence sa responsabilité contractuelle à l’égard de son client : il doit recréditer concrètement le compte de son client du montant du chèque litigieux [6]. A contrario, si le chèque ne présente aucune irrégularité apparente, le banquier tiré ne peut voir sa responsabilité engagée [7].
Conformément aux dispositions de l’article 1353 alinéa 2 du Code civil, il incombe au client, présumé simplement émetteur (tireur) du chèque, d’établir que celui-ci a été falsifié. Ainsi, dans l’affaire dont la Cour d’appel de Douai avait été saisie, le tireur, après avoir averti sa banque qu’un chèque litigieux avait été débité de son compte bancaire, avait réussi à produire tant la copie du chèque d’origine avant sa falsification, que la copie du chèque falsifié, dont la comparaison signalait une discordance.
Il revenait alors à la banque tirée, dont la responsabilité contractuelle était recherchée par son client, de « représenter » à son tour l’original de ce chèque et de prouver que celui-ci n’était pas affecté d’une anomalie apparente. Elle ne pouvait se dispenser de cette preuve que si elle avait précisément restitué ce chèque au tireur [8].
Or, en l’espèce, en l’absence de restitution du chèque au client échaudé, la banque était défaillante dans l’administration de cette preuve. Elle ne parvenait pas à retrouver l’original du chèque présenté à son paiement, pour la simple raison que cet original n’avait pas été conservé.
II- L’inopposabilité des règles interbancaires de traitement des chèques.
Les règles interbancaires prévoient un échange dématérialisé des chèques entre la banque tirée et la banque présentatrice, au moyen de ce qu’elles appellent « l’échange image chèque » utilisée par la seconde. Ce process numérique conduit - parfois ? souvent ? toujours ? - à la destruction finale des originaux des chèques présentés.
Dans l’affaire en question, la banque tirée se réfugiait derrière ces règles interbancaires pour justifier de son impossibilité de présenter l’original du chèque à la juridiction. Ce moyen de défense n’était pas inédit. Il a souvent convaincu en jurisprudence, si l’on se souvient de cette fameuse décision rendue par le Tribunal de Grande Instance de Lyon le 16 avril 1996 [9], dont le Professeur Lionel Andreu a bien voulu nous livrer un commentaire désopilant, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs [10].
Il est acquis en effet, sauf clause contraire de la convention de compte [11], que le support d’un chèque peut ne pas être l’une des formules de chèque que les banques remettent à leurs clients. Tant qu’il comporte toutes les mentions obligatoires requises par les dispositions du décret-loi du 30 octobre 1935 [12], un chèque peut être établi sur support libre [13].
Le jugement précité a cependant considéré que le papier hygiénique « doux, ouaté, perforé et fragile », que le tireur avait griffonné et remis en l’espèce en guise de chèque à l’huissier lui signifiant une saisie-attribution, n’était pas suffisamment « solide et résistant pour supporter, sans se désagréger ou sans être endommagé, les différentes manipulations que son encaissement impose ». Ce jugement rendait ainsi opposable au tireur du chèque les règles de manipulation de chèques, règles internes propres aux banques.
Dans un autre registre, on a vu la Cour de cassation elle-même accepter la preuve des paiements par carte bancaire sur la foi du système informatique des banques constatant les ordres de paiement par ce procédé et leur réception, au motif que les conventions de compte prévoyaient, de manière licite, ce procédé de preuve des ordres de paiement [14] ; ce qui revenait à rendre là aussi opposables aux clients, au prétexte d’une ligne minuscule dans les conditions générales de ces conventions, les méthodes internes de comptabilisation informatique de ces opérations.
La Cour d’appel de Douai décide pour sa part, dans son arrêt du 25 janvier 2024, que la banque tirée ne pouvait échapper à la responsabilité qu’elle encourait, en se retranchant derrière les règles interbancaires ayant prévu un échange dématérialisé des chèques, via « l’échange image chèque » créée par la banque présentatrice.
Ces règles, précise la cour, ne sont pas opposables à ses clients. La banque, qui ne produisait qu’une copie de piètre qualité du chèque falsifié, avait succombé dès lors dans la charge de la preuve que ce chèque n’était pas affecté d’une anomalie apparente.
Elle eût pu ajouter que la banque n’avait pas non plus prouvé une négligence de son client, que ce soit dans la surveillance de ses formules de chèques, de ses relevés bancaires ou de ses préposés, qui soit à l’origine de la falsification de son chèque, objection qui remporte parfois du succès en jurisprudence [15] ; ni même la méconnaissance par la banque présentatrice de sa propre obligation de vigilance [16] et d’avertissement du banquier tiré [17] ; voire la faute d’imprudence du bénéficiaire en présence d’une falsification flagrante [18].
Cette inopposabilité aux clients des règles de fonctionnement interbancaires doit être saluée. Elle est conforme à l’effet relatif des conventions (art. 1199 C. civ.) : « Le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties ». Par principe, les conventions nouées entre établissements bancaires ne lient pas leurs clients.
Il importe néanmoins d’avertir qu’il suffirait que ces normes techniques soient reprises dans les conventions de compte des clients pour leur être opposables. Il est à craindre que les banques ne s’engouffrent dans cette parade et stipulent qu’elles seront dispensées contractuellement de produire l’original du chèque payé, dès lors qu’elles en ont conservé une copie numérique. Comme souvent en droit bancaire, les décisions de justice défavorables aux établissements bancaires sont des fusils à un coup…