Contexte des débats sur le legal privilege
Le droit positif (à date, juill. 2023)
Rappelons avec l’article 58 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, que :
« les juristes d’entreprise exerçant leurs fonctions en exécution d’un contrat de travail au sein d’une entreprise ou d’un groupe d’entreprises peuvent, dans l’exercice de ces fonctions et au profit exclusif de l’entreprise qui les emploie ou de toute entreprise du groupe auquel elle appartient, donner des consultations juridiques et rédiger des actes sous seing privé relevant de l’activité desdites entreprises. »
Actuellement, les avis, consultations et documents préparatoires rédigés par les juristes d’entreprise ne font donc l’objet d’aucune protection spécifique, si ce n’est, peut-être au nom du secret des affaires... dont on connaît les "particularités" de mise en oeuvre... Leur confidentialité n’est pas assurée, puisqu’aucun secret n’est véritablement opposable à celles et ceux qui n’auraient ni le droit, ni le besoin d’en connaître.
Les enjeux
De la protection de leurs informations juridiques, les entreprises en ont grandement besoin [1].
L’exposé des motifs de l’amendement récemment adopté le rappelle clairement :
« L’exception française de la non-confidentialité des avis des juristes d’entreprises expose encore davantage nos entreprises - petites, moyennes et grandes – car dans les pays étrangers compétiteurs, les notes juridiques internes y sont confidentielles en vertu de la loi. Cette singularité française altère la compétitivité des entreprises françaises, ainsi moins protégées que leurs concurrents étrangers. »
Tu veux ou tu veux pas ?
Le sujet de legal privilege n’est pas nouveau et de nombreux acteurs de la communauté juridique sont à l’œuvre depuis plusieurs années.
Sur le sujet, voir not. :
- le rapport "Gauvain", remis au PM en juin 2019, "Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale" ;
- le rapport "Marleix-Gauvin" (juill. 2021) d’évaluation de l’impact de la loi Sapin II
La confidentialité des avis et consultations des juristes d’entreprise est d’ailleurs probablement l’un des plus gros serpents de mer de notre écosystème juridique. Mais la résistance au changement a la dent dure.
Ces derniers temps, les États généraux de la Justice (groupe de travail sur la Justice économique et sociale) avaient cristallisé les espoirs, la première version du projet de loi d’orientation et de programmation pour la Justice 2022-2023 les avaient mis à terre.
Interrogé par Les Échos sur le legal privilege, la réponse du garde des Sceaux semblait sans appel : « Non, il n’y aura rien là-dessus. Il y a des discussions régulières entre mes services et les professionnels concernés. Pour l’instant, il y a des divergences de vues entre eux et même, du côté des avocats, entre les différents barreaux. Le sujet avance mais il n’est pas mûr encore. » [2].
Et en effet, les choses avancent.
Legal privilege - étape 1 (6 juin 2023)
L’amendement "Marseille" (Sénat)
Un amendement à l’article 19 du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027, poussé notamment par le Cercle Montesquieu (association des directions juridiques), l’AFJE (Association Française des Juristes d’Entreprise) et l’ANJB (Association Nationale des Juristes de Banque), et porté par Hervé Marseille, sénateur centriste des Hauts-de-Seine, a été adopté le 6 juin 2023 au Sénat.
Selon un communiqué commun des trois associations, l’amendement « s’inscrit dans la logique des travaux conduits sous l’égide de la Chancellerie depuis plusieurs mois en coopération étroite avec les représentants des juristes d’entreprise et des avocats » [3].
Un nouvel article article 58‑1 pourrait être inséré dans la loi n° 71‑1130 du 31 décembre 1971.
Le texte adopté pour l’instant est ainsi rédigé :
« Art. 58‑1. – S’ils sont titulaires d’un master en droit, ou d’un diplôme équivalent français ou étranger, et qu’ils justifient du suivi de formations initiale et continue en déontologie, les juristes d’entreprise bénéficient, en dehors de la matière pénale et fiscale, de la confidentialité de leurs consultations juridiques pour assurer leur mission de mise en œuvre de la conformité.
Ces formations sont conformes à un référentiel défini par arrêté conjoint du garde des Sceaux, ministre de la Justice et du ministre chargé de l’Économie, sur proposition d’une commission dont la composition et les modalités de fonctionnement sont fixées par décret ».
Indéniablement, ce serait un premier pas. Au vu du texte adopté au Sénat, les conditions de la confidentialité seraient les suivantes :
- juriste avec un bac+5 (master en droit ou équivalent) ;
- suivi d’une formation initiale et continue en déontologie par l’auteur du document concerné ;
- mission de conformité ;
- exclusion de la matière fiscale et de la matière pénale... !
« En conditionnant à la formation déontologique des juristes d’entreprise, la reconnaissance de la confidentialité de leurs avis en matière de conformité, les sénateurs renforcent la place du droit dans les entreprises » [4].
Une avancée laissant dubitatif...
Une première étape, certes. Mais une solution non complètement satisfaisante qui a rapidement suscité de nouvelles interrogations et généré son lot d’inquiétudes :
- que faut-il entendre par "consultation juridique" (oui, encore et toujours cette question !) ? Quid des "avis" et autres "documents préparatoires" ?
- quels seront les contenus des formations en déontologie initiale ET continue exigées ? Qui pour les délivrer ? Le décret d’application que l’on espèrera rapide ne manquera pas de faire également couler de l’encre...
- la mention de la mise en oeuvre de la conformité est-elle restrictive ? C’est certes une part importante du travail des juristes d’entreprise aujourd’hui, mais elle n’est pas la seule : quid par exemple de la confidentialité des (avant-)contrats ou de notes produites au soutien d’une politique de développement commercial ?
Quant à l’exclusion de la matière pénale et fiscale, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence particulière de justement protéger les entreprises en la matière... sans se tromper évidemment sur la personne à qui on opposerait le secret.
Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE le soulignait il y a quelques mois [5] : « Il s’agit d’une protection attachée aux documents et non à un statut, dans des conditions fixées par la loi. Il n’y a pas de création d’une nouvelle profession réglementée du droit ni d’un nouveau secret professionnel ».
Certes. Mais les conditions personnelles de formations et de diplôme de l’auteur de la consultation vont impliquer « une traçabilité des documents pour savoir qui les a rédigés » [6].
Le déploiement des politiques de confidentialité et de gouvernance de l’information au sein des départements juridiques ne va pas être simple à mettre en oeuvre...
Legal privilege - étape 2 (22 juin 2023)
Lors des discussions le 22 juin 2023 (Commission des lois ; vidéo à retrouver sur le site de l’Assemblée, à partir de 1:33), Jean Terlier, député REN de la 3ème circonscription du Tarn, membre de la Commission des lois et rapporteur général sur le projet de loi, soulignait la nécessité d’avancer sur le sujet.
Reprenant le principe du legal privilege, son amendement (n° CL982) propose une nouvelle rédaction des alinéas 7 et 8 du texte adopté par le Sénat, pour encadrer le mécanisme « de manière précise et opérationnelle ».
L’exposé sommaire précise :
- qu’il ne s’agit pas de créer une nouvelle profession réglementée du droit ;
- que la confidentialité porte sur le document écrit et ne constitue pas un nouveau secret professionnel attaché à la personne du juriste d’entreprise.
L’amendement "Terlier" (Assemblée nationale, Commission des lois)
Le texte lui-même (à consulter en intégralité sur le site de l’Assemblée nationale) :
- pose clairement le principe : « Les consultations juridiques rédigées par un juriste d’entreprise au profit de son employeur sont confidentielles » ;
- définit ce qu’est :
- reprend les règles :
- d’identification et de traçabilité particulières dans les dossiers de l’entreprise,
- de rédaction par un juriste d’entreprise justifiant du suivi de formations initiale et continue en déontologie ;
- d’exclusion de la matière fiscale.
Le point VI de l’amendement mérite d’être souligné, en ce qu’il crée un régime d’opposabilité du secret et aménage une voie juridictionnelle de contestation de la confidentialité alléguée.
Si les enjeux sont clairement identifiés (saisie ou obligation de remise à un tiers, y compris à une autorité administrative française ou étrangère), le champ d’application restrictif à la matière civile, commerciale ou administrative [9] a de quoi laisser perplexe. Passerait-il complètement à côté des principaux risques géo-économiques en la matière ?
Une révision pour faire "copie commune"
Lors des échanges en Commission des lois du 22 juin 2023, le garde des Sceaux s’est dit favorable à l’introduction d’un "legal privilege à la française", le bénéfice de cette confidentialité devant "évidemment" être encadré.
Il a notamment :
- souligné la « situation paradoxale » des juristes d’entreprise, qui consiste à mettre en oeuvre des obligations de conformité de plus en plus nombreuses et donc alerter les cadres dirigeants sur les risques associés, tout en n’incriminant pas leur entreprise ;
- repositionné la confidentialité des avis dans un contexte d’attractivité et d’emploi : « La France, par l’absence de toute confidentialité vis-à-vis des juristes d’entreprise se singularise parmi les pays de l’OCDE. Cette situation nuit très objectivement à l’attractivité de la France. De nombreuses directions juridiques choisissent de s’établir dans des pays qui bénéficient de cette protection. D’autres sociétés qui restent en France font le choix de ne pas recruter de juristes d’entreprise français et se tournent vers des lawyers anglo-saxons. Et n’oublions pas que lorsque la direction juridique est à l’étranger, le choix du contrat et du droit des contrats de l’entreprise sera celui d’un droit étranger. Ce n’est pas une question purement juridique. Derrière le droit applicable, il a naturellement des emplois et bien sûr de l’activité » ;
- proposé le retrait en l’état de l’amendement Terlier, pour pouvoir « retravailler cette première rédaction en vue de la séance ».
L’amendement a été retiré par le député Terlier « pour mieux travailler le texte en séance ». Le texte adopté par la Commission (n° 1440-A0 rectifié, art. 19) fait donc état de la proposition non modifiée du nouvel article 58-1 précité.
Suite, mais pas fin...
Les discussions continuent, avec des actions de part et d’autres des professions sur ce sujet "inflammable", qui réactive les braises d’une opposition de principe entre les professions.
Du côté des juristes d’entreprise et des directions juridiques
Si vous souhaitez manifester votre soutien à la réforme, le Cercle Montesquieu, Cercle Montesquieu, l’AFJE et l’ANJB ont ouvert une pétition en ligne (change.org).
Retrouvez ici la lettre adressée par les trois associations aux parlementaires.
Du côté des avocats (CNB)
La réticence d’une partie des avocats à l’adoption du legal privilege n’est pas nouvelle. Une partie de la profession était d’ailleurs vent debout il y a quelques mois, lorsque la question du secret des avis des juristes avait été associée à une possible création du statut d’avocat en entreprise. Bien que ce statut ne soit plus d’actualité, les inquiétudes perdurent...
L’Assemblée générale du Conseil national des barreaux a adopté, le 3 juillet 2023, une nouvelle résolution sur la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise [10].
Le document contient :
- un 1er rappel : celui de « l’[attachement] de la profession à la protection des entreprises françaises ainsi qu’à leur attractivité » ;
- un 2nd rappel : celui de ses précédents travaux, datant de 2015, « dont il résulte que la confidentialité des avis proposée par ces projets n’est pas de nature à répondre aux besoins légitimes des entreprises, dont les avocats, partenaires naturels des entreprises, sont parfaitement conscients » ;
- un constat : « le périmètre de cette confidentialité et le dispositif de levée de cette confidentialité sont des projets porteurs d’incertitude juridique de nature à nuire aux intérêts des entreprises et donc de complexification de leurs droits » ;
- son opposition à la reconnaissance d’un privilège de confidentialité (légal privilège) couvrant les avis, consultations et correspondances émis par les juristes d’entreprise, « qui aboutirait à la création d’une nouvelle profession réglementée et à l’affaiblissement du secret professionnel de l’avocat au préjudice des entreprises et des particuliers ».
Legal privilege - étape 3 (10 juillet 2023)
Suite et fin de la saga du legal privilege ?
L’amendement n°1512 à l’article 19 du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 [11] déposé par le Gouvernement et adopté le 10 juillet 2023 en 1re lecture à l’Assemblée nationale valide le principe et fixe le régime juridique de la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise.
Le texte en détail ici : Legal privilege à la française : le (futur) nouveau texte.