Au sommaire de cet article...
- Contexte des débats sur le legal privilege
- Legal privilege - étape 1 (6 juin 2023)
- Legal privilege - étape 2 (22 juin 2023)
- Legal privilege - étape 3 (10 juillet 2023)
- Legal privilege - étape 4 (5-11 octobre 2023)
- Legal privilege - étape 5 (16 nov. 2023)
- Legal privilege - étape 6 (nov.-déc. 2023)
- Legal privilege - étape 7 (janv.-févr. 2024)
- Legal privilege - étape 8 (avr. 2024)
Contexte des débats sur le legal privilege
Le droit positif (à date, déc. 2023)
L’article 58 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques prévoit que :
« les juristes d’entreprise exerçant leurs fonctions en exécution d’un contrat de travail au sein d’une entreprise ou d’un groupe d’entreprises peuvent, dans l’exercice de ces fonctions et au profit exclusif de l’entreprise qui les emploie ou de toute entreprise du groupe auquel elle appartient, donner des consultations juridiques et rédiger des actes sous seing privé relevant de l’activité desdites entreprises. »
Jusqu’ici, les avis, consultations et documents préparatoires rédigés par les juristes d’entreprise ne font donc l’objet d’aucune protection spécifique, si ce n’est, peut-être au nom du secret des affaires... dont on connaît les "particularités" de mise en oeuvre... Leur confidentialité n’est pas assurée, puisqu’aucun véritable secret n’est opposable à celles et ceux qui n’auraient ni le droit, ni le besoin d’en connaître.
Les enjeux
De la protection de leurs informations juridiques, les entreprises en ont grandement besoin [1].
L’exposé des motifs de l’amendement adopté au Sénat le rappelait clairement :
« L’exception française de la non-confidentialité des avis des juristes d’entreprises expose encore davantage nos entreprises - petites, moyennes et grandes – car dans les pays étrangers compétiteurs, les notes juridiques internes y sont confidentielles en vertu de la loi. Cette singularité française altère la compétitivité des entreprises françaises, ainsi moins protégées que leurs concurrents étrangers. »
Tu veux ou tu veux pas ?
Certes, le sujet de legal privilege n’est pas nouveau et de nombreux acteurs de la communauté juridique sont à l’œuvre depuis plusieurs années.
Sur le sujet, voir not. :
- le rapport "Gauvain", remis au PM en juin 2019, "Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale" ;
- le rapport "Marleix-Gauvin" (juill. 2021) d’évaluation de l’impact de la loi Sapin II
La confidentialité des avis et consultations des juristes d’entreprise est d’ailleurs probablement l’un des plus gros serpents de mer de notre écosystème juridique. Mais la résistance au changement a la dent dure.
Les États généraux de la Justice (groupe de travail sur la Justice économique et sociale) avaient cristallisé les espoirs, la première version du projet de loi d’orientation et de programmation pour la Justice 2022-2023 les avaient mis à terre.
Interrogé par Les Échos sur le legal privilege, la réponse du garde des Sceaux semblait sans appel : « Non, il n’y aura rien là-dessus. Il y a des discussions régulières entre mes services et les professionnels concernés. Pour l’instant, il y a des divergences de vues entre eux et même, du côté des avocats, entre les différents barreaux. Le sujet avance mais il n’est pas mûr encore. » [2].
Et en effet, les choses avancent.
Legal privilege - étape 1 (6 juin 2023)
L’amendement "Marseille" (Sénat)
Un amendement à l’article 19 du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027, poussé notamment par le Cercle Montesquieu (association des directions juridiques), l’AFJE (Association Française des Juristes d’Entreprise) et l’ANJB (Association Nationale des Juristes de Banque), et porté par Hervé Marseille, sénateur centriste des Hauts-de-Seine, a été adopté le 6 juin 2023 au Sénat.
Selon un communiqué commun des trois associations, l’amendement « s’inscrit dans la logique des travaux conduits sous l’égide de la Chancellerie depuis plusieurs mois en coopération étroite avec les représentants des juristes d’entreprise et des avocats » [3].
Un nouvel article article 58‑1 pourrait être inséré dans la loi n° 71‑1130 du 31 décembre 1971.
Le texte adopté pour l’instant est ainsi rédigé :
« Art. 58‑1. – S’ils sont titulaires d’un master en droit, ou d’un diplôme équivalent français ou étranger, et qu’ils justifient du suivi de formations initiale et continue en déontologie, les juristes d’entreprise bénéficient, en dehors de la matière pénale et fiscale, de la confidentialité de leurs consultations juridiques pour assurer leur mission de mise en œuvre de la conformité.
Ces formations sont conformes à un référentiel défini par arrêté conjoint du garde des Sceaux, ministre de la Justice et du ministre chargé de l’Économie, sur proposition d’une commission dont la composition et les modalités de fonctionnement sont fixées par décret ».
Indéniablement, ce serait un premier pas. Au vu du texte adopté au Sénat, les conditions de la confidentialité seraient les suivantes :
- juriste avec un bac+5 (master en droit ou équivalent) ;
- suivi d’une formation initiale et continue en déontologie par l’auteur du document concerné ;
- mission de conformité ;
- exclusion de la matière fiscale et de la matière pénale... !
« En conditionnant à la formation déontologique des juristes d’entreprise, la reconnaissance de la confidentialité de leurs avis en matière de conformité, les sénateurs renforcent la place du droit dans les entreprises » [4].
Une avancée laissant dubitatif...
Une première étape, certes. Mais une solution non complètement satisfaisante qui a rapidement suscité de nouvelles interrogations et généré son lot d’inquiétudes :
- que faut-il entendre par "consultation juridique" (oui, encore et toujours cette question !) ? Quid des "avis" et autres "documents préparatoires" ?
- quels seront les contenus des formations en déontologie initiale ET continue exigées ? Qui pour les délivrer ? Le décret d’application que l’on espèrera rapide ne manquera pas de faire également couler de l’encre...
- la mention de la mise en oeuvre de la conformité est-elle restrictive ? C’est certes une part importante du travail des juristes d’entreprise aujourd’hui, mais elle n’est pas la seule : quid par exemple de la confidentialité des (avant-)contrats ou de notes produites au soutien d’une politique de développement commercial ?
Quant à l’exclusion de la matière pénale et fiscale, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence particulière de justement protéger les entreprises en la matière... sans se tromper évidemment sur la personne à qui on opposerait le secret.
Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE le soulignait [5] : « Il s’agit d’une protection attachée aux documents et non à un statut, dans des conditions fixées par la loi. Il n’y a pas de création d’une nouvelle profession réglementée du droit ni d’un nouveau secret professionnel ».
Certes. Mais les conditions personnelles de formations et de diplôme de l’auteur de la consultation vont impliquer « une traçabilité des documents pour savoir qui les a rédigés » [6].
Le déploiement des politiques de confidentialité et de gouvernance de l’information au sein des départements juridiques ne va pas être simple à mettre en oeuvre...
Legal privilege - étape 2 (22 juin 2023)
Lors des discussions le 22 juin 2023 (Commission des lois ; vidéo à retrouver sur le site de l’Assemblée, à partir de 1:33), Jean Terlier, député REN de la 3ème circonscription du Tarn, membre de la Commission des lois et rapporteur général sur le projet de loi, soulignait la nécessité d’avancer sur le sujet.
Reprenant le principe du legal privilege, son amendement (n° CL982) propose une nouvelle rédaction des alinéas 7 et 8 du texte adopté par le Sénat, pour encadrer le mécanisme « de manière précise et opérationnelle ».
L’exposé sommaire précise :
- qu’il ne s’agit pas de créer une nouvelle profession réglementée du droit ;
- que la confidentialité porte sur le document écrit et ne constitue pas un nouveau secret professionnel attaché à la personne du juriste d’entreprise.
L’amendement "Terlier" (Assemblée nationale, Commission des lois)
Le texte lui-même (à consulter en intégralité sur le site de l’Assemblée nationale) :
- pose clairement le principe : « Les consultations juridiques rédigées par un juriste d’entreprise au profit de son employeur sont confidentielles » ;
- définit ce qu’est :
- reprend les règles :
- d’identification et de traçabilité particulières dans les dossiers de l’entreprise,
- de rédaction par un juriste d’entreprise justifiant du suivi de formations initiale et continue en déontologie ;
- d’exclusion de la matière fiscale.
Le point VI de l’amendement mérite d’être souligné, en ce qu’il crée un régime d’opposabilité du secret et aménage une voie juridictionnelle de contestation de la confidentialité alléguée.
Si les enjeux sont clairement identifiés (saisie ou obligation de remise à un tiers, y compris à une autorité administrative française ou étrangère), le champ d’application restrictif à la matière civile, commerciale ou administrative [9] a de quoi laisser perplexe. Passerait-il complètement à côté des principaux risques géo-économiques en la matière ?
Une révision pour faire "copie commune"
Lors des échanges en Commission des lois du 22 juin 2023, le garde des Sceaux s’est dit favorable à l’introduction d’un "legal privilege à la française", le bénéfice de cette confidentialité devant "évidemment" être encadré.
Il a notamment :
- souligné la « situation paradoxale » des juristes d’entreprise, qui consiste à mettre en oeuvre des obligations de conformité de plus en plus nombreuses et donc alerter les cadres dirigeants sur les risques associés, tout en n’incriminant pas leur entreprise ;
- repositionné la confidentialité des avis dans un contexte d’attractivité et d’emploi : « La France, par l’absence de toute confidentialité vis-à-vis des juristes d’entreprise se singularise parmi les pays de l’OCDE. Cette situation nuit très objectivement à l’attractivité de la France. De nombreuses directions juridiques choisissent de s’établir dans des pays qui bénéficient de cette protection. D’autres sociétés qui restent en France font le choix de ne pas recruter de juristes d’entreprise français et se tournent vers des lawyers anglo-saxons. Et n’oublions pas que lorsque la direction juridique est à l’étranger, le choix du contrat et du droit des contrats de l’entreprise sera celui d’un droit étranger. Ce n’est pas une question purement juridique. Derrière le droit applicable, il a naturellement des emplois et bien sûr de l’activité » ;
- proposé le retrait en l’état de l’amendement Terlier, pour pouvoir « retravailler cette première rédaction en vue de la séance ».
L’amendement a été retiré par le député Terlier « pour mieux travailler le texte en séance ». Le texte adopté par la Commission (n° 1440-A0 rectifié, art. 19) fait donc état de la proposition non modifiée du nouvel article 58-1 précité.
Suite, mais pas fin... Les discussions continuent, avec des actions de part et d’autres des professions sur ce sujet "inflammable", qui réactive les braises d’une opposition de principe entre les professions.
Du côté des juristes d’entreprise et des directions juridiques
Si vous souhaitez manifester votre soutien à la réforme, le Cercle Montesquieu, Cercle Montesquieu, l’AFJE et l’ANJB ont ouvert une pétition en ligne (change.org).
Retrouvez ici la lettre adressée par les trois associations aux parlementaires.
Du côté des avocats (CNB)
La réticence d’une partie des avocats à l’adoption du legal privilege n’est pas nouvelle. Une partie de la profession était d’ailleurs vent debout il y a quelques mois, lorsque la question du secret des avis des juristes avait été associée à une possible création du statut d’avocat en entreprise. Bien que ce statut ne soit plus d’actualité, les inquiétudes perdurent...
L’Assemblée générale du Conseil national des barreaux a adopté, le 3 juillet 2023, une nouvelle résolution sur la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise [10].
Le document contient :
- un 1er rappel : celui de « l’[attachement] de la profession à la protection des entreprises françaises ainsi qu’à leur attractivité » ;
- un 2nd rappel : celui de ses précédents travaux, datant de 2015, « dont il résulte que la confidentialité des avis proposée par ces projets n’est pas de nature à répondre aux besoins légitimes des entreprises, dont les avocats, partenaires naturels des entreprises, sont parfaitement conscients » ;
- un constat : « le périmètre de cette confidentialité et le dispositif de levée de cette confidentialité sont des projets porteurs d’incertitude juridique de nature à nuire aux intérêts des entreprises et donc de complexification de leurs droits » ;
- son opposition à la reconnaissance d’un privilège de confidentialité (légal privilège) couvrant les avis, consultations et correspondances émis par les juristes d’entreprise, « qui aboutirait à la création d’une nouvelle profession réglementée et à l’affaiblissement du secret professionnel de l’avocat au préjudice des entreprises et des particuliers ».
Legal privilege - étape 3 (10 juillet 2023)
Suite et fin de la saga du legal privilege.
L’amendement n°1512 à l’article 19 du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 [11] déposé par le Gouvernement et adopté le 10 juillet 2023 en 1re lecture à l’Assemblée nationale valide le principe et fixe le régime juridique de la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise.
Le texte en détail ici : Legal privilege à la française : le (futur) nouveau texte.
Reste à attendre le passage en Commission Mixte Paritaire (CMP).
Legal privilege - étape 4 (5-11 octobre 2023)
Le texte a été adopté en CMP (Texte de la commission n° 14 (2023-2024) déposé le 5 octobre 2023 accessible ici ; art. 19).
Comme l’indique Jean Terlier, rapporteur pour l’Assemblée Nationale (Rapport n° 12 (2023-2024), accessible ici) : « Sur le legal privilege, l’Assemblée comme le Sénat n’avaient pas d’opposition de fond, puisque nous avions chacun adopté un dispositif conférant la confidentialité aux consultations écrites des juristes d’entreprise, sous certaines conditions. »
Les discussions en séance publique ont eu lieu les 10 et 11 octobre 2023. Les conclusions de la CMP ont été adoptées tant par l’Assemblée Nationale que par le Sénat. Le nouvel article 49 de la LOPMJ est considéré comme définitivement adopté.
Petite loi accessible ici (site du Sénat)
La loi devrait être promulguée dans un délai maximum de 15 jours par le Président de la République, sauf si le Conseil constitutionnel est saisi sur ce texte. Quant aux précisions réglementaires, il se dit qu’elles pourraient être prêtes pour l’été 2024.
Legal privilege - étape 5 (16 nov. 2023)
Le risque était connu, celui d’une censure constitutionnelle du texte en raison de la qualification d’un cavalier législatif [12].
Tel est ce qui ressort de la décision du Conseil constitutionnel n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023 (§142 et s.). :
147. Introduit en première lecture, le paragraphe IV de l’article 49 ne présente pas de lien, même indirect, avec les dispositions de l’article 19 du projet de loi initial, relatif au diplôme requis pour accéder à la profession d’avocat. Il ne présente pas non plus de lien, même indirect, avec aucune autre des dispositions qui figuraient dans le projet de loi déposé sur le bureau du Sénat.
148. Dès lors, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres griefs et sans que le Conseil constitutionnel ne préjuge de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles, il y a lieu de constater que, adopté selon une procédure contraire à la Constitution, le paragraphe IV de l’article 49 lui est donc contraire.
Que l’on se rassure (pour les partisans !), une proposition de loi serait déjà prête à être sortie des tiroirs. Espérons que le calendrier parlementaire permette de faire une petite place à cet outil essentiel de la compétitivité et de la protection de nos opérateurs économiques...
Legal privilege - étape 6 (nov.-déc. 2023)
Proposition de loi au Sénat (« PPL Vogel », nov. 2023)
Une proposition de loi visant à garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise a été enregistrée à la Présidence du Sénat le 17 novembre 2023. Le texte est porté notamment par le Sénateur Louis Vogel.
Consultez le texte initial : Sénat 2023-2024, PPL n°126
Proposition de loi à l’Assemblée nationale (« PPL Terlier », déc. 2023)
Une proposition de loi relative à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise a été enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 décembre 2023. Le texte est porté notamment par le Député Jean Terlier.
Consultez le texte initial : Ass. nat. 2023-2024, PPL n°2033
Nouvelle opposition des avocats (sauf Barreau de Paris)
Entre-temps, les avocats ont eu l’occasion de rappeler leur position sur cette réforme :
- le 26 janvier 2024, la Conférence des Bâtonniers, à nouveau, dit non, en exprimant à mains levées, son souhait de ne pas organiser un nouveau vote pour éventuellement modifier sa précédente position ;
- le 30 janvier, le Barreau de Paris, à nouveau, dit oui (ou plutôt un « oui mais » (pas de profession réglementée concurrente) ») [13] ;
- lors de son assemblée générale du 2 février 2024, le CNB, après deux heures de discussions, dit non à nouveau, à un peu plus de 64 % [14].
L’opposition des avocats en région reste très vive. Plusieurs barreaux ont en effet adopté de nouvelles motions/résolutions pour exprimer leur opposition (dont Bordeaux [15], Nantes [16], Lyon [17] et les Hauts-de-Seine [18]).
Legal privilege - étape 7 (janv.-févr. 2024)
Adoption de la PPL Vogel au Sénat en 1re lecture
Plusieurs modifications ont été proposées par la Commission des lois du Sénat
Le Sénat a adopté le 14 février 2024, en première lecture, la proposition de loi visant à garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise.
[19].
Retrouvez les discussions sur la PPL en vidéos :
- discussion générale ici (replay - site du Sénat) ;
- discussion des articles ici (replay - site du Sénat).
Legal privilege - étape 8 (avr. 2024)
Le 10 avril 2024, la PPL Terlier a été adoptée, après modifications, par la Commission des lois de l’Assemblée nationale.
À consulter :
Le 30 avril 2024, la PPL Terlier a été adoptée (TA 293) en séance publique à l’Assemblée nationale (38 voix pour, 34 contre).
À lire : notre comparatif du contenu des deux propositions de loi