Le constat : les mineurs sont exposés aux contenus à caractère pornographique.
Depuis le 1er mars 1994, en application des dispositions de l’article 227-24 du code pénal, introduit par la loi n°92-684 du 22 juillet 1992, il est interdit d’exposer des mineurs à un contenu à caractère pornographique.
Cette interdiction est demeurée lettre morte.
Selon une étude réalisée par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) sur la base de données fournies par Médiamétrie, chaque mois en 2022, plus de la moitié des garçons de 12 ans et plus s’est rendue sur des sites pornographiques, pourcentage qui monte à deux tiers pour les garçons âgés de 16 ans et 17 ans. En moyenne, 12 % de l’audience de ces sites est réalisée par les mineurs [1].
Grâce aux travaux menés par des chercheurs depuis le début des années 2000, les pouvoirs publics sont conscients « qu’une exposition des plus jeunes à des contenus pornographiques peut avoir des conséquences graves sur leur épanouissement mental et la représentation qu’ils se font de la sexualité et des rapports entre individus, au détriment de leur développement personnel et d’une plus grande égalité dans les rapports entre les genres » [2]
Le rapport sénatorial du 27 septembre 2022 a dénoncé le caractère "massif, banalisé et toxique" [3] de la consommation de pornographie chez les enfants et les adolescents et a demandé l’application de la loi par les mesures suivantes :
- Assermenter les agents de l’Arcom afin de leur permettre de constater eux-mêmes les infractions des sites pornographiques accessibles aux mineurs.
- Confier à l’Arcom la possibilité de prononcer des sanctions administratives, aux montants dissuasifs, à l’encontre des sites pornographiques accessibles aux mineurs.
- Imposer aux sites pornographiques l’affichage d’un écran noir tant que l’âge de l’internaute n’a pas été vérifié.
- Définir, dans les lignes directrices de l’Arcom, des critères exigeants d’évaluation des solutions techniques de vérification de l’âge.
- Imposer le développement de dispositifs de vérification d’âge ayant vocation à servir d’intermédiaire entre l’internaute et les sites consultés, avec un système de double anonymat comme proposé par le PEReN et la CNIL.
- Établir un processus de certification et d’évaluation indépendant des dispositifs de vérification d’âge.
- Activer par défaut le contrôle parental, lorsqu’un abonnement téléphonique est souscrit pour l’usage d’un mineur.
- Mener une campagne de communication autour des dispositifs de contrôle parental.
Le rapport du Haut conseil à l’égalité du 27 septembre 2023 a alerté à nouveau sur « une consommation nocive qui altère le rapport à soi, à l’autre et à la sexualité » et formule des préconisations similaires à celles du rapport sénatorial [4].
Échec des mesures législatives et réglementaires adoptées jusqu’en 2024.
Consacrant la jurisprudence de la Cour de Cassation [5], l’article 22 de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales a modifié l’article 227-24 du Code pénal pour préciser qu’une simple déclaration d’âge ne suffit pas à prouver la majorité.
La même loi (article 23) a confié à l’Arcom (alors Conseil supérieur de l’audiovisuel) une prérogative de mise en demeure des éditeurs de site pornographique n’interdisant pas aux mineurs d’accéder à leur contenu. En l’absence d’effet de la mise en demeure, la loi prévoyait que l’Arcom pouvait saisir le juge judiciaire aux fins de blocage des sites.
Mais, les mesures prévues par la loi ont à ce jour été mises en échec.
Procédure judiciaire introduite par l’Arcom.
En trois ans, l’Arcom a mis en demeure treize sites. Elle a saisi le 8 mars 2022, le président du tribunal judiciaire de Paris afin qu’il ordonne aux FAI [fournisseurs d’accès internet] le blocage de cinq de ces sites mis en demeure le 13 décembre 2021 [6].
L’une des sociétés a saisi le Conseil d’État d’une demande d’annulation de la mise en demeure. Sa demande a été rejetée par un arrêt rendu le 29 novembre 2022 (n°459942).
Pendant ce temps, le TJ de Paris a proposé le 8 septembre 2022 une médiation entre les différentes parties qui n’a pas abouti.
Par ailleurs, une autre société a soulevé une QPC transmise par le TJ de Paris le 4 octobre 2022. Cette QPC a été écartée par la Cour de Cassation le 5 janvier 2023 (n° 22-40.017). La Cour a estimé que l’article 227-24 du Code pénal et l’article 23 de la loi du 30 juillet 2020 étaient suffisamment clairs et précis pour éviter tout risque d’arbitraire et que l’atteinte portée à la liberté d’expression, en imposant de recourir à un dispositif de vérification de l’âge de la personne accédant à un contenu pornographique, autre qu’une simple déclaration de majorité, était nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif de protection des mineurs.
Il ne semblait donc plus y avoir d’obstacle à ce que le Tribunal judiciaire de Paris rende sa décision. Mais, le 7 juillet 2023, il a sursis à statuer dans l’attente de l’examen par le Conseil d’État du recours déposé par deux éditeurs contre le décret d’application de la loi du 30 juillet 2020 en date du 7 octobre 2021. Ces éditeurs ont demandé l’annulation de ce décret, au motif notamment qu’il serait contraire au droit européen (directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 dite directive commerce électronique).
Par décision du 6 mars 2024 n°461193, le Conseil d’État a décidé de saisir la CJUE. Il a d’abord écarté les critiques générales faites au décret de 2021 et à la loi de 2020 en jugeant que :
« ni les dispositions du décret attaqué ni celles de la loi du 30 juillet 2020 ne portent, par elles-mêmes, atteinte aux principes de sécurité juridique et de proportionnalité consacrés par le droit de l’Union européenne et l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ni au droit à un procès équitable garanti par les stipulations des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ni à la liberté d’expression, garantie par les stipulations de l’article 10 de cette même convention ».
Mais, le Conseil d’État a ensuite relevé qu’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) – « Google Ireland » du 9 novembre 2023 – avait jugé que la directive européenne du 8 juin 2000 :
« en posant le principe dit “du pays d’origine” en vertu duquel les services de la société de l’information sont régis par le droit de l’État membre où ils sont établis, empêche les autres États membres de leur imposer des règles générales pour ce qui relève du “domaine coordonné” par la directive en matière d’accès à l’activité de services numériques ou d’exercice d’une telle activité » [7].
Le Conseil d’État a estimé en conséquence que devait être tranchée la question de principe importante sur la portée du principe du pays d’origine posé par la directive de 2000 (non remis en cause par le règlement européen sur les services numériques 2022/2065).
La réponse à cette question conditionne la possibilité pour la France d’imposer le respect de sa législation aux éditeurs de site établis dans d’autres États membres de l’Union européenne.
Les questions préjudicielles adressées par le Conseil d’État à la CJUE ont été ainsi résumés par la haute juridiction :
- « Faut-il considérer que la directive européenne interdit d’appliquer aux prestataires de services établis dans d’autres États membres des règles générales de droit pénal, notamment des règles prises pour la protection des mineurs ?
- Quelle est exactement la consistance du “domaine coordonné” par la directive ?
- N’y a-t-il pas de règle supérieure de droit européen qui permettrait l’application de dispositions visant à la protection des mineurs ? »
La saisine de la CJUE par le Conseil d’État ayant suspendu l’examen du recours devant cette juridiction, l’action devant le Tribunal judiciaire de Paris mise en œuvre par l’Arcom en 2022 est donc à l’arrêt.
Procédure judiciaire introduite par des associations de défense des enfants.
Les associations E-Enfance et La voix de l’enfant ont assigné en référé les principaux fournisseurs d’accès à internet et ont demandé le blocage de neuf sites pornographiques [8].
Déboutées par le TJ de Paris le 8 octobre 2021 puis par la Cour d’appel de Paris le 19 mai 2022, elles ont finalement obtenu gain de cause devant la Cour de cassation le 18 octobre 2023 (1ère civ., n°22-18.926) : la Cour de cassation a déclaré recevable leur action tendant à contraindre les fournisseurs d’accès à internet de bloquer l’accès des utilisateurs mineurs à un site pornographique sans avoir engagé au préalable une action en justice contre l’auteur, l’hébergeur ou encore l’éditeur des contenus à caractère pornographique, et ce sur le fondement de l’article 227-24 du Code pénal et de l’article 6-I-8 de la loi LCEN du 21 juin 2004. Elle a renvoyé l’affaire devant la CA de Paris autrement composée.
Absence de mise en œuvre de solutions techniques de vérification de l’âge.
Enfin, il n’y a pas eu de mise en œuvre de solutions techniques de vérification de l’âge des internautes malgré le développement d’outils préservant la vie privée et les données personnelles : en particulier le LINC (le Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL) avec Olivier Blazy, professeur de l’École polytechnique et chercheur en cryptographie, et le Pôle d’Expertise de la Régulation Numérique (PEReN) de l’Etat, ont développé un exemple de mise en œuvre d’un système de vérification d’âge pour permettre l’accès à certaines catégories de sites sans que ne soient partagées d’autres informations identifiantes.
Ce système a été éprouvé comme fiable et répondant aux attentes de vérification d’âge [9].
Mais, les éditeurs de site ont soutenu, devant les tribunaux, que « faute de solution éprouvée et faisant consensus, il ne pouvait leur être demandé plus qu’une vérification purement déclarative de l’âge » [10].
La loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser l’espace numérique sera-t-elle plus efficace ?
La loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser l’espace numérique (loi SREN) a introduit dans le corpus législatif les mesures préconisées dans le rapport sénatorial de 2022, pour tenter de remédier aux failles des dispositions adoptées jusque-là.
Mise en place de solutions techniques de vérification de l’âge.
Dans un délai de deux mois à compter de la promulgation de la loi, l’Arcom doit établir et publier, après avis de la CNIL, un référentiel déterminant les exigences techniques minimales applicables aux systèmes de vérification de l’âge pour l’accès aux contenus pornographiques. Ces exigences portent sur la fiabilité du contrôle de l’âge des utilisateurs et le respect de leur vie privée [11].
Sans attendre la publication de la loi, l’Arcom a mis en ligne en avril 2024 une consultation publique sur le projet de référentiel [12] adressée aux services mettant à disposition du public des contenus pornographiques et aux entreprises évoluant dans le secteur de la vérification de l’âge, mais aussi, plus généralement, à tous les acteurs intéressés par la protection du jeune public (associations, public, etc.). Les contributions étaient attendues pour le 13 mai 2024.
La publication du référentiel devait intervenir au plus tard le 21 juillet 2024, deux mois après la promulgation de la loi. Ce n’est pas encore le cas. Le projet de référentiel serait en cours d’examen pour avis par la CNIL [13].
Par ailleurs, la plupart des éditeurs de site ou des fournisseurs de services qui diffusent du contenu pornographique en France ne sont pas situés sur le territoire français, mais dans un autre État. S’il s’agit d’un État membre de l’Union européenne, les procédures de coopération européenne exigent l’accomplissement de formalités préalables (désignation par arrêté des éditeurs de site et fournisseurs et notification à l’État membre concerné).
Les éditeurs et des services de plateforme de partage de vidéos diffusant des contenus à caractère pornographique devront, dans un délai de trois mois après la publication du référentiel, mettre en œuvre un système de vérification de l’âge conforme aux caractéristiques techniques du référentiel (article I III de la loi du 21 mai 2024).
Mesures autour de la mise en place du système de vérification de l’âge (article 1 I de la loi du 21 mai 2024 modifiant l’article 10 de la LCEN du 21 juin 2004).
Audit des systèmes.
L’Arcom pourra encore exiger des éditeurs et des fournisseurs de services de plateforme de partage de vidéos, un audit des systèmes de vérification de l’âge afin d’attester leur conformité aux exigences techniques.
Écran sans contenu pornographique.
Tant que l’âge de l’utilisateur n’a pas été vérifié, un écran sans contenu à caractère pornographique doit être affiché.
Sanctions financières prononcées par l’Arcom pour les systèmes de vérification d’âge ne se conformant pas au référentiel.
L’Arcom pourra par ailleurs prononcer des sanctions financières à l’encontre des sites éditeurs et des services de plateforme de partage de vidéos diffusant des contenus à caractère pornographique qui auront mis en place un système de vérification d’âge ne se conformant pas au référentiel [14].
La procédure prévue par la loi est la suivante :
- Recueil par l’Arcom de l’avis du président de la CNIL avant mise en demeure ;
- Possibilité pour l’Arcom de mettre en demeure les éditeurs et fournisseurs de services de plateforme de partage de vidéos diffusant des contenus à caractère pornographique de se conformer dans un délai d’un mois au référentiel. Les mises en demeure doivent être rendues publiques par l’Arcom ;
- En cas d’absence d’effet de la mise en demeure, l’Arcom recueille l’avis de la CNIL [15] ;
- Possibilité ensuite pour l’Arcom de prononcer une sanction pécuniaire qui ne peut excéder le montant le plus élevé entre 150 000 € ou 2% du CA mondial HT réalisé au cours de l’exercice précédent.
Sanctions pécuniaires et blocages en cas de diffusion de contenus à caractère pornographique et ne restreignant pas l’accès des mineurs.
Enfin, l’Arcom pourra prononcer des sanctions pécuniaires et blocages à l’encontre des sites éditeurs et des services de plateforme de partage de vidéos diffusant des contenus à caractère pornographique et ne restreignant pas l’accès des mineurs [16].
La procédure prévue par la loi est la suivante :
- L’Arcom adresse ses observations motivées par courrier à l’éditeur ou au fournisseur des services de plateforme de partage de vidéos diffusant des contenus à caractère pornographique ;
- À compter de la date de réception, l’éditeur ou le fournisseur de services a 15 jours pour présenter ses observations ;
- À l’expiration du délai, l’Arcom peut le mettre en demeure de prendre toute mesure de nature à empêcher l’accès des mineurs aux contenus pornographiques. Elle doit rendre publique la mise en demeure ;
- L’éditeur ou le fournisseur de services a 15 jours pour se conformer à la mise en demeure ;
- À défaut, l’Arcom peut prononcer une sanction pécuniaire qui ne peut excéder le montant le plus élevé entre 250 000 € ou 4% du CA mondial HT réalisé au cours de l’exercice précédent ;
- En outre, l’Arcom peut notifier aux FAI ou aux fournisseurs de systèmes de résolution de noms de domaine les adresses des sites et fournisseurs de service en cause afin d’empêcher, dans un délai de 48 heures, l’accès à ces adresses. En cas de manquement à ces obligations, l’Arcom peut prononcer une sanction pécuniaire ;
- Une page indiquant les motifs de la mesure de blocage s’affiche lorsque les utilisateurs essaient de se connecter ;
- La mesure est prononcée pour une durée maximale de 2 ans ;
- L’annulation des mesures peut être demandée au Président du Tribunal administratif dans un délai de 5 jours à compter de leur réception. Le magistrat doit statuer dans un délai d’un mois à compter de la saisine. Le jugement est susceptible d’appel dans un délai de 10 jours à compter de sa notification. La juridiction d’appel doit statuer dans un délai de 3 mois à compter de sa saisine.
Un décret d’application doit venir préciser les conditions d’application de la loi [17].
En conclusion, on le voit donc, un arsenal législatif existe. Son application est complexe dans le contexte de l’Union européenne exigeant de respecter les règles fixées par les directives européennes.
Il reste surtout que, tant que l’intérêt supérieur de l’enfant continuera à devoir s’incliner devant l’intérêt des adultes (respect de la vie privée, liberté de commerce, liberté de communication), la protection des mineurs peinera à devenir effective.