I. La dénaturation du concept de victimisation secondaire.
A. Les fondements de la victimisation secondaire.
La victimisation secondaire peut être définie comme « l’impact sur les victimes des effets d’une réponse jugée par celles-ci inappropriée au traumatisme subi et à ses conséquences » [4]. Le concept peut être relié à un droit à la sécurité [5] et au traitement reçu par un fait répréhensible tout au long de la procédure pénale. La victimisation secondaire peut recouvrir « la mauvaise qualité de l’accueil lors du dépôt de plainte ou le doute sur son utilité exprimée parfois même par des fonctionnaires de police ou gendarmerie, les difficultés à comprendre le fonctionnement du système judiciaire et à faire valoir ses droits ou le fait de ne pas être tenu au courant de l’évolution de l’enquête » [6]. Dès lors, c’est bien le comportement de l’Etat et de ses fonctionnaires que l’on apprécie pour déterminer l’existence ou non d’un traitement défectueux entraînant une victimisation secondaire.
La CEDH reconnaît la victimisation secondaire et condamne les Etats violant leurs obligations. Le concept est évoqué dans un arrêt de 2015 contre la Slovénie où est relatée la passivité d’un juge laissant la défense multiplier les insinuations offensantes à l’égard de la victime [7]. Cette décision est d’ailleurs, à la lumière du jugement rendu dans l’affaire Depardieu, particulièrement intéressante. En 2021, l’Italie est condamnée pour une décision de justice comportant dans ses motifs, « des propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes » [8].
La France a enfin été très récemment condamnée [9] pour manquement des autorités à leur obligation de protéger la dignité de la victime, en « l’ayant exposé à des propos culpabilisants et sexistes propres à décourage la confiance dans la justice ». Ces arrêts ont donc un point commun : tous trois mettent en cause les autorités de l’Etat condamné, et uniquement elles, comme ayant violé leurs obligations de protection. Rappelons également et dans cette même perspective que le droit interne pose aussi des exigences de protection des droits des victimes, notamment à l’article préliminaire du Code de procédure pénale précisant que « l’autorité judiciaire veille à la garantie des droits des victimes au cours de toute procédure pénale ».
Ainsi, si le concept de victimisation secondaire n’est en lui-même pas nouveau, on ne peut que constater que les juges l’ont ici élargi pour incriminer non plus des autorités étatiques, mais un particulier, en l’espèce le Conseil du prévenu. Ce glissement conduit à une dénaturation de la victimisation secondaire et à une déresponsabilisation de l’Etat qui est pourtant le seul à pouvoir instituer et mettre en œuvre des moyens de protection des droits des victimes.
B. La dénaturation.
Comme précédemment rappelé, la victimisation secondaire sanctionne des actes positifs ou des abstentions d’autorités étatiques et partant, la violation de leurs obligations en matière de protection des victimes. Or, la décision Depardieu fait glisser l’exigence de respect de ces obligations des autorités sur une personne privée et en particulier sur l’avocat du prévenu. Aucune obligation pourtant, ne pèse sur lui. Il n’est en aucun cas débiteur d’une obligation de protection des droits des victimes, à la différence en revanche, des magistrats et en particulier du Président de l’audience.
Ce qui est en effet reproché est le comportement et les propos tenus par l’avocat du prévenu envers les parties civiles, et ce pendant les débats judiciaires. Or, la rigueur de ces débats et leur bonne tenue est une charge pesant sur le Président d’audience qui exerce seul, la police de l’audience. Il semble à la fois contradictoire et assez baroque d’incriminer les propos tenus par un avocat de la défense sans que le Président n’ait semble-t-il cru bon d’intervenir pendant l’audience [10]. Le Président a pourtant en la matière toute latitude, jusqu’à exiger que l’avocat quitte la salle d’audience, à charge pour lui s’il l’estime nécessaire de faire un incident ou d’avertir son Bâtonnier.
La situation apparaît donc paradoxale : l’autorité étatique reconnaît l’existence d’un dysfonctionnement puisqu’un préjudice est constaté, mais son comportement serait susceptible d’entraîner une condamnation de la France par la CEDH considérant, comme en 2015, que la passivité du Président d’audience a permis la teneur de ces propos…
Outre une dénaturation du concept de victimisation secondaire, la décision rendue à l’égard de Gérard Depardieu pose nécessairement question au regard des droits de la défense et de la liberté de parole de l’avocat.
II. Un glissement inopportun de la protection des droits des victimes, sur l’avocat de la défense.
A. Le risque de censure de l’avocat.
La condamnation de Gérard Depardieu pour les propos tenus par son avocat pose nécessairement la question de la liberté d’expression de celui-ci en particulier pendant les débats judiciaires. L’article 41 de la loi 1881 sur la liberté de la presse précise que « ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, (…) ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux ». Cette immunité de robe permet à l’avocat, qu’il défende les intérêts du plaignant ou ceux du prévenu ou de l’accusé, de pouvoir exercer sa défense librement, à l’abri de toute censure. Cette liberté, permettant ainsi le bon exercice des droits de la défense, implique la possibilité pour l’avocat de critiquer un témoin, une partie, et doit pouvoir lui permettre d’affirmer qu’il ou elle ment, ne dit pas la vérité, ou tous autres termes peu agréables.
La décision rendue remet indirectement en cause l’immunité, puisque les propos sont condamnés, mais par l’intermédiaire du client qui doit supporter les conséquences pécuniaires du préjudice reconnu. Cela est regrettable dans la mesure où un procès pénal n’est par nature, pas un lieu de réconciliation des parties (à la différence de la justice restaurative), ni un espace destiné à réparer le traumatisme des victimes. Des instants d’audience peuvent parfois permettre le pardon ou apaiser une victime. Mais il n’en demeure pas moins que le procès pénal est en priorité et par principe destiné à l’exercice de l’action publique, démontrer la commission de l’infraction, la culpabilité de l’auteur et déterminer la peine la plus adaptée au regard de sa personnalité et dans l’objectif de protéger la société. L’action civile quant à elle, n’est que jointe. Par conséquent, l’avocat doit pouvoir tout dire, dans la limite d’une part des principes essentiels de la profession [11], d’autre part de la liberté que lui laisse le Président d’audience.
Par ailleurs, la décision évoquée risque d’ouvrir une porte à des actions en responsabilité menées contre l’avocat si des juridictions devaient à leur tour condamner un prévenu civilement pour le comportement de son Conseil. L’avocat risque alors de se censurer, ou accepter le risque d’exposer son client à une condamnation et lui-même, à une action en responsabilité. L’exercice des droits de la défense deviendrait alors biaisé.
Enfin du côté du prévenu, il semble critiquable d’envisager une responsabilité pour des propos tenus par autrui, la responsabilité étant par principe, purement personnelle. Si le client donne mandat à son avocat qui ne peut agir sans son accord ou contre ses instructions, le mandat ne va pas jusqu’à convenir des termes employés dans la plaidoirie, qui reste en partie et souvent, un exercice spontané. La décision implique donc une responsabilité pour autrui, Gérard Depardieu étant ainsi devenu responsable pour des propos tenus par un autre.
B. La solution était ailleurs.
On perçoit que la solution posée dans l’affaire Depardieu n’est pas optimale, loin de là. Si nous avons rappelé que la victime n’était pas la partie à laquelle le procès pénal était destiné, il n’en demeure pas moins que sa place est importante, tant pour son témoignage pouvant participer à la caractérisation de l’infraction que pour éviter l’engorgement des juridictions civiles et la multiplication des procédures - l’article 3 du Code de procédure pénale permettant l’exercice de l’action civile à l’occasion de celui de l’action pénale.
Mais il ne faut pas oublier qu’un procès, quand bien même l’avocat de la défense serait précautionneux, constitue par principe une épreuve traumatique pour la victime. En particulier dans des faits de nature sexuelle dans la mesure où la vie intime du prévenu et du plaignant est passé au crible. Ne faudrait-il pas mieux, plutôt que d’essayer d’aseptiser les débats judiciaires qui pourtant et ainsi qu’on a pu le rappeler, peuvent parfois créer des situations de pardon d’une victime ou de reconnaissance des faits d’un auteur, mieux accompagner les victimes avant, pendant et après le procès.
Certains dispositifs sont déjà testés comme l’accompagnement par des chiens d’assistance [12]. Un certain succès est constaté [13] et il semble nécessaire de poursuivre en ce sens. Partenariats avec des associations d’aide aux victimes comprenant des personnels formés et impliquant la présence d’avocats, prise en charge de séances de psychothérapie et d’EMDR [14], obligations de formation pour policiers et gendarmes, magistrats et avocats au sein de structures accueillant des victimes etc.
Ces dispositifs sont certes couteux mais indispensables si l’on veut garantir le respect des droits des victimes tout en préservant la nature et la liberté des débats judiciaires. Une proposition de résolution déposée à l’Assemblée nationale le 19 novembre 2024 va dans ce sens, en invitant le gouvernement « à renforcer les formations des professionnels de la police et du droit à la prise en charge des victimes de violences sexuelles, au traitement judiciaire et à la lutte contre les stéréotypes de genre pour éviter toute victimisation secondaire ». C’est un début, mais il est nécessaire d’aller plus loin.