« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial [...] Le jugement doit être rendu publiquement [...] », Article 6 de La CEDH sur le droit à un procès équitable.
I. La place ambiguë de la victime dans le procès pénal.
L’accusé occupe le centre de la scène du procès pénal, effaçant la voix de la victime, longtemps oubliée, reléguée au silence. Pendant des années, le but du procès pénal était de sanctionner l’auteur d’un délit ou d’un crime. Le Ministère Public, représenté par le Procureur de la République représentait les intérêts de la société contre l’auteur d’un acte antisocial, qu’on appelle le “mis en cause” avant d’être traduit devant le tribunal compétent. Il devient alors le “prévenu” face au tribunal correctionnel ou “l’accusé” face à une Cour d’Assises.
Pour être considérée dans le procès pénal, la victime doit se constituer partie civile et demander la réparation de son préjudice conformément aux dispositions de l’article 1240 du Code civil. Cette évolution du procès pénal est contemporaine, nous la devons à la loi du 15 juin 2000 qui renforce les droits des victimes à tout stade de la procédure pénale. Avant cela, la victime était évincée de la procédure au prétexte qu’elle ne devait pas assouvir son désir de vengeance. Cette perception d’un procès vengeur persiste encore aujourd’hui, notamment à travers le phénomène du victim blaming.
A. Le "victim blaming", un mécanisme de déni collectif.
Une victime peut se qualifier comme une personne “qui souffre des agissements d’autrui”.
Le mot victime vient du latin “victima” lui-même dérivé de “victimaire” lui aussi emprunté au latin classique “victimarius”. Victimarius a une connotation religieuse, vient du latin impérial “victimare” et signifie “sacrifier”. Cela n’est pas sans rappeler le lien ancien entre droit et religion.
Au XVIIIᵉ siècle, victimaire signifie “tuer”. C’est après la Révolution française (1789) qu’il prendra le sens de “condamner à mort”. Benjamin Mendelsohn, un avocat roumain, posera la théorie de la victimologie, la science des victimes en 1947.
La victime était donc autrefois celui qui était sacrifié, condamné, mis à mort. On comprend alors l’inversion de valeurs qui est faite et pourquoi la reconnaissance du statut de victime est si tardive.
En effet, le victim blaming, en français “le blâme de la victime”, est un processus, implicite ou explicite, culpabilisant qui consiste à rendre la victime d’un acte de violence ou d’une agression responsable de ce qu’elle a vécu. Ce mécanisme repose sur un ensemble de normes sociales, de stéréotypes ou de biais cognitifs qui remettent en cause le comportement ou l’attitude de la victime. Si ce concept n’est pas reconnu en droit français, le terme “verbicide” apparaît au XIXᵉ siècle. C’est un néologisme anglais utilisé dans la langue française pour dénoncer la manipulation du langage. Il désigne le fait de déformer ou détourner le sens d’un mot au point de tuer le sens originel.
Le glissement sémantique du mot victime n’est donc pas anodin.
Le lien entre le victim blaming et le verbicide se trouve dans le pouvoir du langage, car dans les deux cas, l’idée est de détourner une réalité et de fausser une perception des faits pour renverser les rôles entre la victime et son agresseur.
À titre d’exemple, on aura d’une part, la bonne victime. Celle qui pleure, a cessé de vivre et s’est fait agresser dans les bonnes conditions. En matière de viol, on parlera du “bon viol” et du “mauvais viol”. Le bon viol est celui qui a lieu à la tombée de la nuit dans une petite ruelle sombre par un inconnu. À l’inverse, le mauvais viol, c’est celui commis par un Monsieur Toutlemonde, banalement dangereux, un homme respectable, un homme riche, un carriériste, un frère, un mari, un artiste.
La mauvaise victime est celle qui reste droite, qui ne cille pas, ne pleure pas, qui continue à vivre, à sortir et qui se bat pour la reconnaissance de son préjudice. La bonne victime, celle qui s’est fait agresser dans les bonnes conditions, a su rester discrète. Elle ne témoigne pas, elle pleure. C’est la victime qui demande le huis clos et qui ne se fera pas remarquer.
La victime peut être blâmée par la société de manière générale. C’est un réflexe défensif face à l’inconfort que provoque la violence. Les proches, désemparés ou eux-mêmes victime par ricochet, peuvent nuire à la résilience de la victime. Les médias le font également en choisissant volontairement un vocabulaire atténuant ou ambigu, nous avons le “crime passionnel" pour illustration. Il appartient à chacun de faire preuve de décence lorsqu’il est confronté à une situation qui n’en a pas.
Cependant, lorsque la victime est blâmée et malmenée par des institutions censées la protéger, on parlera de violence institutionnelle et de victimisation secondaire.
B. La victimisation secondaire, une violence institutionnelle.
La victimisation secondaire, quant à elle, renvoie aux préjudices additionnels que la victime subit à la suite de son interaction avec les institutions censées la protéger : forces de l’ordre, système judiciaire, secteur médical, médias, tribunaux. Il s’agit d’une forme de violence institutionnelle, souvent insidieuse, qui peut prendre la forme d’un manque d’empathie, de commentaires inappropriés, d’un questionnement répétitif et culpabilisant, d’un défaut de protection ou encore d’un traitement procédural, excessivement long et mal adapté.
Lors d’un dépôt de plainte pour viol, c’est le policier qui demande à la victime comment elle était habillée. Lors d’un dépôt de plainte pour violence conjugale, c’est l’officier de police qui renvoie la victime chez elle en lui expliquant que c’est son mari, qu’il va finir par se calmer, qu’elle n’a qu’à lui préparer un bon dîner.
Ce sont ces mères, qui dénoncent les viols incestueux commis par les pères sur leurs enfants. Puis qui se retrouvent écrasées par un système judiciaire incohérent et contradictoire, qui ne les protègent ni elles, ni leurs enfants. Ces femmes qui cherchent à protéger la chair de leur chair et qui se retrouvent poursuivies pour aliénation parentale, enfermées pour non-représentation d’enfant. Ces enfants, qui ont osé sortir du silence et qu’on confie à leur violeur.
Cette victimisation secondaire aggrave le traumatisme initial, dissuade d’autres victimes de dénoncer les faits, et entretient le sentiment d’injustice et d’abandon.
Ces deux phénomènes en forment un troisième : l’humiliation systématique de la victime dans le procès pénal.
II. La place de la victime dans le procès pénal est un sujet contemporain.
Longtemps reléguée au rôle de simple témoin, la victime a vu sa place évoluer dans le procès pénal au fil des réformes législatives, notamment à partir de la seconde moitié du XXe siècle. En droit français, elle dispose aujourd’hui de la possibilité de se constituer partie civile, d’être assistée par un avocat, de demander réparation du préjudice subi, et de participer activement à certaines étapes de la procédure. Cette évolution reflète une volonté de mieux prendre en compte sa parole et sa souffrance.
Mais cela pose un souci d’équilibre entre les droits de la défense et ceux des personnes lésées.
Le droit à la constitution de partie civile est garanti par l’article 2 du Code de procédure pénale et celui de demander réparation de son préjudice, même si la responsabilité pénale de l’auteur n’est pas établie, est prévu par l’article 372 du Code de procédure pénale. Toutefois, cette reconnaissance demeure en tension avec l’architecture du procès pénal, qui reste avant tout centré sur la culpabilité de l’auteur et la protection des libertés individuelles.
A. Exemples de victimisation secondaire.
La victime n’est pas une partie au même titre que le ministère public ou la défense : elle reste souvent perçue comme un supplément à la procédure, tolérée mais pas centrale. Cette situation est d’autant plus problématique lorsque la victime subit, dans le cadre du procès, une relecture de son propre comportement, parfois empreinte de jugements moraux qui peut aboutir à une forme de discrédit ou de remise en question de sa légitimité à être reconnue comme victime. Par exemple, lors du procès des viols de Mazan, Maître El Bouroumi, l’avocate de deux coaccusés dont elle expliquait qu’ils étaient, eux aussi, des victimes de Dominique Pelicot. Cette avocate a également reproché à la victime de n’avoir pleuré qu’une seule fois lors de l’évocation de l’enfance de Monsieur Pelicot et s’est aussi permis de commenter la vie sexuelle de la victime dans des stories sur les réseaux sociaux. L’avocate de la défense a également reproché à la victime d’avoir demandé un procès public et à suggérer que cette dernière avait une part de responsabilité dans cette exposition médiatique. Nadia El Bouroumi a également posté une vidéo d’elle sur les réseaux sociaux, dansant sur la musique "Wake me Up before You go". Enfin, elle a sous-entendu que la victime était consciente, malgré les manipulations de Dominique Pélicot et la soumission chimique.
Autre exemple de victimisation secondaire, lorsqu’une femme est poursuivie pour aliénation parentale après avoir dénoncé son mari, preuves à l’appui et pris en flagrant délit d’inceste.
La victimisation secondaire arrive lorsque c’est elle qui se retrouve accusée de non-représentation d’enfant pour avoir refusé d’apporter son enfant à son ex-mari incestueux. Lorsqu’elle arrive à son procès, soutenue par des associations de lutte contre l’inceste, elle voit l’avocate adverse demander un huis clos, car “Madame est arrivée avec son fan-club”. La victimisation secondaire, c’est lorsque durant l’audience, la défense explique qu’elle est surtout victime d’“un délire de paranoïa déjà bien ancré”, et évoque “une prise en flagrant délit de rien du tout”.
B. Vers une justice restaurative.
La reconnaissance de la victime dans le procès pénal ne saurait se limiter à une présence formelle. Elle suppose un renforcement des droits procéduraux et un changement de culture juridique. Si la loi du 15 juin 2000 a amélioré l’information et les droits des victimes (accès au dossier, constitution de partie civile, assistance d’un avocat), elle reste insuffisante face aux enjeux spécifiques des violences psychologiques, la réalité des souffrances endurées et des traumatismes invisibles.
La justice restaurative n’est pas une justice parallèle ni une remise en cause du procès équitable. Elle propose une évolution du cadre judiciaire pour intégrer, de manière équilibrée, les besoins spécifiques des victimes. Cela implique une meilleure formation des professionnels à la réalité du psychotraumatisme, une vigilance sur la conduite des débats, et une posture d’écoute active sans disqualification de la parole.
L’infraction doit être reconnue comme une atteinte aux personnes et pas seulement à l’ordre établi. Il s’agit de comprendre les conséquences humaines de l’acte. Durant le procès, la victime doit pouvoir exprimer ce qu’elle a vécu après avoir entendu les arguments de la défense. Elle doit avoir la possibilité d’exprimer son ressenti face aux propos potentiellement diffamatoires. L’auteur, quant à lui, doit s’engager dans une réelle réparation de son geste et pas seulement une réparation symbolique. En matière de violences conjugales, un stage de sensibilisation ne suffit pas. Aujourd’hui, la plupart des auteurs impliqués dans des affaires de violences sur les personnes sont condamnés à une peine de prison avec sursis et aux versements de dommages et intérêts qu’ils ne payent pas. Où est la sanction ici ?
En ce sens, la loi du 15 juin 2014 prévoyait une individualisation des peines pour une meilleure reconnaissance des victimes. Dans une logique de procès réparateur, l’objectif est d’éviter les condamnations automatiques afin de responsabiliser l’auteur des faits avec des sanctions adaptées à la réalité du préjudice subi. La condamnation pénale doit viser à confronter le responsable de manière durable aux conséquences de ses actes avec notamment un suivi psychologique réel pour prévenir la récidive.
Certaines mesures doivent pouvoir impliquer la victime si elle le souhaite, dans un cadre sécurisé. La victime doit être informée de ses droits à tout moment de la procédure. Ce qui signifie avant et après la condamnation du mis en cause. Dans le cas d’un versement de dommages et intérêts, la victime doit avoir de réels moyens d’action quant au recouvrement de la somme qui lui est due. L’information de ses droits doit alors être maintenue jusqu’à la réception du dernier centime qui lui est dû.
L’objectif d’une justice restaurative n’est pas d’émouvoir, mais de garantir que le passage par la justice ne constitue pas une nouvelle épreuve. La légitimité d’une institution judiciaire se mesure aussi à sa capacité à protéger sans fragiliser davantage. Réparer, ce n’est pas seulement juger un acte : c’est aussi reconnaître un préjudice et offrir les conditions d’une reconstruction digne. Le procès réparateur doit permettre à la victime de voir son préjudice indemnisé sans que cette dernière ne soit contrainte à se battre pour une durée indéterminée.
Reconnaître la souffrance des victimes sans la minimiser ni la requalifier constitue une exigence démocratique. Il ne s’agit pas d’instaurer une justice émotionnelle, mais de garantir que l’accès à la justice n’aggrave pas le préjudice subi.
L’enjeu doit être clair : faire du procès pénal un espace équilibré, où la protection des droits fondamentaux s’étend également à celles et ceux qui ont été atteints dans leur intégrité physique ou psychique.
Sources :
- M6 Info. (septembre, 2024) : Avocate suspendue pour ses propos au procès des viols de Mazan ( [Vidéo]. TikTok) ;
- France Bleu. (13 décembre 2024) : Procès des viols de Mazan : les coaccusés sont les victimes d’un violeur en série, conclut l’avocate Nadia El Bouroumi ;
- Dailymotion. (20 décembre 2024) : Procès des viols de Mazan – plaidoirie polémique de Nadia El Bouroumi (Vidéo) ;
- Charente Libre. (24 avril 2025) : L’avocate Nadia El Bouroumi, qui avait fait polémique lors du procès des viols de Mazan, suspendue un an avec sursis ;
- Rachid.dbz.2025. (20 septembre 2024) : Suspension de l’avocate Nadia El Bouroumi (Vidéo). TikTok ;
- France Bleu. (20 février 2025) : Une mère jugée pour non-présentation d’enfant alors qu’une instruction visant le père est en cours pour inceste ;
- incesticide.fr (novembre, 2024) : Témoignage sur une affaire d’inceste et de non-présentation d’enfant (Vidéo). TikTok.