Une réquisition est une « mesure contraignante prise par l’autorité judiciaire pour exiger l’accomplissement de certaines prestations et pour lever, dans certains cas, le secret professionnel » (Définition du Ministère de la Justice).
Les réquisitions sons plurielles en ce qu’elles recouvrent des « réalités diverses auxquelles s’appliquent des régimes juridiques distincts », et sont « probablement les actes d’investigation les plus régulièrement mobilisés » : elles peuvent par exemple concerner « la réalisation d’une autopsie, la transmission des facturations détaillées d’une ligne téléphonique, la comparaison de l’ADN entre deux traces biologiques, la communication d’images extraites d’un système de vidéoprotection, l’intervention d’un serrurier aux fins d’ouverture d’une cave fermée à clé, la remise des relevés d’un compte bancaire ou encore l’examen psychiatrique d’un suspect » [1].
Le présent article concerne les réquisitions prévues à l’article 77-1-1 du Code de procédure pénale, notamment relatives aux données de connexion.
C’est par ce mécanisme que peuvent être obtenues, par exemple, les « fadettes », ces factures détaillant la liste des appels et SMS émis et reçus depuis un mobile ainsi que les dates et durées des communications.
Cela fonctionne avec toutes sortes de data, une réquisition judiciaire pouvant être envoyée à Whatsapp ou Snapchat, ou d’autres applications comme celles de VTC afin d’établir des liens entre un numéro de téléphone, un compte et des déplacements…
S’il est parfois considéré qu’il s’agit là d’un procédé « modérément attentatoires aux droits et libertés individuels, par rapport à d’autres actes » (T. Lebreton, Les réquisitions judiciaires, AJ Pénal 2022.25) - ce que nous discuterons plus tard - il n’en demeure pas moins qu’il est de plus en plus compliqué d’en obtenir la nullité, non pas du fait de la technicité de la matière mais d’une jurisprudence rendant l’action de plus en plus restrictive.
1. La nullité facile.
Dans un passé désormais relativement lointain, la règle, tant légale que jurisprudentielle, était claire.
L’article 77-1-1 dispose que « le procureur de la République ou, sur autorisation de celui-ci, l’officier ou l’agent de police judiciaire ou, dans le cas prévu au 3o de l’article 21-3 et sous le contrôle de ces derniers, l’assistant d’enquête, peut, par tout moyen, requérir de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou de toute administration publique qui sont susceptibles de détenir des informations » intéressant l’enquête (...) ».
La jurisprudence affirmait sans cesse que les dispositions de l’article 77-1-1 étaient édictées dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice et que leur méconnaissance était constitutive d’une nullité à laquelle les dispositions de l’article 802 étaient étrangères : des réquisitions effectuées par des policiers sans une autorisation du Procureur étaient donc systématiquement annulées [2].
Il en était de même pour l’article 77-1 concernant les expertises et constats techniques, l’autorisation du Procureur étant nécessaire à l’intervention de l’officier de police, la Cour de cassation ayant retenu que « les dispositions de l’article 77-1 du Code de procédure pénale sont édictées dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice et que leur méconnaissance est constitutive d’une nullité à laquelle les dispositions de l’article 802 dudit Code sont étrangères » [3].
Cette référence à l’article 802 du Code de procédure pénale permettait d’échapper à la démonstration d’un grief, cet article disposant qu’ « en cas de violation des formes prescrites par la loi à peine de nullité ou d’inobservation des formalités substantielles, toute juridiction, y compris la Cour de cassation, qui est saisie d’une demande d’annulation ou qui relève d’office une telle irrégularité ne peut prononcer la nullité que lorsque celle-ci a eu pour effet de porter atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne ».
Si les dispositions de l’article 802 sont étrangères à cette nullité, alors il n’y a pas besoin de démontrer une atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne.
Jacques Buisson, conseiller honoraire à la Cour de cassation et ancien Professeur associé à l’université Jean Moulin (Lyon III), a pu affirmer qu’une réquisition sans autorisation correspondait à un excès de pouvoir, et que dans ce cas, « la simple démonstration de l’incompétence, matérielle ou territoriale, ou encore du détournement de pouvoir, entraîne l’annulation automatique de l’acte en cause, ainsi que de tout ou partie de la procédure subséquente, sans qu’il soit besoin de s’interroger sur ce caractère d’ordre public de la norme méconnue, ni de prouver une quelconque atteinte aux droits de la défense » [4].
L’annulation automatique, sans nécessité de démonstration d’un grief, était donc acquise.
2. La complexification jurisprudentielle comme politique publique.
À rebours des décisions précitées, une jurisprudence plus récente est venue affirmer qu’« une personne mise en examen est sans qualité pour contester la régularité de réquisitions faites auprès d’opérateurs téléphoniques sur le fondement de l’article 77-1-1 du Code de procédure pénale, ayant pour seul objet d’identifier les lignes téléphoniques ayant déclenché des bornes-relais données, dès lors qu’elle ne prétend être ni le titulaire ni l’utilisateur de l’une des lignes identifiées et que sa vie privée n’est pas susceptible d’être mise en cause par cette recherche » [5].
Selon cette jurisprudence il s’agit « d’un droit qui appartient en propre à une autre personne, en l’espèce les utilisateurs de chacune des lignes téléphoniques en question » (Ibidem).
Un tel raisonnement avait précédemment été appliqué en matière de garde à vue.
La Cour de cassation, revenant sur une jurisprudence protectrice en la matière, avait en effet décidé en 2012 que la nullité d’une garde à vue ne pouvait être demandée que par l’individu qu’elle concernait, fermant la voie aux droits des tiers lésés [6].
La doctrine avait alors affirmé que « l’impression est évidemment laissée que la Cour de cassation trouve ici un moyen de faire cesser l’hémorragie du contentieux des nullités relative à la garde à vue. C’est comme si en restreignant la titularité du droit, elle permettait de limiter la portée d’une jurisprudence strasbourgeoise considérée comme manifestement néfaste relativement à la stabilité de nos procédures » [7].
En effet, sur injonction du droit Conventionnel [8] la Cour de cassation avait pu précédemment retenir qu’il était possible d’invoquer la nullité « d’un acte de la procédure concernant un tiers si cet acte, illégalement accompli, a porté atteinte à ses intérêts » [9].
Cette jurisprudence était alignée sur la conception compréhensive de la notion d’intérêt à agir de la CEDH puisque se fondant sur l’exigence d’un contrôle efficace de la nécessité et de la proportionnalité de l’ingérence, considérant que toute personne soumise à une ingérence litigieuse doit pouvoir bénéficier de cet intérêt à agir [10].
Après un alignement sur les exigences conventionnelles, puis une restriction nouvellement affirmée à partir de 2018 quant à la titularité du droit d’action [11], la Haute Cour a pu par de nombreux arrêts affiner sa position, en précisant en 2021 puis en 2022, que « hors les cas de nullité d’ordre public, qui touchent à la bonne administration de la justice, la juridiction, saisie d’une requête ou d’une exception de nullité, doit d’abord rechercher si le requérant a intérêt à demander l’annulation de l’acte, puis, s’il a qualité pour la demander et, enfin, si l’irrégularité alléguée lui a causé un grief. Pour déterminer si le requérant a qualité pour agir en nullité, la juridiction doit examiner si la formalité substantielle ou prescrite à peine de nullité, dont la méconnaissance est alléguée, a pour objet de préserver un droit ou un intérêt qui lui est propre » [12].
Les arrêts de 2022 se focalisent par ailleurs sur « l’existence d’une ingérence injustifiée » dans la vie privée du requérant « et dans ses données à caractère personnel ».
Autrement dit, la qualité à agir ne serait justifiée que par le grief tiré de l’atteinte à la vie privée, ce qui est contestable.
En effet, ainsi rappelé par Jacques Buisson, le droit protégé par la requête en annulation est « l’exercice du droit à un recours effectif destiné à vérifier la légalité d’actes coercitifs à son encontre, la protection des droits du citoyen dans l’administration de la preuve pénale, singulièrement les droits du procès équitable » [13].
Il en résulte que la vie privée du requérant « peut ne pas être atteinte par l’acte critiqué, alors même que ses droits au procès équitable le sont. En sorte que la question posée par le requérant est celle non pas de savoir si sa vie privée a été méconnue mais de déterminer si les indices recueillis à son encontre, qui l’impliquent dans le dossier en cause, ont été légalement recueillis » [14].
La nouvelle jurisprudence entre donc en contradiction avec la plus ancienne puisque selon la règle la plus récente :
« la personne mise en examen ou poursuivie n’est recevable à invoquer la violation de cette exigence en matière d’accès aux données de connexion que si elle prétend être titulaire ou utilisatrice de l’une des lignes identifiées ou si elle établit qu’il aurait été porté atteinte à sa vie privée, à l’occasion des investigations litigieuses » [15]…
Alors même qu’il s’agissait de réquisitions au visa de l’article 77-1-1 du Code de procédure pénale « qui sont édictées dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice et dont la méconnaissance est constitutive d’une nullité à laquelle les dispositions de l’article 802 dudit Code sont étrangères » [16].
D’ordre public, de telles nullités ne devraient pas, pour prospérer, dépendre de paramètres comme la titularité de la ligne ou l’atteinte à la vie privée. C’est pourtant désormais le cas.
3. Qu’est-ce qu’une atteinte à la vie privée lorsque des données sont réquisitionnées dans le cadre d’une enquête pénale ?
Les jurisprudences les plus récentes insistent sur l’atteinte à la vie privée causée par la réquisition judiciaire.
Sur ce point, il est généralement admis que fait nécessairement grief au requérant l’acte attentatoire à la vie privée accompli par une autorité qui n’était pas compétente, à défaut d’y avoir été autorisée, conformément à la loi [17].
En théorie, il ne peut y avoir d’ingérence d’une autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi, celle-ci devant ainsi faire l’objet d’un encadrement légal spécifique et précis, à l’exclusion de toute interprétation extensive d’un dispositif légal en place, ce qui est en général rappelé dans les arrêts de la CEDH.
De fait, les données de connexion comportent notamment des données relatives à l’identification des personnes, à leur localisation, à leurs contacts téléphoniques et numériques ainsi qu’aux services de communication au public en ligne qu’elles consultent.
Compte tenu de leur nature, de leur diversité et des traitements dont elles peuvent faire l’objet, les données de connexion fournissent sur les personnes en cause ainsi que, le cas échéant, sur des tiers, des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée. Il s’agit là, précisément, du raisonnement tenu par le Conseil constitutionnel [18].
Même si la définition reste large, il apparaît que toute donnée récoltée correspondant à la définition donnée par le Conseil constitutionnel est attentatoire à la vie privée, mais en réalité, la Chambre de l’Instruction répond que l’ingérence dans la vie privée du prévenu ou de l’accusé résultant du recueil et de l’exploitation de telles ou telles données est proportionnée au but légitime de poursuite des infractions pénales.
Le caractère attentatoire n’étant quasiment jamais disproportionné, le moyen tiré de l’atteinte à la vie privée est généralement rejeté.
À cet égard, deux arrêts de la CJUE [19] sont venus rappeler que l’accès à des données de trafic et de localisation devaient se limiter à des fins pénales dans les seuls objectifs de lutte contre la criminalité grave et de prévention des menaces graves contre la sécurité publique.
Si l’article 77-1-1 du Code de procédure pénale, parmi d’autres textes, est contraire au droit de l’Union « uniquement » en ce qu’il ne prévoit « pas un contrôle préalable par une juridiction ou une entité administrative indépendante » [20], une ingérence dans la vie privée du fait de réquisitions d’enquêteurs aux opérateurs téléphoniques est proportionnée à la poursuite de l’objectif dès lors qu’elle est « prévue par la loi, qu’elle a eu un but légitime qui est celui de la recherche d’infractions pénales relevant de la criminalité grave » et que « cet objectif tendant à la recherche d’infractions pénales est nécessaire dans une société démocratique » [21].
4. La solution de l’intérêt propre résultant de la mise en cause.
Dans le cadre de la contestation de la légalité du recueil d’un élément de preuve, il a récemment été retenu que « si le requérant n’allègue pas que la formalité méconnue a pour objet de préserver un droit ou un intérêt qui lui est propre, il appartient à la chambre de l’instruction de rechercher s’il résulte d’éléments de la procédure que tel pourrait être le cas » [22].
En conséquence, un requérant aurait qualité à agir dès lors que les enquêteurs lui attribuent un élément à charge [23].
Le dilemme se posait ainsi : soit le mis en cause admettait qu’il était détenteur de la ligne pour justifier d’un intérêt à agir au stade de la requête en nullité, mais avouait donc une utilisation ou titularité qui pouvait ensuite se retourner contre lui lors de l’information ou du jugement à venir, soit il niait avoir un quelconque lien avec les éléments issus de la réquisition, auquel cas la Chambre de l’Instruction en déduisait qu’il n’avait pas intérêt à critiquer l’obtention de ces éléments, puisqu’il affirmait en être étranger.
Il est aisé de comprendre le piège diabolique qu’une telle configuration pouvait constituer. L’arrêt précité du 25 octobre 2022 [24] est donc venu régler cette question liée à la qualité à agir.
Car enfin, lorsqu’un individu se retrouve mis en examen, en détention provisoire, ou à tout le moins inquiété principalement sur le fondement d’éléments issus de réquisitions judiciaires, n’est-ce pas là la meilleure preuve d’un intérêt à agir contre ces dernières, même lorsque l’individu prétend y être étranger ?