Au Royaume-Uni, le Competition Appeal Tribunal tranche pour la première fois une action collective concurrence dans le secteur des télécoms. Par Arnaud Barrandon, Élève-Avocat.

Au Royaume-Uni, le Competition Appeal Tribunal tranche pour la première fois une action collective concurrence dans le secteur des télécoms.

Par Arnaud Barrandon, Élève-Avocat.

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Explorer : # action collective # concurrence # télécommunications # abus de position dominante

Le Competition Appeal Tribunal (CAT) rejette l’action intentée par M. le Patourel pour le compte de 3,7 millions de consommateurs et un montant de dommages et intérêts de plus d’1 milliard de livres sterling à l’encontre de British Telecommunications pour des prix abusifs. La cour a constaté que, si les prix étaient excessifs, ils n’étaient en revanche pas discriminatoires. La décision éclaire le déroulement du contentieux de masse en réparation des dommages causés par des pratiques anticoncurrentielles.
Competition Appeal Tribunal, décision du 19 décembre 2024, Justin le Patourel c. BT Group PLC et British Telecommunications PLC, [2024] CAT 76, 1381/7/7/21.

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Le marché des lignes téléphoniques fixes au Royaume-Uni.

L’affaire concerne le marché des abonnements pour lignes téléphoniques fixes au Royaume-Uni, sur lequel il existe trois types de consommateurs. Certains souscrivent uniquement un abonnement ligne fixe auprès d’un opérateur (« consommateurs d’abonnements non-couplés »). D’autres achètent une offre couplée contenant un service ligne fixe et d’autres services de télécommunication (ligne mobile, internet…) à un unique opérateur (« consommateurs d’abonnements couplés »). Enfin, une dernière catégorie de consommateurs paye l’abonnement ligne fixe d’un opérateur ainsi que d’autres services de télécommunication proposés par d’autres opérateurs (« consommateurs d’abonnements séparés »).

British Telecommunications (« BT ») est l’opérateur historique sur le marché des télécoms au Royaume-Uni. Privatisé en 1984, l’entreprise a été soumise à un contrôle du prix de ses abonnements jusqu’au 31 juillet 2006. Les activités de BT et des autres opérateurs des télécoms sont régulées outre-Manche par l’Office of communications (« Ofcom »). Ce dernier observe de près les comportements de l’acteur historique en raison de son fort pouvoir de marché. L’Ofcom a affirmé à plusieurs reprises que BT disposait d’un pouvoir de marché significatif et a en plus estimé, dans son examen des lignes fixes publié le 28 février 2017, que les prix étaient substantiellement supérieurs à un prix concurrentiel. M. Justin le Patourel, qui est à l’origine de l’action collective commentée, est un ancien membre de l’Ofcom.

Le cadre législatif en matière d’action collective concurrence au Royaume-Uni.

Le Competition Act 1998 est la loi qui encadre le droit des pratiques anticoncurrentielles et la procédure qui s’y applique.

Par la suite, l’entreprise Act 2002 a créé :

  • Le Competition Appeal Tribunal (« CAT ») : Une juridiction spécialisée dans les contentieux de la concurrence et de la régulation au sein de laquelle sont regroupés des magistrats, des économistes et des experts sectoriels.
  • L’article 47A du Competition Act 1998, qui permet d’introduire des demandes en réparation pour toute personne ayant subi un dommage du fait de pratiques anticoncurrentielles. Ces actions ne pouvaient originellement être introduites que dans le cadre d’une action follow-on, c’est-à-dire après qu’une décision de l’autorité nationale de la concurrence ou d’une juridiction ait sanctionné la pratique anticoncurrentielle. La version actuelle de l’article 47A du Competition Act 1998 permet que ces actions indemnitaires soient également intentées en stand-alone, c’est-à-dire en l’absence d’une décision antérieure constatant la violation des règles de droit de la concurrence.
  • L’article 47B du Competition Act 1998, qui prévoyait la possibilité d’introduire des demandes pour le compte d’au moins deux consommateurs en cas de violation du Competition Act 1998.

Le Consumer Rights Act 2015 a amendé l’article 47B du Competition Act 1998 pour introduire un mécanisme d’action indemnitaire collective devant le CAT. Dans sa dernière version révisée en 2023, la procédure prévue par l’article 47B est la suivante :

  • Une personne peut introduire la procédure en demandant l’autorisation du CAT pour agir en tant que représentant de la classe. Il peut s’agir d’une personne ayant subi le dommage ou de tout autre personne.
  • Le CAT décide s’il décerne l’autorisation d’agir en tant que représentant de la classe. Il détermine notamment s’il est juste et raisonnable d’accorder cette autorisation.
  • Le CAT peut modifier ou révoquer l’autorisation à tout moment.
  • L’autorisation peut être accordée dans le cadre d’un régime d’opt-in ou d’opt-out. L’article 47B définit que l’action est introduite selon le régime d’opt-in lorsque chaque membre de la classe a préalablement notifié, dans des conditions spécifiées, sa volonté d’être représenté. L’action est intentée selon le régime d’opt-out lorsqu’elle est initiée pour le compte de chaque membre de la classe sauf ceux qui s’y sont opposés, ceux qui ne résident pas au Royaume-Uni ou ceux qui n’ont pas notifié leur volonté de rejoindre la classe selon des conditions déterminées.

La première action collective concurrence tranchée par le CAT.

Sur le fondement des textes susmentionnés, Monsieur Justin Le Patourel a demandé, le 15 janvier 2021, l’autorisation d’agir en tant que représentant d’une classe d’abonnés de BT prétendument victimes d’un abus de position dominante sur le marché des lignes téléphoniques fixes au Royaume-Uni. La classe comprend, d’une part, les consommateurs d’abonnements non-couplés vendus par BT entre le 1ᵉʳ octobre 2015 et le 1ᵉʳ avril 2018, et d’autre part, les particuliers ou professionnels qui ont été abonnés séparément à un forfait ligne fixe de BT et à d’autres services de télécommunication auprès d’un autre opérateur depuis le 1er octobre 2015. Afin de prouver le bien-fondé de la demande et les chances de réussite de l’action, M. le Patourel s’est notamment prévalu des analyses sectorielles de l’Ofcom ainsi que de certains rapports d’experts. A la suite d’un jugement rendu le 27 septembre 2021, le CAT a accordé l’autorisation à M. le Patourel d’agir en tant que représentant de la classe, dans le cadre d’un régime d’opt-out. Un appel interjeté par BT à l’encontre de l’autorisation accordée à M. le Patourel a été rejeté par le CAT le 6 mai 2022.

Antérieurement à cette affaire, le CAT avait, par deux fois, homologué des transactions conclues après que des autorisations d’introduire une action collective concurrence aient été accordées [1]. D’autres autorisations d’introduire des actions collectives concurrence à l’encontre de Meta et Google ont été accordées [2]. Une action collective en follow-on suite à la décision de la Commission à l’encontre de Mastercard, du 19 décembre 2007, est enlisée depuis 2016 [3].

Ainsi, l’affaire Le Patourel c. BT est la première action collective concurrence tranchée sur le fond par le CAT.

La détermination du marché pertinent par le CAT.

La cour a consacré une longue analyse à la délimitation du marché pertinent. La question se posait notamment de savoir s’il existait des marchés distincts entre les abonnements fixes non-couplés et les abonnements fixes couplés avec d’autres services. En effet, M. le Patourel estimait que cela constituait deux marchés distincts, ce que contestait BT. La délimitation du marché pertinent était essentielle puisque, comme le mentionne la cour, BT n’était pas en position dominante sur un marché agrégé contenant à la fois les offres couplées et les offres non-couplées.

Aiguillé par les analyses économiques présentées par les experts des deux parties, le CAT a étudié comment les consommateurs basculaient d’un marché à l’autre, c’est-à-dire dans quelles circonstances ils passaient d’un forfait couplé à un forfait non-couplé ou inversement. L’analyse menait notamment à déterminer si cette bascule était, ou non, liée à l’évolution des prix de BT. Les juges ont estimé que, s’il existait un phénomène de bascule d’un marché à l’autre, ces mouvements n’étaient pas reliés à l’évolution du prix des abonnements de BT. L’opérateur en position dominante sur le marché des abonnements lignes fixes non-couplées n’est pas non plus parvenu à démontrer que ce phénomène de bascule constituait une contrainte concurrentielle suffisante pour élargir le marché pertinent. La Cour a ainsi estimé que les marchés des lignes fixes non-couplées et des lignes fixes couplées étaient deux marchés distincts. La position dominante de BT a donc été constatée sur le marché pertinent des lignes fixes non-couplées au Royaume-Uni.

L’absence de prix abusif : l’existence de prix excessifs mais non discriminatoires.

Afin de déterminer si les prix étaient abusifs, le CAT a utilisé le double-test établi par la jurisprudence United Brands : un prix est abusif s’il est excessif et discriminatoire [4].

Concernant le caractère excessif du prix sur la période de 2015 à 2022, M. Le Patourel estimait que BT pratiquait des prix 78% supérieurs à un prix concurrentiel, c’est-à-dire un prix déterminé par les coûts plus une marge raisonnable. Le représentant de la classe estimait ainsi que le prix était excessif. Pour déterminer si le prix était excessif, la juridiction a d’abord dû déterminer ce qu’était un prix concurrentiel sur le marché des abonnements téléphoniques fixes non-couplés au Royaume-Uni. A ces fins, la juridiction a additionné l’ensemble des coûts supportés par BT ainsi que la marge raisonnable en tranchant entre les chiffres apportés par les parties, qui étaient notamment en désaccord concernant la valeur des coûts communs et de la marge raisonnable. Dans les deux cas, la juridiction a retenu une valeur comprise entre les positions de chaque partie mais en conservant une valeur sensiblement plus proche de celle calculée par M. le Patourel. Pour les juges, les prix pratiqués par BT sur la période 2015 à 2022 sur le marché des abonnements téléphoniques fixes non-couplés étaient en moyenne 38% supérieurs au prix concurrentiel. Le tribunal a donc considéré que les prix étaient excessifs car supérieurs de plus de 20% au prix concurrentiel sur toute la période 2015-2022.

La première condition du test étant satisfaite, la juridiction a dû déterminer si les prix étaient discriminatoires. La juridiction a écarté les analyses antérieurement réalisées par le régulateur sectoriel puisque la mission de ce dernier est de mettre en œuvre une régulation ex-ante du secteur et que les données apportées par les parties permettaient une analyse bien plus précise pour trancher le cas d’espèce. Les juges se sont penchés sur la valeur pour les consommateurs des abonnements non-couplés proposés par BT. A ces fins, la juridiction a pris en considération tous les services proposés par BT à ses abonnées lignes fixes. Ont notamment été pris en compte les efforts mis en œuvre par BT afin de corriger les problèmes de réseau, de permettre aux consommateurs d’accéder à un service client efficace et de développer une application permettant l’accès à des informations sur les prix des abonnements. Les juges ont ainsi estimé que l’acteur historique bénéficiait d’une image de marque positive et que les consommateurs n’étaient pas captifs puisqu’ils étaient en mesure de basculer d’une offre à l’autre. La cour a également écarté l’argument, mis en exergue par l’Ofcom dans ses précédentes études, selon lequel les consommateurs victimes des hausses de prix étaient les personnes vulnérables et les personnes âgées car il n’y a eu aucune preuve en ce sens. Pour ces raisons, le CAT a estimé que les prix étaient certes excessifs mais non discriminatoires. Le CAT en a donc conclu que BT n’a pas commis d’abus de position dominante.

Perspectives.

Cette affaire démontre que le Royaume-Uni a su introduire une législation encadrant les actions collectives en réparation des dommages causés par des pratiques anticoncurrentielles et une juridiction capable de trancher ces contentieux d’une grande complexité. D’autres contentieux collectifs d’ampleur donneront prochainement lieu à des décisions judiciaires outre-Manche (voir supra les affaires Meta, Google et Mastercard). De quoi nous interroger et peut-être nous éclairer, en France, sur l’efficacité du droit et de la procédure applicables aux contentieux économiques collectifs complexes ainsi qu’à la réparation des profits illicites.

Arnaud Barrandon, Élève-Avocat

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Notes de l'article:

[1CAT, décision d’homologation du 6 décembre 2023, Mark McLaren, 1339/7/7/20 et CAT, décision d’homologation du 10 mai 2024, Justin Gutman, 1304/7/7/19.

[2CAT, décision d’autorisation d’introduire une action collective du 20 mars 2023, Dr. Liza Lovdahl c. Meta, [2023] CAT 10 ; CAT, décision d’autorisation d’introduire une action collective du 22 novembre 2024, Nikki Stopford c. Google, [2024] CAT 67.

[3CAT, décision d’autorisation d’introduire une action collective du 21 juillet 2017, Walter Hugh Merricks c. Mastercard, [2017] CAT 16.

[4Cour de justice des communautés européennes, 14 février 1978, United Brands, 27/76.

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