En fait, ce coup est à la fois un outil de communication virale pour Free (trivialement dit un buzz marketing), mais également une forme d’activisme qui n’est pas loin de rappeler Robin des bois et qui ouvre un procès tribunicien. Instruisons-le !
La réaction épidermique au blocage de la publicité a consisté à blâmer Free d’avoir enfreint le commandement de la neutralité selon lequel le réseau internet exclut toute discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise sur le réseau. Cet axiome des pionniers de l’internet est non seulement un précepte philosophique du mode d’échange collaboratif non-propriétaire, mais il est encore présenté comme une nécessité technique et économique indispensable au développement de son écosystème.
Il est également devenu un lemme politique et juridique, presque un droit fondamental. Ne pas intervenir sur l’internet de l’intérieur, de bout-en bout du réseau (end-to-end principle), c’est aussi créer les conditions démocratiques d’égal accès à l’émission et à la réception des idées. C’est d’ailleurs à peu près pour ces motifs que le Conseil constitutionnel avait considéré que la loi HADOPI ne devait pas apporter de restrictions excessives d’accès au réseau.
Ce principe gigogne mais filandreux de neutralité d’internet étant posé, sans que ni sa source juridique ne soit établie ni ses contours sédimentés, il était bien évident que toute intervention sur le contenu des informations véhiculées, telle que Free la mettait en œuvre, constituait une forme de parjure du serment implicite de tout fournisseur d’accès. La violation de la loi fondamentale du réseau prenait d’ailleurs ici sa forme paroxystique puisqu’elle ne portait pas sur la qualité des flux (niveau des priorités, gestion des encombrements), mais sur les codes html eux-mêmes, c’est-à-dire sur l’information elle-même.
Ce franchissement du Rubicon a donné lieu à des manières de tribunes dans lesquelles les uns défendaient un relativisme de la neutralité, en faisant valoir que filtrer la publicité ou la pédopornographie avait des mérites moraux, quand d’autres justifiaient le caractère absolu de la neutralité selon laquelle « qui filtre une pub, peut filtrer la démocratie ».
Qu’on ne nous en veuille pas de ne pas prendre directement part à ce débat qui, s’il met justement en scène le principe de neutralité, en masque les véritables tenants. Car que cherche Free ? Évidemment pas tant que de protéger l’utilisateur. Pas tant que de mener à bien une bravade qu’il savait vouée à l’échec, techniquement et économiquement – les parades de contournement auraient été tôt trouvées et la forfanterie d’un nain économique vite assagie.
En rompant le serment, Free s’offre lui aussi une tribune politique. Comme d’autres fournisseurs d’accès internet, il considère qu’il supporte trop d’investissements d’infrastructure (notamment pour le financement de l’internet à très haut débit) tandis que les intermédiaires de contenu, notamment le moteur ultra-dominant Google, sont ceux qui retirent davantage de revenus.
En simulant un bras de fer avec Google, Free met en évidence à quel point la neutralité d’internet est factice. Quand les rapports de force concurrentiels s’expriment au sein d’un espace non régulé en son centre, la neutralité devient un mirage juridique, une pétition de principe. Les directives européennes du Paquet Télécom n’avaient d’ailleurs inscrit la neutralité que comme déclaration politique sans réelle consistance. Bref, du droit mou (soft law).
D’ailleurs les exceptions à la neutralité se multiplient plus ou moins sauvagement, mais généralement dans des débats techniques de qualité de flux. Mais ici, c’est un David (Free) qui défie un Goliath (Google) sur le terrain d’un blocage des codes (information).
De la même façon, la prétendue neutralité apparaît comme une idée largement fausse dans le cœur du réacteur de combustion numérique, à savoir le(s) moteur(s) de recherche, puisqu’on dit que les données sont la « matière première » ou le « carburant de l’économie numérique ».
Pour se défendre d’un certain nombre des griefs qui lui ont été adressés, tant au titre d’un éventuel abus de position dominante par la manipulation des résultats de référencement, que pour le fait de véhiculer des contenus argués d’illicéité, Google s’est souvent prévalu de la neutralité de son moteur. Il fait valoir qu’il est un robot qui indexe de façon indifférenciée tous les contenus existant sur le web. C’est d’ailleurs ce qui faisait douter l’ancien secrétaire général de la CNIL, en vue des prochaines décisions à intervenir de la Cour de Justice de l’Union Européenne, de la véritable qualification de « traitement » des données personnelles par le moteur de recherche.
Or, l’existence d’un traitement de ces données est de nature à conférer une responsabilité à celui qui le met en œuvre.
La neutralité voudrait que les robots n’aient ni droit, ni devoir. Mais les lecteurs d’Isaac Asimov, surtout ceux qui le lisent comme un philosophe du droit, savent à quel point la combinaison de quelques lois simples de la robotique peuvent conduire à une robopsychologie complexe. De cette dernière, le Docteur Susan Calvin nous dirait qu’elle est toujours la conséquence de l’intervention de l’homme. Et pour cause, car si l’indexation des robots est aveugle, le fonctionnement de l’algorithme de Google, qui détermine la visibilité d’une information, n’est, lui, pas neutre : il est l’expression mathématique d’un artefact humain.
La neutralité n’est que l’apparence en carton-pâte qui dissimule des instruments de rapport de force. Loin de ne faire que véhiculer le trafic, Google l’oriente … alors pourquoi Free ne l’arrêterait pas, même s’il n’a pas les moyens de sa politique ?
A chaque fois que s’ouvrent des périodes de non-droit créés par de nouveaux espaces, se jouent des phénomènes de subversion et de création d’un nouvel ordre juridique. Quand au Moyen-Age, les forêts sont ces territoires de non-droit, Robin (l’homme de robe, c’est-à-dire le juriste) des bois trouble la propriété et menace l’ordre établi pour en montrer l’inéquité. De la même façon, dans l’espace du non-droit d’internet, Free joue les Robins des bois en subvertissant la neutralité du réseau pour montrer qu’elle sert la domination de Google.
En 1217, juste après qu’est adoptée la Magna Carta, est octroyée la Charte des Forêts pour organiser le droit dans ces territoires de ressource partagée. En 2013, sur Internet… ?