Concurrence de la culture et culture de la concurrence.

Par Luc-Marie Augagneur, Avocat.

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Explorer : # exception culturelle # libre-échange # concurrence # diversité culturelle

Dans une tribune récemment publiée par Le Monde, un auteur s’offusquait que l’on puisse soutenir que les biens culturels ne sont pas une marchandise (comme les autres). Il s’efforçait d’y montrer que la culture aux Etats-Unis, où le marché est plus libéralisé, n’est pas moins dynamique et qualitative que la culture française ou européenne. Il en déduisait qu’il n’y avait pas lieu de craindre des discussions de libre échange dans cette matière.

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Les enjeux sont connus : les États-Unis et l’Europe ont entrepris de négocier un accord de libre échange identifié sous le nom de TAFTA (Transatlantic Free Trade Agreement). Discuté en marge du cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), cet accord s’inscrit dans un contexte de diplomatie économique par laquelle les États-Unis souhaitent se rapprocher de l’Union Européenne pour isoler la Chine. La question de la libre circulation des biens culturels ne constitue donc qu’un micro-domaine au sein de ce vaste espace économique, mais pour lequel un petit village persiste à faire de la résistance : la France et son « exception culturelle ».

Le premier fait d’arme de résistance remonte à la négociation de l’Uruguay Round en 1986 (dans le cadre du GATT qui donnera naissance à l’OMC) où la France obtint que le cinéma et les services audiovisuels ne soient pas traités comme une marchandise. Puis, lors de l’adoption de la directive du 12 décembre 2006 (primitivement dénommée « Bolkenstein » dans sa version initiale), visant à libéraliser le marché des services dans l’Union Européenne, la France a milité pour mettre les biens culturels hors de son champ d’application

Est-ce à dire que ces biens culturels ne sont pas soumis au droit de la concurrence et aux règles de libre accès au marché, au motif qu’ils auraient une nature philosophique non marchande ?

Peut-être est-ce la présentation marketing qui pourrait en être faite au public pour attirer sa sympathie. Mais, pour généreuse que soit l’idée, elle ne traduit pas pleinement les raisons de cette politique qui tient davantage de causes stratégiques, en un mot de la realpolitik économique plutôt que d’idéologie.

Prétendre que les biens culturels devraient être exclus de la régulation concurrentielle n’aurait pas de sens. Ces biens font l’objet d’une production et d’échanges sur un marché qui présente toutes les caractéristiques d’une activité économique au sens des conceptions les mieux partagées du droit de la concurrence. De sorte que, dans l’ordonnancement juridique, il n’est pas imaginable que ces biens échappent à ce droit.

Pour autant, postuler que la culture entre dans le champ concurrentiel, implique d’abord que la concurrence soit loyale et non faussée. Pour cela, il faut qu’un marché géographique donné soit suffisamment homogène et que sa situation ne fasse pas apparaître des barrières, naturelles ou juridiques, qui favorisent certains opérateurs au détriment d’autres.

Les barrières propres en matière de biens culturels

Si les États-Unis se plaignent de mesures protectionnistes prises au motif de l’exception culturelle, il peut leur être opposé que les conditions d’un marché véritablement équitable ne sont pas réunies. En effet, en dehors des barrières de tarifs douaniers, il existe de nombreux facteurs qui défavorisent la pénétration du marché de biens culturels par les opérateurs européens. Parmi ces barrières, on peut noter les habitus culturels, linguistiques et économiques tels que l’absence de cinémas d’art et d’essai aux États-Unis, la difficulté à procéder à la traduction et au doublage des œuvres ou la différence de classification des films (« Intouchables » a par exemple été interdit aux mineurs de moins de 17 ans non accompagnés aux États-Unis !).

Mais il existe aussi des barrières liées aux caractéristiques intrinsèques des biens culturels. Si ces derniers rendent en effet nécessaires d’importants investissements à la production, ils ne supporte au contraire, que de faibles coûts de distribution, notamment sur internet. Leur structure de coût est quasiment assimilable à celle d’un monopole naturel. Ainsi, en ayant un marché de diffusion primaire à la fois conséquent et représentatif d’un condensé du public mondial, les opérateurs des États-Unis peuvent rentabiliser leurs productions avant d’exporter leurs services à bas coûts, d’où leur intérêt à libéraliser ce marché. A l’inverse, les marchés géographiques plus restreints maintiennent des seuils de rentabilité avec des amortissements de l’investissement à plus long terme. L’exportation est donc plus difficile, la concurrence inégale.

Bien-être du consommateur et diversité culturelle

En outre, faire entrer les biens culturels dans le champ concurrentiel n’implique pas obligatoirement une libéralisation aveugle, pas plus à l’échelle nationale, qu’européenne ou internationale. Elle suppose seulement de rechercher les moyens d’assurer le meilleur bien-être du consommateur de produits culturels.

C’est là que les standards d’analyse peuvent diverger et que les valeurs qui les sous-tendent sont décisives. Traditionnellement, le bien-être du consommateur s’identifiait par la maximisation de l’efficacité économique et la capacité du marché à transférer au consommateur la plus grande valeur ajoutée possible. Outre qu’il est difficile de juger des mérites et de l’efficacité des biens culturels, l’évolution de la doctrine concurrentielle impartit à la recherche du bien-être d’autres objectifs. Certains économistes font en effet valoir que celui-ci doit, à travers le concept de capabilité, également tendre à l’épanouissement personnel des individus comme le promouvait notamment le rapport Stiglitz.

En ce sens, on comprend mieux que la France ait entendu introduire un critère de diversité culturelle. Ainsi, la directive « services » n’interdit pas « les mesures prises par les États membres, conformément au droit communautaire pour protéger ou promouvoir la diversité culturelle et linguistique et le pluralisme des médias, y compris leur financement  » (§9). De même, sous l’impulsion de la France, l’UNESCO adoptera en 2008 une charte sur la promotion et la protection de la diversité culturelle. Dans ce contexte, les politiques culturelles –pour autant qu’elles soient proportionnées- n’apparaissent plus comme des mesures de protectionnisme, mais comme un facteur de rééquilibrage de la concurrence dont elles ne sont plus la négation mais la condition.

En réalité, on peut se demander pour quelle raison il faudrait rendre aussi crucial cet aspect économiquement mineur dans la vaste négociation stratégique de libre-échange entre l’Union Européenne et les Etats-Unis.

Pourquoi risquer de faire échouer un partenariat qui pourrait s’avérer globalement bénéfique ?

C’est que le poids économique et politique réel de la culture dépasse largement son poids économique et philosophique immédiat.

Une étude récente a d’ailleurs montré que les flux de biens culturels ont un impact avéré et conséquent sur les flux des autres biens : une hausse de 10% des échanges de biens culturels accroît le commerce de biens traditionnels de 3, 2%. Vendre une œuvre, c’est aussi vendre le mode de vie qui est dedans. Le film Sideways aura ainsi fait bien plus pour la promotion du pinot noir que toutes les campagnes publicitaires de la profession viticole.

Mais les biens culturels ne sont de toute évidence pas seulement un levier économique, ils sont aussi des drones politiques. Diffuser sa culture et sa langue, c’est imposer à distance ses standards, ses valeurs et ses références, c’est conquérir « les reins et les cœurs », c’est une acclimatation paisible.

La culture n’est pas un objet sanctuarisé du commerce, elle est son cheval de Troie.

Luc-Marie AUGAGNEUR, avocat associé Lamy & Associés

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