L’Administration Numérique des Étrangers en France (ANEF pour les intimes) est devenue en quelques mois le nom d’un désastre bureaucratique qui ne dit pas son nom. Formulaires qui plantent, dossiers qui disparaissent, documents « non lisibles » sans justification, messages automatiques en boucle, refus pour pièces prétendument manquantes, et aucune possibilité de parler à un agent.
La situation ne serait que grotesque si elle n’était pas tragique. Car ces bugs, ces silences, ces dysfonctionnements en chaîne, ont une conséquence directe : des hommes et des femmes, présents depuis des années, se retrouvent en rupture de droit. Sans récépissé. Sans autorisation de travail. Sans carte. Et souvent, sans solution.
Monsieur Retailleau multiplie les déclarations martiales sur « l’intégration par le travail », le respect des lois, la rigueur administrative. Mais que fait son ministère, concrètement ? Il bloque. Il complexifie. Il déshumanise.
À ceux qui veulent régulariser leur situation : on ferme les guichets.
À ceux qui travaillent : on refuse le renouvellement en invoquant des motifs absurdes.
À ceux qui respectent scrupuleusement la procédure : on oppose un robot qui leur dit que « la démarche est en cour », depuis huit mois.
C’est ce que j’appelle l’injonction contradictoire comme politique publique : inviter à la conformité tout en organisant l’impossibilité d’y accéder.
La fiction administrative actuelle repose sur un postulat aussi technocratique que cynique : qu’il est possible de dématérialiser sans discriminer. Or, c’est exactement l’inverse.
Les personnes étrangères, souvent précaires, parfois peu alphabétisées, rarement outillées numériquement, sont les premières victimes de ce système. Loin de « simplifier », on exclut. Loin d’« égaliser », on abandonne.
Et l’avocat ? L’avocat devient un technicien d’urgence, un dépanneur de formulaire, un intercesseur entre une machine qui refuse d’ouvrir ses portes et des droits qui s’éteignent faute d’interlocuteur.
Je vois des pères de famille mis à la rue faute de récépissé.
Je vois des étudiants privés de stage parce que la plateforme bugue.
Je vois des médecins étrangers empêchés d’exercer car l’ANEF « n’a pas reçu » le bon document.
Je vois des préfectures débordées, silencieuses, humiliées de ne plus pouvoir faire leur travail.
Ce n’est pas un aménagement qu’il faut. C’est un retour à la réalité.
Un guichet. Un agent. Un délai raisonnable. Un droit effectif.
Ce n’est pas la technologie que je dénonce, c’est son usage comme outil d’exclusion.
Ce n’est pas le progrès que je refuse, c’est le mensonge qu’on maquille sous son nom.
Un État qui prétend faire respecter la loi commence par l’appliquer lui-même. Et une loi qui n’est pas accessible, n’est pas une loi.
Il est temps que le ministère de l’Intérieur arrête de faire semblant de gouverner avec des portails numériques et des promesses creuses. Il est temps qu’il regarde la réalité : le droit des étrangers est devenu un champ de ruines, et ce n’est pas un hasard. C’est le produit direct d’une politique de dissuasion administrative, sous couvert de modernité.
Ce n’est pas tolérable. Et tant que j’aurai une voix, je le dirai.
Dernier constat, douloureux, mais incontournable : avant même les étrangers, ce sont les Français qui sont les premières victimes de cette politique désastreuse. Dans un contexte d’endettement abyssal et de finances publiques exsangues, l’acharnement à bloquer la régularisation prive l’État d’une source majeure de recettes fiscales, notamment d’impôts sur le revenu versés par des travailleurs étrangers. C’est un cercle vicieux où la politique de dissuasion administrative hypothèque gravement le financement de nos services publics, au détriment de tous.
Selon l’excellent rapport de la Défenseure des droits, Claire Hédon, publié en décembre 2024, l’augmentation du contentieux en droit des étrangers devant les juridictions administratives, liée à la dématérialisation, a explosé de plus de 400 %. Aujourd’hui, selon nos estimations, cette augmentation avoisinerait les 600 %, et chaque jour qui passe aggrave encore la situation. Une majorité écrasante de ces contentieux auraient pu être évités, car ils résultent d’un simple silence de l’administration : refus implicite, classements sans suite, blocages sans justification. Ce fonctionnement viole frontalement la règle fondamentale de la motivation des décisions administratives défavorables, consacrée dès 1979.
Cette inflation contentieuse coûte très cher aux contribuables français. Nos tribunaux administratifs, saturés, sont financés par l’impôt, tout comme l’aide juridictionnelle accordée aux requérants laissés sans recours effectif. Pendant ce temps, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau et le ministre de la Justice Gérald Darmanin, ancien ministre de l’Intérieur, se passent le témoin comme dans une course de relais, brouillant toujours davantage les lignes du principe fondamental de la séparation des pouvoirs.
Enfin, il faut oser dire la vérité : la France a besoin des travailleurs étrangers. L’exemple des Jeux Olympiques de Paris est révélateur. Selon les professionnels du BTP, l’écrasante majorité des ouvriers était d’origine étrangère, et parmi eux, une majorité sans-papiers. Nous nous rapprochons dangereusement du scandale de la Coupe du monde au Qatar, où des ouvriers sans droits ni couverture sociale ont construit sous contrainte les infrastructures d’un rêve national. La République ne peut pas, au nom de la grandeur, traiter ses bâtisseurs comme des ombres.