I. L’impact négatif de l’utilisation des NTIC sur la relation patient-professionnel de santé.
Dans tous les cas, les professionnels de santé sont tenus de prodiguer des soins dans le respect de la dignité et de la vie privée des patients. L’article R4127-2 du Code de la santé publique (ci-après CSP) stipule que « le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité ». La télémédecine, bien qu’elle facilite l’accès aux soins, peut induire une déshumanisation de la relation médicale, ce qui pourrait contrevenir à ce principe fondamental.
L’article L6316-1 du CSP définit la télémédecine comme une pratique médicale à distance en utilisant les NTIC. Cependant, la distance qui caractérise cette nouvelle forme de la pratique médicale pose un véritable défi pour maintenir une relation médicale qui respecte l’humanité du patient.
Selon la professeure Aïda Caied Essebsi, « le scientifique, tenté de s’aventurer dans le labyrinthe des recherches scientifiques, doit avancer sans perdre le fil d’Ariane qui le relie à son humanisme » [1].
Toutefois, la relation de soins qui relie le professionnel de santé avec le patient dans le cadre de la télémédecine se heurte à un risque éthique important : celui de la déshumanisation de la relation médicale. En effet, « plus la médecine évolue, plus le fossé se creuse entre médecin et patient » [2].
Effectivement, l’émergence de la télémédecine « peut dès lors apparaître comme un élément pouvant gravement mettre en péril la relation de soin traditionnelle pourtant essentielle à la bonne prise en charge du patient » [3]. Ainsi, la virtualisation de la relation médicale entraîne le risque que « le médecin devenu "virtuel" ne soit plus autant écouté par le patient, ou qu’inversement, l’empathie du médecin soit amoindrie envers le patient "virtuel" » [4].
En outre, l’éloignement physique des professionnels de santé entre eux pourrait compliquer la communication, le transfert, le partage et l’accessibilité des soignants aux données de santé du patient. En effet, « la distance géographique peut entraîner une distance psychologique entre soignants et soignés, au risque d’altérer ce colloque singulier qu’est la relation de soin en face-à-face entre patient et médecin » [5]. Pour une telle raison, la télémédecine constitue pour certains médecins et patients non familiers avec les NTIC « une barrière à la communication, voir le danger d’une perte de lien humain » [6].
Le recours à la télémédecine comporte, donc, un risque significatif de méconnaître les facteurs psychologiques, sociaux et environnementaux spécifiques à chaque patient, ce qui peut compromettre complètement la qualité de la relation de soins.
C’est pour cela que le médecin doit être conscient que « le corps malade n’est pas un corps-objet, mais un corps vécu » [7].
Par ailleurs, la déshumanisation de la relation médicale pourrait altérer, entre autres, l’information médicale préalable au consentement. En effet, l’essor des NTIC en télémédecine représente un enjeu majeur pour les professionnels de santé, car il conduit à une surabondance de savoirs médicaux chez le patient. Ce dernier se retrouve ainsi surinformé sur son état de santé, au point qu’il ne soit pas toujours en mesure de distinguer les informations fiables de celles qui ne le sont pas, et par conséquent il ne serait pas capable de consentir à l’acte médical.
Cette difficulté s’accentue en raison de l’élargissement du champ de l’obligation d’information dans le contexte télémédical. Aux termes de l’article L1111-2 du CSP,
« toute personne a le droit d’être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu’ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus. Elle est également informée de la possibilité de recevoir, lorsque son état de santé le permet, notamment lorsqu’elle relève de soins palliatifs au sens de l’article L1110-10, les soins sous forme ambulatoire ou à domicile. Il est tenu compte de la volonté de la personne de bénéficier de l’une de ces formes de prise en charge. Lorsque, postérieurement à l’exécution des investigations, traitements ou actions de prévention, des risques nouveaux sont identifiés, la personne concernée doit en être informée, sauf en cas d’impossibilité de la retrouver ».
Plus encore, le praticien doit non seulement informer le patient de l’acte médical à distance et de l’avancement de son état de santé, mais aussi de la nature dématérialisée de l’acte, l’outil technologique utilisé ainsi que les risques potentiels associés à l’utilisation de ces outils.
Aussi, la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, autrement désignée « loi Kouchner », en introduisant le consentement libre et éclairé, exige une information claire et adaptée au patient. Or, la virtualisation de la relation de soins risque d’altérer la qualité de l’information communiquée au patient, essentielle pour un consentement libre et éclairé.
La jurisprudence rappelle que le défaut d’information peut mettre en jeu la responsabilité du professionnel de santé. Dans un arrêt rendu le 25 février 1997, la chambre civile de la Cour de cassation française a retenu la responsabilité d’un médecin pour manquement à son devoir d’information envers le patient. Les juges ont estimé qu’« à l’occasion d’une coloscopie avec ablation d’un polype réalisée par le docteur X..., M. Y... a subi une perforation intestinale ; qu’au soutien de son action contre ce médecin, M. Y... a fait valoir qu’il ne l’avait pas informé du risque de perforation au cours d’une telle intervention » [8]. Le praticien a, donc, été reconnu responsable pour ne pas avoir informé son patient des risques de perforation liés à l’intervention.
Il en résulte que l’éloignement physique inhérent à la télémédecine n’est pas sans effet sur le devoir d’information. Dans ce sens, docteur Zouhir Khemakhem estime qu’« il existe une sécheresse en matière d’information, de communication et de consentement entre le patient et son médecin. Le médecin n’a pas la possibilité de rectifier son tir dans la rapidité requise et le pauvre malade se trouve dans la situation d’exécution d’un ordre sans avoir bénéficié d’un temps de réflexion […] » [9].
À cet égard, il est recommandé que le patient soit assisté par une tierce personne ayant la qualité d’un médecin afin de l’accompagner dans sa prise en charge à distance. « Ce médecin intermédiaire se verra confier la tâche d’être le relais entre le patient et l’ensemble de l’équipe soignante. Le triangle médecin intermédiaire/patient médecin traitant permettrait ainsi de préserver la dimension éthique de la relation médecin/patient en permettant au patient d’accéder à une information complète et compréhensible et de pouvoir donner son consentement libre et éclairé à l’acte de soin » [10].
Pour faire face à ce manque d’humanisme, une formation relationnelle complémentaire des professionnels de santé semble nécessaire. Cette formation aura pour but de renforcer et d’acquérir des compétences relationnelles des praticiens « leur permettant de repenser leur manière d’intervenir à distance et de réfléchir à d’éventuelles solutions pour maintenir le contact, la communication et établir une relation de confiance sans la présence physique du patient » [11].
De surcroît, on ne peut pas nier l’importance du développement technologique dans le domaine médical, puisque l’intelligence artificielle (ci-après IA) « permettra de faire des diagnostics plus rapidement et à terme plus sûrement que les médecins empiriques d’aujourd’hui qui prescrivent d’autant plus d’examens complémentaires qu’ils n’examinent, […]. Il suffira désormais au patient de rentrer ses données sur une plateforme numérique sécurisé pour recevoir un diagnostic personnalisé, avec si nécessaire la mention du degré de vraisemblance statistique, pouvant nécessiter confirmation par un professionnel » [12].
Toutefois, l’intervention de plus en plus marquante de l’IA en télémédecine semble réduire l’humanisme entre le professionnel de santé et le patient, de sorte qu’« avec le développement de l’intelligence artificielle en santé, le risque réside dans le fait que le savoir médical appartienne désormais exclusivement au logiciel doté d’IA » [13]. Cela pourrait conduire à une situation où le savoir médical serait dépossédé au profit des bases de données informatisées, voire même où le cerveau du médecin serait progressivement remplacé par les algorithmes. Il y aura, ainsi, un risque que la téléexpertise ne soit plus principalement détenue par les professionnels de santé.
Outre son impact négatif sur la relation médicale, l’utilisation des NTIC peut également affecter l’acte de télémédecine.
II. L’impact négatif de l’utilisation des NTIC sur l’acte de télémédecine.
Le recours aux NTIC pour réaliser un acte de télémédecine peut affecter non seulement la qualité (A) mais également la sécurité de l’acte télémédical (B).
A. Une qualité de soins mise en question.
Certes, le professionnel de santé est soumis, principalement, à une obligation de moyens « par laquelle il s’engage à mettre en œuvre tous les procédés […] mis à sa disposition et visant à améliorer l’état de santé du patient » [14]. Il est, donc, tenu de faire tout son possible pour la guérison du patient, même s’il n’est pas obligé d’y parvenir.
En télémédecine, le professionnel de santé conserve son devoir d’« élaborer son diagnostic avec la plus grande attention et s’il y a lieu en s’aidant ou en se faisant aider, dans toute la mesure du possible, des conseils les plus éclairés et des méthodes scientifiques les plus appropriées » [15].
Cependant, le manque d’humanisme en raison de l’usage des NTIC pourrait affecter la qualité de la décision médicale. En effet, la télémédecine semble transformer la notion de l’acte médical dans la mesure où la télémédecine ne conditionne plus la présence physique du professionnel de santé et du patient dans un même endroit.
Dans ce nouveau contexte de la prise en charge, « la parole du patient, ses déclarations mais également l’écoute du praticien auront plus d’importance » [16].
Toutefois, cette nouvelle « conception de l’acte médical brise les unités de temps, de lieu et d’action qui permettent au praticien de s’adapter, en direct, à son patient afin de répondre à ses questions, le rassurer, mettre des mots sur ses maux » [17]. En télémédecine, le praticien ne peut pas réaliser un examen physique direct, ce qui limite sa capacité à détecter certains signes cliniques importants. Les décisions diagnostiques peuvent être, donc, moins précises sans la possibilité de toucher ou observer de près le patient.
Conséquemment, le risque de la commission d’une faute dans la réalisation de l’acte télémédical est élevé, ce qui pourrait alourdir la responsabilité des professionnels de santé.
Dans ce cadre, une affaire a été portée en France contre un médecin pour faute de diagnostic établi lors d’une téléconsultation. En l’espèce, le patient a consulté un médecin à distance en lui déclarant qu’il avait extrêmement soif avec une fatigue depuis quelques jours. Après avoir assisté à une téléconsultation, le médecin a diagnostiqué un champignon sur la langue. Une semaine plus tard, le patient a été transporté à l’hôpital de Grenoble suite à des complications graves, où il est décédé le lendemain. L’homme était victime d’une décompensation diabétique qui aurait pu être détectée par une simple prise de sang. Il paraissait que la téléconsultation était très centrée sur la Covid-19 alors qu’une consultation en présentiel aurait pu sauver la vie du patient [18].
Dans un autre jugement, le Tribunal administratif de Grenoble a statué sur une affaire relative à une faute de diagnostic commise lors d’un acte de téléexpertise. En l’espèce, un patient est hospitalisé à cause d’un traumatisme crânien postérieur à un accident de parapente. Un scanner cérébral est effectué et un avis est sollicité au service de neurochirurgie du centre hospitalo-universitaire voisin avec télétransmission des images de l’examen qui a fait apparaître un hématome sous dural fronto-pariétal bilatéral. Le service sollicité considère que l’état du patient permettait d’attendre pour réaliser une opération de drainage de l’hématome. Le jour suivant, le patient entre dans un état de coma avant d’être déplacé vers un autre établissement où il décèdera. Le tribunal a retenu une faute de diagnostic concernant l’interprétation des images du scanner, qui révélaient un engagement cérébral majeur avec un début d’engagement temporal. Ce signe radiologique indiquait que l’hématome sous-dural, malgré une apparence clinique apparemment stable, présentait une forme grave mettant déjà le patient en danger d’une détérioration vers le coma. Cependant, les médecins qui ont examiné les images du scanner dans les deux établissements ont ignoré ce signe, bien que les praticiens du centre hospitalo-universitaire aient soulevé des doutes quant à la réception des images du scanner. Les juges ont finalement retenu la responsabilité commune des deux établissements hospitaliers sur le fondement que si le centre hospitalo-universitaire a invoqué des incertitudes quant à la réception des images par son service de neurochirurgie aucune information dans le dossier médical ne prouve que ces praticiens aient formulé des réserves concernant la qualité des images reçues [19].
B. Une sécurité de soins mise au défi.
La protection des données à caractère personnel est régie par des dispositions légales rigoureuses. En France, elle est assurée par le règlement général sur la protection des données personnel (RGPD) et par la loi Informatique et Libertés. En Tunisie, cette protection est régie par la loi n° 2004-36 du 27 juillet 2004 relative à la protection des données à caractère personnel. Ces cadres légaux visent à garantir la sécurité et la confidentialité des données à caractère personnel traitées par les différents acteurs.
Néanmoins, la sécurité des données des patients se heurte à un véritable défi dans le contexte de la télémédecine. Les professionnels de santé sont confrontés à davantage de contraintes liées à l’utilisation des NTIC, notamment l’obligation de garantir la sécurité des données personnelles des patients. Toutefois, les interactions entre le praticien et le patient sont susceptibles non seulement aux risques de cyberattaques mais également à des obstacles techniques ayant de graves conséquences sur les données à caractère personnel.
En premier lieu, les cyberattaques ciblant le domaine médical ne cessent d’augmenter en raison de la valeur monétaire élevée des données médicales, ce qui fait des systèmes informatiques de santé (ci-après SIS) une cible privilégiée des cybercriminels. L’hôpital de Düsseldorf en a été le malheureux témoin en raison d’une paralysie de ses SIS causée par un rançongiciel. Par conséquent, une patiente en état critique n’a pas pu être traitée immédiatement, ce qui a entraîné son décès peu après sa prise en charge retardée.
De même, le centre hospitalier sud-francilien de Corbeil-Essonnes a été la cible d’une cyberattaque ayant de graves conséquences : « systèmes informatiques à l’arrêt, empêchant l’enregistrement de nouveaux patients aux urgences, et vol de données personnelles de nombreux patients de l’hôpital avec demande de rançon. Face au refus de l’hôpital de payer, les attaquants avaient mis en ligne 11 gigaoctets de données personnelles et médicales de patients, employés et partenaires. Parmi ces données : des comptes-rendus d’examens, coloscopies, accouchements ou encore examens gynécologiques » [20].
Parfois, l’accès non autorisé au SIS peut être commis par l’un des intervenants dans la pratique de télémédecine, notamment les professionnels de santé. Dans ce cadre, la Cour de cassation française a condamné un professionnel de santé pour accès frauduleux et installation d’un logiciel malveillant dans les ordinateurs professionnels de deux de ses confrères pour récupérer les données numériques stockées dans ces ordinateurs. En l’espèce, le service informatique du Centre Hospitalier Universitaire de Nice a découvert qu’un dispositif permettant d’espionner la frappe du clavier et de récupérer tous les caractères tapés avait été installé sur les ordinateurs de deux professionnels de santé. L’enquête policière a, par la suite, démontré qu’un professionnel de santé dispose chez lui d’un ordinateur portable dans lequel figurent des captures d’écran réalisées sur les ordinateurs professionnels des deux praticiens. Le médecin a admis avoir acheté ce logiciel sur Internet et l’avoir ensuite installé sur les ordinateurs de deux de ses confrères, dans le but de récupérer des courriels pouvant lui être utiles dans le cadre d’un litige avec un professeur de médecine qu’il avait dénoncé devant l’ordre des médecins. Le praticien a été poursuivi pour avoir illégalement accédé à tout ou partie d’un SIS et pour la détention sans motif légitime des outils, des instruments ou des données conçus ou adaptés pour perturber le fonctionnement d’un SIS [21].
En deuxième lieu, les problèmes techniques liés aux NTIC peuvent avoir de graves répercussions sur la sécurité des données des patients, un risque aggravé par la volatilité des données personnelles. En effet, ces données sont susceptibles à des mises à jour fréquentes pour refléter avec précision l’avancement de l’état de santé du patient. Toutefois, ces mises à jour peuvent avoir des conséquences graves sur les données médicales, comme l’illustre l’exemple de la plateforme « Doctolib » qui a rencontré un incident technique provoquant la perte de milliers de données médicales saisies par les professionnels de santé. La cause directe de cette perte des données est due à la mise à jour du logiciel [22].
En somme, l’utilisation des NTIC en télémédecine peut avoir des effets négatifs sur la relation médicale ainsi que l’acte médical. En créant une distance physique et émotionnelle, les NTIC peuvent affaiblir la communication entre le patient et le professionnel de santé, limitant la capacité du praticien à percevoir des signaux non verbaux cruciaux. Cela pourrait réduire la précision de la décision médicale. Les pannes techniques et les cyberattaques constituent, par ailleurs, un véritable défi pour la sécurité de l’acte de télémédecine.