Faisons simple. Les franchisés Carrefour sont agacés, et ce depuis longtemps [3]. Leur franchiseur n’est plus compétitif. Les produits qui leur sont vendus ne le sont plus à des prix défiant toute concurrence [4]. À croire que le slogan « on a tous droit au meilleur » longtemps usité par Carrefour, ne s’applique pas à ses franchisés…
Alors que faire ? L’Association des Franchisés de Carrefour (ci-après "AFC") se revendique d’avoir trouvé la solution miracle : s’approvisionner ailleurs, et cela « dans le respect le plus strict du cadre contractuel » (reprenant les termes du communiqué de l’AFC) !
Étourdissants, ces mots le sont certainement pour ce géant de la distribution qui fait depuis quelques années le pari de la franchise, après une longue période de développement de son réseau « intégré ».
Simple coup de pression ? Réalité juridique ? Bref aperçu du contrat de franchise.
Le contrat de franchise - D’origine américaine, le contrat de franchise (ou franchisage) s’est exporté en France dans les années 1970. Attractive, la franchise est devenue aujourd’hui, un élément essentiel de l’activité économique du pays.
Elle représente, en 2024, selon l’observatoire économique de la franchise 88,64 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le secteur alimentaire domine largement avec 30,28 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024 [5].
Avant tout, la franchise est un contrat. Contrat particulier ? Oui et non. Il est là, un contrat innomé, soumis au droit commun des contrats du Code civil (Ordonnance du 10 février 2016), et à des dispositions spécifiques découlant du cadre concurrentiel dans lequel il s’inscrit, et de la volonté du législateur de protéger les franchisés d’éventuels abus [6].
Ce contrat ne bénéficie d’aucune définition légale.
Une jurisprudence constante le définit comme :
« le contrat par lequel une entreprise franchiseur, confère à une autre ou plusieurs autres entreprises indépendantes, appelées franchisés, le droit de réitérer, sous l’enseigne du franchiseur, à l’aide de ses signes de ralliement de la clientèle, et de son assistance continue, le système de gestion préalablement expérimenté par le franchiseur, et devant, grâce à l’avantage concurrentiel qu’il procure, raisonnablement permettre à un franchisé diligent de faire des affaires profitables » [7].
Autrement formulé, il s’agit là d’un : « contrat en vertu duquel, une personne nommée franchiseur, s’engage à communiquer un savoir-faire à une autre personne nommée franchisé, à lui procurer la jouissance d’une marque, et, éventuellement, à le fournir, le franchisé s’engageant en retour, à exploiter le savoir-faire, à utiliser la marque, et éventuellement à s’approvisionner auprès du franchiseur » [8].
Le contrat de franchise est donc un contrat onéreux (article 1107 du Code civil), synallagmatique (article 1106 du Code civil), mais aussi, bien souvent, un contrat d’adhésion (article 1110 du Code civil) conclu entre deux indépendants (indépendance qui s’avère être en réalité, bien plus juridique qu’économique).
Contrat de distribution par excellence, il relève du droit spécial qu’est le droit de la distribution, « une sorte d’amalgame des règles du droit des contrats, de la consommation, de la concurrence, et d’un zeste de propriété intellectuelle » [9].
Traditionnellement, trois catégories de contrats de franchise sont distinguées :
- le contrat de franchise de production : mise à disposition d’un savoir-faire relatif à la production d’un produit, qui sera commercialisé sous la marque franchisée ;
- le contrat de franchise de service : le franchisé peut proposer des services sous la marque du franchiseur ;
- et le contrat de franchise de distribution : permet au franchisé de vendre divers produits sous la marque du franchiseur.
Indéniablement, c’est bien dans la catégorie des contrats de franchise de distribution que s’inscrivent les contrats conclus entre Carrefour (franchiseur), et ses franchisés, commerçants indépendants.
Obligation d’approvisionnement exclusif - Particularité du contrat de franchise : l’exclusivisme règne, tout aussi bien du côté du franchiseur que du franchisé. Quand le premier est bien souvent tenu - au gré de la volonté des rédacteurs du contrat (en théorie), dirons nous plutôt des franchiseurs (en réalité) - d’une exclusivité de concession de licence de marque [10], ou d’une exclusivité de fourniture [11], le second est lié, la plupart du temps, par une clause de non-concurrence [12], ou encore, par une obligation d’approvisionnement exclusif, ou quasi exclusif [13].
C’est bien cette dernière obligation qu’interroge avant tout, le fameux « projet X ».
Validité sur le plan communautaire - Dès lors que le marché européen est affecté, la clause d’approvisionnement exclusif est soumise aux exigences du droit de l’Union Européenne.
Il ne faudrait pas écarter d’emblée une telle possibilité. La présence de Carrefour sur le marché européen interroge effectivement la question d’une telle atteinte.
Intuitivement, on comprend qu’un accord d’approvisionnement exclusif ou quasi-exclusif, peut constituer une entente verticale [14], restrictive de concurrence. Pourquoi ? Tout simplement puisqu’il limite la concurrence entre fournisseurs.
L’article 101 du TFUE n’est jamais bien loin. Ce dernier, en dehors des exemptions que lui-même prévoit (paragraphe 3), interdit les accords entre entreprises susceptibles d’affecter le commerce entre États membres de l’Union européenne et qui empêchent, restreignent ou faussent la concurrence.
C’est ainsi que la Cour de justice des communautés européennes a reconnu qu’une clause d’approvisionnement exclusif n’est licite que si nécessaire « à la préservation de l’identité et la réputation du réseau » [15].
En la matière, le règlement 2022/720 [16] s’intéresse aux exemptions de l’article 101 paragraphe 3 du TFUE, notamment s’agissant des obligations de non concurrence qu’il définit comme :
« toute obligation directe ou indirecte interdisant à l’acheteur de fabriquer, d’acheter, de vendre ou de revendre des biens ou des services qui sont en concurrence avec les biens ou les services contractuels, ou toute obligation directe ou indirecte imposant à l’acheteur d’acquérir auprès du fournisseur ou d’une autre entreprise désignée par le fournisseur plus de 80 % de ses achats annuels en biens ou en services contractuels et en biens et en services substituables sur le marché en cause, calculés sur la base de la valeur ou, si cela est de pratique courante dans le secteur, du volume des achats qu’il a effectués au cours de l’année civile précédente » [17].
On le comprend : les clauses d’approvisionnement exclusif entrent dans cette catégorie communautaire des obligations de non concurrence [18].
Quelles conséquences ? Si le commerce entre États membres est affecté, et que la clause d’approvisionnement exclusif porte sur plus de 80% de achats, la durée de la clause ne serait excéder 5 ans (article 5 paragraphe 1 du règlement 2022/720).
Validité sur le plan interne - Sur le plan interne ensuite, la validité d’une clause d’approvisionnement exclusif ou quasi-exclusif est là encore conditionnée. Le législateur et les juges se sont indéniablement inspirés des solutions européennes.
Sur la durée - Le législateur a limité sa durée. Elle ne serait excéder 10 ans (article L330-1 C Com).
Cette règle peut néanmoins être relativisée. La clause qui excède le délai de 10 ans n’est pas nulle pour le tout, mais est seulement réduite au maximum légal [19].
Également, les juges ont pu retenir que ces prescriptions légales (articles L 330-1 et L 330-2 C Com) prohibent seulement les clauses d’une durée supérieure à 10 ans, et non, le renouvellement des relations d’exclusivité sans interruption dans le temps, pendant une période supérieure à 10 ans [20].
Sur le fond - Les juges ont également, toujours à l’aune du droit de l’Union, ajouté qu’une telle clause n’est valable qu’à condition d’être nécessaire à la préservation de « l’identité et de la réputation du réseau » [21].
Il faut dire qu’au cas d’espèce, une jurisprudence bien ancrée semble profitable à l’AFC. En effet, il a été jugé que s’agissant de la distribution alimentaire, l’exclusivité d’approvisionnement ne peut viser que des marchandises propres au réseau [22]. Il s’agit là des fameuses MDD (= marques de distributeur).
On comprend la logique : dans le secteur alimentaire, « l’identité du réseau » qui justifie une telle clause d’approvisionnement exclusif résulte, assurément, de ces marques propres au réseau.
Ce n’est donc pas parce qu’un contrat de franchise comporte une clause d’approvisionnement exclusif, que les franchisés ne peuvent se fournir, du moins partiellement, ailleurs s’agissant des marques nationales ! Autrement dit et merveilleusement résumé : « fidélité n’est pas dépendance » [23].
De la responsabilité - Mais attention, derrière de telles possibilités se cachent de véritables enjeux de responsabilité.
En matière de franchise, le principe est depuis bien longtemps établi : le franchisé (commerçant indépendant) est seul responsable de ses actes, sauf à prouver, par exemple, que le franchiseur a agi comme un dirigeant de fait, ou qu’il s’est immiscé dans la gestion de l’exploitation de son franchisé.
Mais qu’en est-il cependant, si demain, un scandale sanitaire touche un panel de produits acquis hors réseau par les franchisés, avec des conséquences fâcheuses pour le groupe ?
Si la réputation du groupe est atteinte, Carrefour (franchiseur), pourra-t-il voir sa responsabilité engagée par les autres franchisés du groupe subissant des pertes de chiffre d’affaires ?
Qu’en est-il de la clientèle ? Carrefour (franchiseur) pourra-t-il engager sa responsabilité pour des produits qu’il n’a pas lui-même fourni ?
Devra-t-il démontrer qu’il a tout fait pour rétablir le bon ordre ?
Pourra-t-on lui reprocher de ne pas avoir alerté les franchisés plus rapidement, sur le fondement de son obligation d’assistance, alors que lui-même dispose des mêmes produits ?
Bref, tout un tas de questions qui mériteraient de plus amples développements.
Souhaitons finalement à l’AFC que son « projet X », à la différence de celui du jeune Thomas Kub (Projet X, le film), ne tourne pas au fiasco.