[Commerce et franchise] Après la ferme se rebelle, la révolte des "vaches à lait" : retour sur le "Projet x" de l'association des franchisés Carrefour. Par Émilien Tudal, Étudiant.

[Commerce et franchise] Après la ferme se rebelle, la révolte des "vaches à lait" : retour sur le "Projet x" de l’association des franchisés Carrefour.

Émilien Tudal, Étudiant,
Master 1 DJCE à l’Université de Caen,
Membre de la Clinique juridique de Normandie.
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Explorer : # franchise # approvisionnement exclusif # concurrence # responsabilité

Révélé par Olivier Dauvers, spécialiste de la grande distribution, le « projet X » (qui n’est pas sans rappeler le film du même nom) de l’association des franchisés Carrefour, pourrait bien conduire Alexandre Bompard [1] à passer quelques nuits agitées [2].
L’auteur de cet article est membre de la Clinique juridique de Normandie.

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Faisons simple. Les franchisés Carrefour sont agacés, et ce depuis longtemps [3]. Leur franchiseur n’est plus compétitif. Les produits qui leur sont vendus ne le sont plus à des prix défiant toute concurrence [4]. À croire que le slogan « on a tous droit au meilleur » longtemps usité par Carrefour, ne s’applique pas à ses franchisés…

Alors que faire ? L’Association des Franchisés de Carrefour (ci-après "AFC") se revendique d’avoir trouvé la solution miracle : s’approvisionner ailleurs, et cela « dans le respect le plus strict du cadre contractuel » (reprenant les termes du communiqué de l’AFC) !
Étourdissants, ces mots le sont certainement pour ce géant de la distribution qui fait depuis quelques années le pari de la franchise, après une longue période de développement de son réseau « intégré ».

Simple coup de pression ? Réalité juridique ? Bref aperçu du contrat de franchise.

Le contrat de franchise - D’origine américaine, le contrat de franchise (ou franchisage) s’est exporté en France dans les années 1970. Attractive, la franchise est devenue aujourd’hui, un élément essentiel de l’activité économique du pays.
Elle représente, en 2024, selon l’observatoire économique de la franchise 88,64 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le secteur alimentaire domine largement avec 30,28 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024 [5].

Avant tout, la franchise est un contrat. Contrat particulier ? Oui et non. Il est là, un contrat innomé, soumis au droit commun des contrats du Code civil (Ordonnance du 10 février 2016), et à des dispositions spécifiques découlant du cadre concurrentiel dans lequel il s’inscrit, et de la volonté du législateur de protéger les franchisés d’éventuels abus [6].

Ce contrat ne bénéficie d’aucune définition légale.
Une jurisprudence constante le définit comme :

« le contrat par lequel une entreprise franchiseur, confère à une autre ou plusieurs autres entreprises indépendantes, appelées franchisés, le droit de réitérer, sous l’enseigne du franchiseur, à l’aide de ses signes de ralliement de la clientèle, et de son assistance continue, le système de gestion préalablement expérimenté par le franchiseur, et devant, grâce à l’avantage concurrentiel qu’il procure, raisonnablement permettre à un franchisé diligent de faire des affaires profitables » [7].

Autrement formulé, il s’agit là d’un : « contrat en vertu duquel, une personne nommée franchiseur, s’engage à communiquer un savoir-faire à une autre personne nommée franchisé, à lui procurer la jouissance d’une marque, et, éventuellement, à le fournir, le franchisé s’engageant en retour, à exploiter le savoir-faire, à utiliser la marque, et éventuellement à s’approvisionner auprès du franchiseur » [8].

Le contrat de franchise est donc un contrat onéreux (article 1107 du Code civil), synallagmatique (article 1106 du Code civil), mais aussi, bien souvent, un contrat d’adhésion (article 1110 du Code civil) conclu entre deux indépendants (indépendance qui s’avère être en réalité, bien plus juridique qu’économique).

Contrat de distribution par excellence, il relève du droit spécial qu’est le droit de la distribution, « une sorte d’amalgame des règles du droit des contrats, de la consommation, de la concurrence, et d’un zeste de propriété intellectuelle » [9].

Traditionnellement, trois catégories de contrats de franchise sont distinguées :

  • le contrat de franchise de production : mise à disposition d’un savoir-faire relatif à la production d’un produit, qui sera commercialisé sous la marque franchisée ;
  • le contrat de franchise de service : le franchisé peut proposer des services sous la marque du franchiseur ;
  • et le contrat de franchise de distribution : permet au franchisé de vendre divers produits sous la marque du franchiseur.

Indéniablement, c’est bien dans la catégorie des contrats de franchise de distribution que s’inscrivent les contrats conclus entre Carrefour (franchiseur), et ses franchisés, commerçants indépendants.

Obligation d’approvisionnement exclusif - Particularité du contrat de franchise : l’exclusivisme règne, tout aussi bien du côté du franchiseur que du franchisé. Quand le premier est bien souvent tenu - au gré de la volonté des rédacteurs du contrat (en théorie), dirons nous plutôt des franchiseurs (en réalité) - d’une exclusivité de concession de licence de marque [10], ou d’une exclusivité de fourniture [11], le second est lié, la plupart du temps, par une clause de non-concurrence [12], ou encore, par une obligation d’approvisionnement exclusif, ou quasi exclusif [13].

C’est bien cette dernière obligation qu’interroge avant tout, le fameux « projet X ».

Validité sur le plan communautaire - Dès lors que le marché européen est affecté, la clause d’approvisionnement exclusif est soumise aux exigences du droit de l’Union Européenne.

Il ne faudrait pas écarter d’emblée une telle possibilité. La présence de Carrefour sur le marché européen interroge effectivement la question d’une telle atteinte.

Intuitivement, on comprend qu’un accord d’approvisionnement exclusif ou quasi-exclusif, peut constituer une entente verticale [14], restrictive de concurrence. Pourquoi ? Tout simplement puisqu’il limite la concurrence entre fournisseurs.

L’article 101 du TFUE n’est jamais bien loin. Ce dernier, en dehors des exemptions que lui-même prévoit (paragraphe 3), interdit les accords entre entreprises susceptibles d’affecter le commerce entre États membres de l’Union européenne et qui empêchent, restreignent ou faussent la concurrence.

C’est ainsi que la Cour de justice des communautés européennes a reconnu qu’une clause d’approvisionnement exclusif n’est licite que si nécessaire « à la préservation de l’identité et la réputation du réseau » [15].

En la matière, le règlement 2022/720 [16] s’intéresse aux exemptions de l’article 101 paragraphe 3 du TFUE, notamment s’agissant des obligations de non concurrence qu’il définit comme :

« toute obligation directe ou indirecte interdisant à l’acheteur de fabriquer, d’acheter, de vendre ou de revendre des biens ou des services qui sont en concurrence avec les biens ou les services contractuels, ou toute obligation directe ou indirecte imposant à l’acheteur d’acquérir auprès du fournisseur ou d’une autre entreprise désignée par le fournisseur plus de 80 % de ses achats annuels en biens ou en services contractuels et en biens et en services substituables sur le marché en cause, calculés sur la base de la valeur ou, si cela est de pratique courante dans le secteur, du volume des achats qu’il a effectués au cours de l’année civile précédente » [17].

On le comprend : les clauses d’approvisionnement exclusif entrent dans cette catégorie communautaire des obligations de non concurrence [18].

Quelles conséquences ? Si le commerce entre États membres est affecté, et que la clause d’approvisionnement exclusif porte sur plus de 80% de achats, la durée de la clause ne serait excéder 5 ans (article 5 paragraphe 1 du règlement 2022/720).

Validité sur le plan interne - Sur le plan interne ensuite, la validité d’une clause d’approvisionnement exclusif ou quasi-exclusif est là encore conditionnée. Le législateur et les juges se sont indéniablement inspirés des solutions européennes.

Sur la durée - Le législateur a limité sa durée. Elle ne serait excéder 10 ans (article L330-1 C Com).
Cette règle peut néanmoins être relativisée. La clause qui excède le délai de 10 ans n’est pas nulle pour le tout, mais est seulement réduite au maximum légal [19].
Également, les juges ont pu retenir que ces prescriptions légales (articles L 330-1 et L 330-2 C Com) prohibent seulement les clauses d’une durée supérieure à 10 ans, et non, le renouvellement des relations d’exclusivité sans interruption dans le temps, pendant une période supérieure à 10 ans [20].

Sur le fond - Les juges ont également, toujours à l’aune du droit de l’Union, ajouté qu’une telle clause n’est valable qu’à condition d’être nécessaire à la préservation de « l’identité et de la réputation du réseau » [21].

Il faut dire qu’au cas d’espèce, une jurisprudence bien ancrée semble profitable à l’AFC. En effet, il a été jugé que s’agissant de la distribution alimentaire, l’exclusivité d’approvisionnement ne peut viser que des marchandises propres au réseau [22]. Il s’agit là des fameuses MDD (= marques de distributeur).
On comprend la logique : dans le secteur alimentaire, « l’identité du réseau » qui justifie une telle clause d’approvisionnement exclusif résulte, assurément, de ces marques propres au réseau.

Ce n’est donc pas parce qu’un contrat de franchise comporte une clause d’approvisionnement exclusif, que les franchisés ne peuvent se fournir, du moins partiellement, ailleurs s’agissant des marques nationales ! Autrement dit et merveilleusement résumé : « fidélité n’est pas dépendance » [23].

De la responsabilité - Mais attention, derrière de telles possibilités se cachent de véritables enjeux de responsabilité.
En matière de franchise, le principe est depuis bien longtemps établi : le franchisé (commerçant indépendant) est seul responsable de ses actes, sauf à prouver, par exemple, que le franchiseur a agi comme un dirigeant de fait, ou qu’il s’est immiscé dans la gestion de l’exploitation de son franchisé.

Mais qu’en est-il cependant, si demain, un scandale sanitaire touche un panel de produits acquis hors réseau par les franchisés, avec des conséquences fâcheuses pour le groupe ?
Si la réputation du groupe est atteinte, Carrefour (franchiseur), pourra-t-il voir sa responsabilité engagée par les autres franchisés du groupe subissant des pertes de chiffre d’affaires ?
Qu’en est-il de la clientèle ? Carrefour (franchiseur) pourra-t-il engager sa responsabilité pour des produits qu’il n’a pas lui-même fourni ?
Devra-t-il démontrer qu’il a tout fait pour rétablir le bon ordre ?
Pourra-t-on lui reprocher de ne pas avoir alerté les franchisés plus rapidement, sur le fondement de son obligation d’assistance, alors que lui-même dispose des mêmes produits ?
Bref, tout un tas de questions qui mériteraient de plus amples développements.

Souhaitons finalement à l’AFC que son « projet X », à la différence de celui du jeune Thomas Kub (Projet X, le film), ne tourne pas au fiasco.

Émilien Tudal, Étudiant,
Master 1 DJCE à l’Université de Caen,
Membre de la Clinique juridique de Normandie.
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Notes de l'article:

[1Président directeur général de Carrefour.

[2Le titre de l’article fait référence à l’ouvrage de Jérôme Coulombel "Carrefour la grande arnaque", publié le 13 septembre 2023 aux Editions du Rocher dans lequel l’auteur affirme que les franchisés seraient les « vaches à lait » du distributeur.

[3À l’été 2023, l’AFC a saisi le tribunal de commerce de Rennes. À l’été 2024, Bercy, soutenant l’AFC a requis une amende de 200 millions d’euros, contre Carrefour, et la nullité de plusieurs clauses contenues dans son contrat de franchise (sur le fondement des articles L 442-1 du C Com et L 442-4 Com). Le parquet de Rennes semble soutenir les mêmes demandes. Le tribunal devrait se prononcer au mois de juin 2025.

[4Thierry Barbier, président de l’AFC, relève que certains produits de marque nationale, sont vendus par Carrefour (tête de réseau) à leurs distributeurs franchisés, à des prix supérieurs de 15%, par rapport aux distributeurs non franchisés (voir reportage France TV, JT 20:00, 15 mars 2025).

[5Voir Fédération française de la franchise, données 2023 et étude d’impact Diagnostic & Systems 2023.

[6Voir notamment l’article L 330-3 C Com et l’article R 330-1 C Com concernant l’exigence de la communication par le franchiseur d’un document d’information pré-contractuel, dans un délai de 20 jours avant la conclusion du contrat de franchise, corollaire de son obligation de loyauté, permettant au franchisé de contracter en connaissance de cause.

[7Douai, 21 novembre 2019 ; Chambéry ch civ, 1e sect., 9 octobre 2018 ; Toulouse, ch. 2., sect 2, 25 mai 2004 ; TGI Bressuire, 19 juin 1973.

[8Vocabulaire juridique, G. Cornu.

[9Voir D. Mainguy, dans Mélanges en l’honneur de M. Cabrillac.

[10Le franchiseur s’engage dans la zone protégée à ne pas conclure d’autres contrats autorisant l’usage de la marque.

[11Le franchiseur s’engage à ne pas livrer d’autres acheteurs que le franchisé dans la zone définie.

[12Dans un contrat commercial, clause qui permet à une société de limiter la possibilité pour son partenaire commercial d’exercer, à l’issue de leur relation, une activité similaire à la sienne.

[13Le franchisé s’engage à ne s’approvisionner en totalité (exclusif), ou en partie (quasi exclusif) qu’auprès du franchiseur lui même, de ses filiales, ou des fournisseurs par lui référencés.

[14Accord entre deux ou plusieurs personnes intervenant à des niveaux différents de la chaine de production ou de distribution.

[15Arrêt CJCE, 28 janvier 1986, Pronuptia aff 161/84 rendu au visa de l’article 85 traité CEE, devenu l’article 81 du traité CE, puis l’article 101 du TFUE.

[16Le règlement 2022/720 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées applicable depuis le 1er juin 2022, jusqu’au 31 mai 2034, a remplacé le règlement 330/2010 du 20 avril 2010 qui a expiré le 31 mai 2022.
L’article 10 du règlement 2022/720 prévoit que les accords verticaux qui ne remplissaient pas les conditions du nouveau règlement mais qui étaient déjà en vigueur au 31 mai 2022 et qui remplissaient les conditions du précédent règlement (330/2010) bénéficiaient d’une période transitoire qui a expiré le 31 mai 2023.

[17Article 1 du règlement 2022/720.

[18Attention à bien distinguer ces obligations de non concurrence de la clause de non concurrence précédemment définie.

[19Cass., Com., 1 Décembre 1981, n° 79-16.147 ; Cass., Com., 10 février 1998, n°95-21.906.

[20CA Paris, ch. 25 section A, 2 septembre 2005 : il s’agissait en l’espèce d’un contrat comportant une clause d’exclusivité conclue pour une durée de 5 ans. À l’expiration du premier contrat, un nouveau contrat avait été conclu pour 3 ans. Finalement, la relation d’exclusivité avait duré 13 ans. Puisque la clause était à chaque fois inférieure à 10 ans, les juges ont jugé que la relation d’exclusivité n’était pas caduque.
Dès lors qu’une certaine place est laissée à la renégociation, les juges semblent donc enclins au maintien des relations d’exclusivité.

[21CA Paris, 3 avril 2013 (n°10/24013 et 10/24273). Autrement formulé, dans d’autres décisions : est notamment valable la clause d’approvisionnement exclusif qui a pour objet de préserver « l’image de marque d’un réseau de franchise » (Cons. Conc., n°94-D-32, 24 mai 1994). Plus récemment voir Cass., Com., 20 dec 2017 n°16-20.501. Les juridictions internes reprennent ici l’expression depuis longtemps usitée par l’arrêt CJCE, 28 janvier 1986, Pronuptia aff 161/84.

[22CA Paris, 3 avril 2013 (n°10/24013 et 10/24273).

[23Le guide pratique de la franchise, Nicolas Dissaux, Charlotte Bellet, Dalloz, 2023-2024, p.175.

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