L’article 433-5 du Code pénal dispose en son premier alinéa que :
« constituent un outrage puni de 7 500 euros d’amende les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de Service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie ».
À la question : « un parlementaire est-il dépositaire de l’autorité publique ou est-il chargé d’une mission de Service public ? », le Professeur Dominique Rousseau, enseignant le droit constitutionnel à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature avait répondu, « évidemment, oui : la Nation est titulaire de l’autorité publique et le parlementaire, qui est le représentant de la Nation, est le dépositaire de cette autorité publique » [1].
Cette réponse lapidaire n’a pourtant pas été toujours aussi évidente.
1. Rapide rappel historique : de l’ancien au nouveau Code pénal.
Le code pénal de 1810 prévoyait en la matière une énumération limitative puisque l’infraction était constituée quand elle était dirigée contre des juges judiciaires, administratifs, des jurés, officiers ministériels, commandants, des agents de la force publique ainsi que des citoyens en charge d’un ministère de Service public [2].
Après refonte du code pénal, l’outrage est désormais défini et réprimé par un article protégeant « les personnes chargées d’une mission de Service public » et « les personnes dépositaires de l’autorité publique » (433-5 précité).
La jurisprudence a progressivement apporté des précisions permettant d’englober de plus en plus de monde dans cette définition dite « fonctionnelle » voire « téléologique », mais visant avant tout, derrière des formules tautologiques, à rester la plus large possible, au détriment d’un principe bien connu du code pénal et inscrit en son article 111-4 selon lequel « la loi pénale est d’interprétation stricte ».
Ainsi, par un arrêt du 21 février 1996 (n°95-81.656, publié au bulletin), la Chambre criminelle a d’abord rapproché ce nouveau texte de l’ancien article R. 40-2 du code pénal qui visait en son temps « l’outrage à citoyen chargé d’un ministère de Service public ».
Cette notion de « ministère de Service public » est essentielle car seules étaient concernées des personnes qui « en plus du caractère public de leur fonction, avaient reçu, en application d’une loi, la délégation expresse d’une partie de l’exercice de la puissance publique et des pouvoirs d’autorité » [3].
Dès lors, un « citoyen chargé d’un ministère de Service public », est un particulier ayant reçu « à titre temporaire ou permanent la délégation d’une partie des pouvoirs de la puissance publique ».
Au contraire, n’étaient pas concernées celles « qui n’étaient investies d’aucune parcelle de l’autorité publique, même si un intérêt public s’attachait à ses fonctions » [4].
2. Le droit actuel.
Il a récemment été retenu de manière peu contestable par la Chambre criminelle qu’un sénateur était « une personne chargée d’une mission de Service public » certes au sens de l’article 432-15 du Code pénal, soit le texte incriminant les détournements de fonds publics, mais dès lors qu’aurait cette qualité celui ou celle qui « accomplit, directement ou indirectement, des actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général » [5].
La même définition a été retenue en matière de prise illégale d’intérêts pour un dirigeant de la Croix-Rouge [6], un architecte, déclaré comme étant « investi d’une mission de maîtrise d’oeuvre par, et pour le compte d’une collectivité ou un organisme publics » et devant donc être « regardé comme une personne chargée d’une mission de Service public » [7].
D’une manière un peu plus prolixe, il a été retenu, pour le directeur d’une agence de la Banque Postale, la qualité de personne chargée d’une mission de Service public, parce que :
« il a été embauché en qualité de fonctionnaire, que son statut n’a pas été modifié lors de la création de la Banque Postale et qu’il était agent d’encadrement des personnes en poste au sein de l’agence qu’il gérait en veillant à l’accomplissement de la mission de Service public d’accessibilité bancaire définie par la loi » [8].
De même pour un dirigeant de fait d’une association pour le bien-être des personnes âgées chargé de la gestion de mesures de protection judiciaire, coupable de prise illégale d’intérêts, il a été retenu que :
« doit être regardée comme chargée d’une mission de Service public, au sens de l’article 432-12 du code pénal, toute personne chargée, directement ou indirectement, d’accomplir des actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général, peu important qu’elle ne disposât d’aucun pouvoir de décision au nom de la puissance publique » [9].
Ici la Cour précise bien que la prérogative de puissance publique importe peu et la définition permet donc de viser des situations et fonctions bien différentes.
Ainsi, un parlementaire – mais finalement au même titre que les autres personnes mentionnées dans la jurisprudence susvisée – est bien une « personne chargée d’une mission de Service public » parce qu’elle « accomplit, directement ou indirectement, des actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général ».
L’explication – assez courte – est tautologique, donc peu utile puisqu’elle consiste à répéter la même idée en des termes différents, même si elle paraît pourtant relever du bon sens, bien que le sénateur contestait ardemment effectuer une « mission de Service public » (n°18-80.264 précité).
Et de fait, l’argumentation du sénateur n’était pas totalement impertinente puisque la Cour de cassation a également pu retenir que :
« les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage et jouent un rôle essentiel au bon fonctionnement de la démocratie, le principe de la liberté de formation et d’exercice qui leur est constitutionnellement garanti s’oppose à ce que les objectifs qu’ils poursuivent soient définis par l’administration et à ce que le respect de ces objectifs soit soumis à son contrôle, de sorte qu’ils ne sauraient être regardés comme investis d’une mission de Service public » [10].
Mais il ne saurait y avoir d’équivalence entre un parti et un député, de même qu’un élu n’est pas nécessairement rattaché à un parti.
En réalité, la Chambre criminelle de la Cour de cassation définit la personne chargée d’une mission de Service public comme :
« celle chargée d’exercer une fonction ou d’accomplir des actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général et il importe peu que cette personne dispose ou non d’un pouvoir de décision au nom de la puissance publique » [11].
3. Discordance entre le droit pénal et le droit administratif.
La notion de « personne chargée d’une mission de Service public », est utilisée par le juge administratif de manière beaucoup plus précise et restrictive.
En effet, pour le Conseil d’État, et :
« indépendamment des cas dans lesquels le législateur a lui-même entendu reconnaître ou, à l’inverse, exclure l’existence d’un Service public, une personne privée qui assure une mission d’intérêt général sous le contrôle de l’administration et qui est dotée à cette fin de prérogatives de puissance publique est chargée de l’exécution d’un Service public » [12].
Cependant :
« même en l’absence de telles prérogatives, une personne privée doit également être regardée, dans le silence de la loi, comme assurant une mission de Service public lorsque, eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle mission » [13].
De manière synthétique, cette décision consacre une réelle « méthode d’identification jurisprudentielle d’une activité de Service public », la Commissaire au Gouvernement Madame Célia Vérot ayant pu préciser que : « ce n’est pas la détention de prérogatives qui justifie la qualification de Service public mais, au contraire, l’exercice d’une mission de Service public qui justifie l’octroi de prérogatives », et que dès lors, « si la détention de prérogatives constitue un indice suffisant pour identifier un Service public », « elle n’est pas toujours nécessaire » [14].
La méthode n’est pas infaillible puisque le juge administratif peut relever que certaines activités constituent une mission d’intérêt général « mais il n’en tire pas pour conséquence l’existence d’une mission de Service public ».
En résumé, « la mission d’intérêt général n’est pas inéluctablement une mission de Service public alors que la mission de Service public est nécessairement une mission d’intérêt général » [15].
Pourtant, une application stricte des critères posées par la jurisprudence administrative précitée [16], remettrait indéniablement en cause l’évidence selon laquelle un sénateur ou député serait en charge d’une mission de Service public dès lorsqu’il « accomplit, directement ou indirectement, des actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général », selon le juge pénal.
Le parlementaire est-il « sous le contrôle de l’Administration » ? Est-il doté « à cette fin de prérogatives de puissance publique » ? Plus largement, existe-t-il des mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints ? La réponse est évidemment négative.
4. Propos conclusif : le « dépositaire de l’autorité publique », le choix de la facilité ?
Le second alinéa de l’article 433-5 du Code pénal énonce que :
« lorsqu’il est adressé à une personne dépositaire de l’autorité publique, à un sapeur-pompier ou à un marin-pompier dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses missions, l’outrage est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».
Mais le parlementaire est-il « dépositaire de l’autorité publique », en ce sens qu’il s’agirait de « toute personne ayant reçu un pouvoir de sanction et/ou de contrainte de la part des autorités publiques » ?
Les exemples souvent utilisés (et d’ailleurs présents sur la fiche du site du Service public relative à l’outrage à l’agent) ne mentionnent pas les parlementaires. Sont plus communément concernés la police municipale ou nationale, l’agent de surveillance de la voie publique, les gendarmes, les militaires, magistrats, douanier, l’agent de l’administration pénitentiaire (gardien de prison), l’inspecteur des finances publiques, l’inspecteur du travail, et les agents au guichet des administrations…
Certains auteurs avertis considèrent que seuls les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat seraient dépositaires de l’autorité publique en ce qu’ils « disposent d’une parcelle de l’autorité publique », étant précisé que cette « parcelle » peut se définir comme « un pouvoir de décision et de contrainte sur les individus ou sur les choses », pouvoir pouvant se manifester « dans l’exercice de fonctions permanentes ou temporaires », dont ils sont investis par délégation de la puissance publique [17].
Il ne semble donc pas possible d’inclure les parlementaires dans cette catégorie. Reste donc la mission de Service public, aussi peu définie soit-elle par le juge pénal.
Et c’est en conclusion un étrange retour de bâton, car s’il est compréhensible de voir des arrêts proposer d’extensibles définitions tautologiques afin de pouvoir condamner plus largement des comportements répréhensibles, et d’autant plus inadmissibles qu’ils proviennent d’élus de la Nation, la conséquence est que ces mêmes élus peuvent aussi s’en prévaloir pour poursuivre leurs contradicteurs et adversaires pour outrage, de manière parfois excessive et insincère, et sans jamais se demander comment ni pourquoi l’outrage advient, alors que « qui se laisse outrager mérite qu’on l’outrage » (Héraclius, Corneille).