L’arrêt risque de faire grincer des dents et de contrarier l’industrie de la mode.
L’affaire opposait le célèbre fabricant de sandales Birkenstock à trois entreprises concurrentes, accusées d’avoir produit des modèles similaires. Au cœur du débat : la définition d’une « œuvre » en droit allemand et la portée de la protection offerte par le droit d’auteur allemand face à la définition européenne.
Le BGH a refusé de considérer les emblématiques sandales Birkenstock comme des « œuvres des arts appliqués » (Werke der angewandten Kunst), plus communément appelés objets utilitaires, leur déniant ainsi la protection du droit d’auteur. Cette décision reflète bien la jurisprudence allemande qui est réticente à protéger les objets utilitaires par le droit d’auteur et pourrait donc entraîner des répercussions importantes sur l’industrie de la mode et du design en Allemagne et au-delà.
Dans cette affaire, la société Birkenstock poursuivait ses concurrents, affirmant que la production et la vente de modèles de chaussures fortement similaires aux siennes constituaient une violation de la protection accordée par le droit d’auteur allemand à ses produits puisque ses sandales seraient des « œuvres des arts appliqués ».
Si le tribunal en première instance a statué en faveur de Birkenstock, la cour d’appel a rejeté les demandes, ce qui a finalement conduit la société Birkenstock à se pourvoir devant le BGH.
Ce dernier a estimé que les sandales Birkenstock ne pouvaient être protégées par le droit d’auteur pour manque de « prestation artistique » (« künstliche Leistung »).
Cette décision n’est pas surprenante puisqu’elle s’aligne sur les décisions antérieures du BGH, mais elle pose difficulté quant à l’harmonisation du droit de l’Union européenne en la matière.
Cependant, des questions préjudicielles ont été posées à la Cour de justice de l’Union européenne qui pourraient changer la vision quelque peu poussiéreuse du BGH de la protection des « œuvres des arts appliqués » par le droit d’auteur.
Les fondements légaux du droit allemand pour la protection des œuvres d’art : entre droit national et droit européen.
Les objets utilitaires peuvent être protégés par le droit d’auteur conformément à l’article 2, al. 1, n° 4 et al. 2 de l’UrhG (Urheberrechtsgesetz : loi sur le droit d’auteur). Les droits allemand et européen ne protègent pas seulement les œuvres d’art dans le sens classique du terme comme les œuvres picturales ou littéraires, mais aussi les œuvres des arts appliqués qui se caractérisent par le fait qu’elles ont un but utilitaire précis comme les meubles, la vaisselle ou encore des voitures.
Dans les pays de l’UE, le droit d’auteur protège la propriété intellectuelle jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur, ou du dernier auteur survivant lorsque ce droit appartient en commun aux collaborateurs d’une œuvre. Les droits d’auteur confèrent des droits économiques ou patrimoniaux permettant à l’auteur de maîtriser l’usage de son œuvre et sa rémunération en cas de vente ou de licence ainsi que des droits moraux : comme pouvoir réclamer des droits d’auteur (droit d’attribution) et refuser toute modification de votre œuvre (droit d’intégrité).
Pour bénéficier de la protection par le droit d’auteur, l’objet en question doit être qualifié d’œuvre (« Kunstwerk ») au sens de l’article 2 paragraphe 2 de l’UrhG qui n’en donne pas de définition. C’est la jurisprudence allemande qui en a dessiné les pourtours.
Or, la jurisprudence européenne est plus généreuse que l’allemande. La CJUE a défini les conditions du régime de protection dans l’arrêt Cofemel [1]. La notion d’ « œuvre » est constituée de deux éléments : d’une part, elle implique un objet original qui est une création intellectuelle propre à son auteur et, d’autre part, elle exige l’expression de cette création.
Dans l’affaire Brompton, la CJUE a confirmé que la protection du droit d’auteur s’applique à un produit dont la forme est en partie dictée par des exigences techniques, à condition que cette forme reflète l’originalité et la créativité de l’auteur [2].
Pendant longtemps, la jurisprudence allemande refusait purement et simplement la protection par le droit d’auteur des objets de design en exigeant un degré de créativité suffisant (« hinreichende schöpferische Gestaltungshöhe »), qui était en réalité plus élevé que celui attendu pour les œuvres d’art pur (« reinen zweckfreien Kunst ») [3].
Seulement, depuis la directive 2001/29/CE qui a harmonisé la protection des arts appliqués dans l’Union européenne en les intégrant pleinement au régime du droit d’auteur, les tribunaux allemands ont dû s’aligner à la jurisprudence européenne, qui impose aux États membres d’accorder une protection uniforme aux œuvres, indépendamment de leur origine ou de la nationalité de l’auteur, sans exiger de critères esthétiques ou fonctionnels supplémentaires. Seule l’originalité compte, définie comme l’expression d’une création intellectuelle propre à l’auteur.
La décision allemande « Geburtstagszug » [4] en 2013 a marqué un tournant : pour la première fois, le BGH assouplissait sa jurisprudence rigoureuse en révisant à la baisse les exigences requises pour accorder la protection du droit d’auteur à un train d’anniversaire.
Suivaient alors plusieurs décisions, en particulier l’affaire « Marcel-Breuer-Möbel-II » [5], dans laquelle le BGH a accordé la protection du droit d’auteur au tabouret, à la chaise longue et à la table de la série “Barcelona” de Mies van der Rohe.
Il n’est donc pas surprenant que le groupe Birkenstock ait tenté d’obtenir la même protection.
Ce qui surprend davantage, c’est le décalage de la justice allemande par rapport à la jurisprudence européenne : les juridictions allemandes continuent de se référer à la notion de « conception artistique », alors même que le droit de l’UE ne l’exige pas.
L’affaire Birkenstock : trop de fonctionnalité, pas assez d’art.
D’après le BGH, la Birkenstock n’est pas une œuvre « originale », dans la mesure où elle ne représente pas une création intellectuelle propre à son auteur. Selon la Cour, une création intellectuelle personnelle est « une création de caractère individuel dont le contenu esthétique est tel que, selon l’opinion des milieux sensibles à l’art et quelque peu familiarisés avec la vision de l’art, on peut parler d’une prestation artistique » (point 18 de l’arrêt). Une œuvre ne bénéficie pas de la protection du droit d’auteur si elle se compose uniquement d’éléments techniquement nécessaires ou interchangeables. Dans ce cas, même si l’œuvre comporte des « caractéristiques esthétiques » (« ästhetische Wirkung der Gestaltung »), elle n’est pas considérée comme une prestation artistique et, par conséquent, n’est pas protégée par le droit d’auteur. Il faut que les objets soient conçus de manière artistique au-delà de la forme imposée par leurs fonctions.
En l’espèce, les juges considèrent qu’il n’est pas possible de constater que les sandales de la requérante se distinguent, d’un point de vue artistique, des autres chaussures de la forme habituelle des sandales de santé connues à l’époque. Bien que Karl Birkenstock ait ajouté un système de semelle et de tige, il s’en est tenu à ce qui était connu en termes de technique. Ses modèles proposés relèvent en fin de compte plus du savoir-faire artisanal d’un cordonnier voire d’un cordonnier orthopédique que de la création artistique, estime la Cour. La Cour juge donc qu’il ne s’agit pas d’une « prestation artistique » (« künstliche Leistung »). Les modèles de sandales de la requérante ne sont pas des œuvres d’art appliquées protégées par le droit d’auteur en vertu de l’article 2, paragraphe 1, point 4, et paragraphe 2 de l’UrhG et les demandes de la société Birkenstock sont rejetées.
On ne peut s’empêcher de relever, à la lecture de cet arrêt, l’obstination à se référer à l’« art » (Kunst), dont le terme est mentionné pas moins de 30 fois. Les juges considèrent qu’un objet utilitaire peut être qualifié d’œuvre lorsque, dans la « marge de manœuvre de création » (« Gestaltungsspielraum »), au-delà de l’aspect technique, une expression artistique est perceptible, car « dans le cas des objets d’usage courant, la marge de manœuvre pour une création artistique est souvent restreinte » [6].
Ainsi, en matière d’objets utilitaires, les attentes sont encore bien plus élevées que pour les œuvres d’art « pur », malgré une jurisprudence européenne plus inclusive qui qualifie d’œuvres des réalisations selon leur degré d’originalité et de créativité sans exigences « esthétiques » ou « artistiques ».
Une évolution de cette jurisprudence allemande rigoureuse en perspective ?
Dans cette décision, le BGH reste finalement assez fidèle à sa jurisprudence antérieure et maintient des conditions exigeantes pour la protection par le droit d’auteur des objets de design, qui demeure une exception. Cette jurisprudence pourrait toutefois être révisée dans un avenir proche : deux questions préjudicielles ont été soumises à la CJUE.
La première vient de la Cour d’appel suédoise (« Svea Hovrätt ») qui a demandé à la CJUE de clarifier si et dans quelle mesure les designs existants sont pertinents pour déterminer l’originalité d’une œuvre [7].
Tandis que la seconde a été posée par le BGH dans le cadre de la procédure précitée relative à la protection des meubles USM Haller [8]. Il y est question de savoir si la protection du droit d’auteur est possible lorsque le créateur n’était pas conscient de sa marge de manœuvre en matière de conception (« Gestaltungsspielraum ») et si la protection des œuvres des arts appliqués n’exigerait pas un degré d’originalité plus élevé que celle des arts « traditionnels ».
La différence entre ces deux questions est frappante : là où la Suède semble chercher à assouplir les critères pour mieux reconnaître la créativité dans le design, l’Allemagne, par son approche stricte, semble remettre en question la possibilité d’une protection plus souple et d’une reconnaissance plus large de la créativité dans le design, témoignant d’une rigueur en décalage avec l’évolution des standards juridiques européens.
À voir si la CJUE contraindra la BGH à adopter la définition plus flexible de l’œuvre d’art pour les objets utilitaires, ce qui pourrait étendre le régime de protection du droit d’auteur. Cette saga judiciaire, qui risque de diviser le monde de la mode et des objets utilitaires, n’est donc pas prête de se clore ! Affaire à suivre !