Dans le paysage contemporain de la distribution bancaire, le courtier en opérations de banque et en services de paiement (COBSP) occupe une place de plus en plus centrale. Intermédiaire spécialisé, tiers de confiance, éclaireur du marché, il se voit confier par le client une mission à la fois technique et stratégique : rechercher, analyser et négocier les conditions d’un crédit en adéquation avec les besoins et la capacité de remboursement de l’emprunteur. Ce rôle, loin d’être passif, engage la responsabilité du professionnel au titre d’un devoir de conseil renforcé, régulièrement rappelé tant par la législation que par la jurisprudence.
Or, c’est précisément dans ce cadre d’obligations élevées que surgit un paradoxe juridique frappant : alors même que le courtier est juridiquement tenu d’évaluer la solvabilité de son client, il se trouve exclu de l’accès aux principaux outils d’analyse du risque, réservés aux établissements bancaires. En particulier, le fichier des incidents de remboursement des crédits aux particuliers (FICP), le fichier central des chèques (FCC) et le fichier bancaire des entreprises (FIBEN) — véritables vigies de la régularité bancaire — lui demeurent inaccessibles, quand bien même il agirait sur mandat exprès et documenté du client.
Cette asymétrie informationnelle, loin d’être théorique, se traduit chaque jour par des situations où le courtier, convaincu de la recevabilité d’un dossier, voit l’ensemble de ses démarches anéanties par un refus bancaire fondé sur une information dont il ne pouvait, par construction, avoir connaissance. À l’enjeu juridique de la conformité au devoir de conseil s’ajoute donc un enjeu économique fondamental, dans la mesure où la rémunération du courtier est, en principe, conditionnée à l’aboutissement du financement.
La présente analyse entend éclairer ce déséquilibre, encore peu étudié par la doctrine, en démontrant que le régime juridique actuel, en l’état, place le courtier dans une situation de fragilité structurelle, à la fois déontologique et contractuelle.
Il s’agira d’identifier, dans un premier temps, les fondements de ce déséquilibre dans les textes et la jurisprudence (I), avant d’envisager les conséquences pratiques (II), puis d’esquisser des pistes de réforme inspirées notamment du droit comparé (III).
I. Un professionnel tenu à un haut niveau d’exigence juridique… sans instruments.
A. Un devoir de conseil forgé par la loi et précisé par la jurisprudence.
L’intermédiation en crédit, encadrée par les articles L519-1 à L519-17 du Code monétaire et financier (CMF) [1], repose sur une mission de conseil exercée pour le compte du client. Ce devoir, défini à l’article L519-4-1 [2] du même code, impose au courtier une évaluation complète de la situation financière de l’emprunteur, ainsi qu’une orientation vers les solutions de financement adaptées.
La jurisprudence a consolidé cette obligation. La Cour de cassation rappelle que le manquement au devoir de conseil doit être apprécié à l’aune du comportement d’un professionnel normalement diligent, informé et actif [3]. Elle souligne également que la responsabilité du courtier peut être engagée lorsque celui-ci n’a pas recueilli les éléments indispensables à une évaluation éclairée de la solvabilité ou du risque, même si le client a partiellement manqué à son devoir de communication.
Dans le prolongement, la 2e chambre civile, dans son arrêt du 17 février 2021 (n° 19-19.110) [4], a précisé que le courtier est responsable dans les limites de ce que le client lui communique, tout en rappelant que le professionnel doit mettre en œuvre les moyens raisonnables pour solliciter les informations pertinentes. Ainsi, si le client cache un fichage, le courtier n’est pas automatiquement fautif, mais il doit démontrer avoir accompli toutes les vérifications à sa portée.
B. Une exclusion réglementaire totale des bases d’évaluation bancaire.
Pourtant, les courtiers ne disposent d’aucun droit d’accès aux trois fichiers essentiels à la décision bancaire :
- Le FICP (Fichier des incidents de remboursement des crédits aux particuliers), prévu aux articles L751-1 et suivants du Code de la consommation [5], consulté systématiquement par les prêteurs.
- Le FCC (Fichier central des chèques), visé aux articles L131-85 et suivants du CMF [6], signalant les incidents de paiement.
- Le FIBEN, régi par l’article L144-1 du CMF [7], fichier de cotation des entreprises détenu par la Banque de France.
Selon l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), les courtiers doivent collecter les informations par voie déclarative, sans accès direct ni via une banque partenaire, ce qui limite considérablement leur capacité d’anticipation.
II. Une fragilité juridique et économique à la charge du courtier.
A. L’exemple courant d’un fichage inconnu : le courtier sans recours.
Prenons l’exemple d’un courtier mandaté pour une opération de rachat de crédits. Diligent, il procède à l’analyse des revenus, charges et documents bancaires du client, établit un plan de financement et le soumet à plusieurs banques. Quelques jours plus tard, toutes refusent, sans motif explicite. Le client découvre alors qu’il figure au FICP à la suite d’un incident régularisé, mais encore actif.
Conformément à l’article L519-6 du CMF [8], interdisant toute perception d’honoraires avant le déblocage effectif du financement, le courtier n’est pas rémunéré. Or, sa responsabilité pourrait être invoquée, notamment si le client estime avoir été mal informé.
En jurisprudence, les juges rappellent que le devoir de conseil ne signifie pas devoir de résultat, mais implique une démarche proactive du courtier pour s’assurer de la solvabilité apparente de son client, où la cour juge que le courtier n’avait pas manqué à son devoir dès lors qu’il s’était fondé sur les documents fournis et qu’aucune anomalie manifeste n’était décelable (v. not. Cass. com., 21 juin 2016, n° 14-23.874 ; Cass. civ. 2, 17 fév. 2021, n° 19-19.110).
B. Une rupture d’égalité entre professionnels.
Les banques bénéficient d’un accès exclusif aux données sensibles et exercent une liberté absolue de refus, parfois sans justification. Le courtier, lui, supporte la charge d’un devoir de conseil sans disposer des moyens d’évaluation comparables. Cette situation entre en contradiction avec le principe de bonne foi dans l’exécution des obligations contractuelles [9] et compromet la sécurité juridique de l’intermédiation.
III. Vers une régulation plus équitable : alignement européen et propositions normatives.
A. Un droit comparé plus équilibré.
- Belgique : L’arrêté royal du 7 juillet 2002 [10] permet aux courtiers d’accéder à la Centrale des crédits de la Banque nationale, via un identifiant professionnel et avec l’accord du client.
- Royaume-Uni : Les courtiers peuvent effectuer des « soft credit checks » via Equifax ou Experian, conformément à la réglementation de la Financial Conduct Authority (FCA) [11].
- Pays-Bas : Le Bureau Krediet Registratie (BKR) permet aux professionnels accrédités d’accéder aux données de crédit avec le consentement du client [12].
B. Une réforme nécessaire en droit français.
Inspirée de ces modèles, une réforme pourrait prendre la forme d’un nouvel article L519-6-1 du CMF, prévoyant :
- un accès indirect et encadré aux fichiers FICP, FCC et FIBEN via la Banque de France ;
- la traçabilité du consentement du client, préalable et spécifique ;
- des modalités réglementées de consultation, définies par décret.
Ce dispositif permettrait de rétablir une symétrie des obligations et des moyens, et de garantir un meilleur respect des objectifs du principe de proportionnalité des obligations contractuelles.
Conclusion générale : rétablir la loyauté dans la chaîne de l’intermédiation.
Le courtier bancaire incarne aujourd’hui un maillon essentiel de la chaîne du financement, tant pour les ménages que pour les entreprises. Sa légitimité, fondée sur la technicité, l’indépendance et la proximité avec le client, s’est affirmée à mesure que les établissements bancaires externalisaient la phase amont de l’instruction des demandes de crédit. Pourtant, à cette reconnaissance économique ne correspond pas une reconnaissance juridique pleine et entière. L’exclusion des courtiers de l’accès aux fichiers bancaires centraux – FICP, FCC, FIBEN – fait naître un déséquilibre que ni le droit positif ni la jurisprudence ne sont encore parvenus à corriger.
Il s’agit là d’un paradoxe normatif, lourd de conséquences : soumis à une obligation de conseil renforcée, le courtier est privé des instruments d’évaluation nécessaires pour s’en acquitter dans des conditions équitables. Cette tension entre obligation et impossibilité crée une zone de risque, tant sur le plan de la responsabilité civile que sur le plan économique, le courtier ne percevant sa rémunération qu’en cas de succès. Il en résulte une asymétrie réglementaire au profit des banques, seules détentrices de l’information déterminante, mais libres de refuser sans justification, sans contrepartie, sans exposition.
La jurisprudence, quoique consciente de la spécificité du rôle de l’intermédiaire, n’a pas encore dégagé un régime propre aux courtiers en matière d’accès à l’information bancaire. Elle rappelle que le devoir de conseil n’est pas un devoir de résultat, mais implique une démarche diligente et proactive fondée sur les données disponibles — sans toutefois interroger la légitimité du cloisonnement réglementaire actuel.
À l’heure de la dématérialisation des processus de crédit, du développement de l’open banking, et de l’essor des plateformes de courtage, le maintien de cette situation apparaît à bien des égards anachronique. Une réforme mesurée, proportionnée, encadrée – à l’image de celles en vigueur en Belgique, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni – permettrait de restaurer un équilibre contractuel et fonctionnel entre l’intermédiaire et le prêteur. Elle renforcerait la transparence, améliorerait la protection du consommateur, et sécuriserait juridiquement la mission du courtier.
Ce n’est donc pas d’un accès libre et sans contrôle qu’il est ici question, mais bien d’un accès loyal, conditionné et finalisé, à des données strictement nécessaires à l’exercice éclairé du devoir de conseil. À travers cette évolution, c’est une conception plus équilibrée de l’intermédiation bancaire qui pourrait émerger : non plus fondée sur la hiérarchie implicite des privilèges d’accès, mais sur la coresponsabilité dans l’évaluation du risque et la sécurisation de la relation de crédit.