« Le monde moderne entend tourner la page de l’économie d’hier, dominée par les seuls calculs économiques et par la recherche effrénée de la rentabilité […] De la même façon, le propos provocateur tenu par l’économiste monétariste Milton Friedman selon lequel « la responsabilité sociale de l’entreprise, c’est de faire du profit » ne rencontre plus guère d’écho aujourd’hui » [1].
Ces propos auraient pu être tenus hier. Ils l’ont été il y a dix ans, le 11 mars 2015, issus du rapport n°2578 sur la proposition de loi sur le devoir de vigilance.
L’effondrement de l’immeuble Rana Plaza à Dacca (Bangladesh) en avril 2013, qui accueillait plusieurs ateliers de confection textile pour de grandes marques occidentales, emporta dans la mort pas moins de 1134 personnes et notamment des travailleuses précaires, activant de fait la nécessité de trouver une issue législative pour responsabiliser les entreprises. A la suite de quatre années de discussions parlementaires, la loi sur le devoir de vigilance [2] ambitionnait d’instaurer une loyauté dans les rapports économiques mondiaux, et de mettre fin à l’impunité des multinationales, tout en luttant contre les injustices socio-économiques pouvant être causées par les activités des grandes entreprises.
Huit années après l’adoption de la loi, les lignes sont-elles parvenues à bouger ? Force est de constater que cette législation a eu pour effet de véhiculer une nouvelle culture du risque au sein des entreprises, de diffuser de nouveaux standards commerciaux avec la montée en puissance des clauses dite « RSE » et d’améliorer l’identification des risques extra-financiers au sein des entreprises (le fameux reporting).
Toutefois, l’équilibre demeure loin d’être atteint. Les dividendes versés aux actionnaires sont chaque année plus élevés [3], et parallèlement, les risques restent encore mal appréciés et donc insuffisamment traités dans les plans de vigilance Alors que l’on ne pouvait que se réjouir de l’adoption en juin 2024 d’une directive visant à étendre le devoir de vigilance au 27 de l’Union, la Commission européenne a dévoilé en début d’année 2025 une proposition dite Omnibus I qui, sous prétexte de simplifier les textes sur le reporting extra-financier [4] et sur le devoir de vigilance , entend revenir sur certaines dispositions clés de ces directives.
La résistance des acteurs économiques à respecter les obligations de la loi sur le devoir de vigilance, couplée à la fragilité de l’équilibre normatif en vigueur, laissent suggérer des carences non seulement dans la compréhension du corpus législatif, mais également et surtout dans les objectifs et la raison d’être des textes de vigilance.
L’enjeu est ici de souligner qu’il ne suffit pas de se cantonner à la simple connaissance des risques juridiques, il importe pour les acteurs économiques de développer une véritable conscience morale de leurs actions, de se responsabiliser comme l’évoquait Hans Jonas dans son Principe de la Responsabilité [5]. Dans le contexte actuel, la vigilance doit être repensée pour que ses objectifs puissent être respectés.
Il y aurait donc une certaine incompréhension quant à la raison d’être des obligations de vigilance, pouvant expliquer en partie [6] leur inobservance par les acteurs économiques, et conduire au besoin de les assouplir afin de préserver la compétitivité du marché européen. Or de telles simplifications (ou en l’espèce, dérégulations) ne permettent pas de réduire les risques pour les entreprises (I), et conduisent à s’interroger sur des nouveaux devoirs et responsabilités alignés avec l’urgence sociétale et environnementale (II).
I. La vulnérabilité aux risques juridiques : le maintien d’un enjeu d’importance pour les entreprises.
Les atermoiements de ces derniers mois sur les nouvelles obligations des entreprises en matière de vigilance amènent à s’interroger sur l’effet réellement positif d’un allègement voire de la suppression de telles obligations et de la réduction du champ des concernés par la proposition Omnibus. Les entreprises doivent-elles réellement s’en réjouir ? Effectivement, la proposition Omnibus entend en l’état revenir sur les dispositifs de sanctions prévus par la directive européenne sur le devoir de vigilance (CS3D) en supprimant purement les dispositions relatives aux mécanismes de responsabilité civile qui y figuraient [7].
En pratique, loin d’apporter un allégement rassurant pour les entreprises, ces modifications n’apportent pas de garanties particulières pour les entreprises et leurs dirigeants. Outre les risques d’une fragmentation [8] entre les différents États membres et une insécurité d’autant plus forte pour les acteurs visés, les entreprises françaises restent tenues par les principes de responsabilité de droit commun, civils [9] et pénaux.
Pour mémoire, le devoir de vigilance se compose de plusieurs obligations déclaratives et comportementales pour l’entreprise, la cartographie des risques étant considérée comme la pierre angulaire de ce dispositif. La cartographie doit nécessairement être la plus approfondie et granulaire possible, prenant en compte les risques susceptibles d’être causés par l’activité, étant inclus ceux causés par les partenaires commerciaux qui interviennent dans la chaîne de valeur de l’activité.
La proposition Omnibus dans sa dernière mouture envisage de réduire la diligence raisonnable de la chaîne de valeur en la limitant aux partenaires directs (scope 1).
Parallèlement, elle assouplit les obligations de consultation des parties prenantes pour élaborer le plan de vigilance, en réduisant dans le même temps la notion de parties prenantes.
Ces modifications sont supposées venir protéger les entreprises d’une perte de compétitivité qui serait imputable à une surcharge administrative des entreprises européennes. Il est pourtant certain que ces allègements dans une visée de simplification ne sont pas de nature à les protéger contre les risques et notamment pénaux, qui eux subsistent en présence ou non d’obligations de reporting.
Effectivement, l’identification des risques permet à l’entreprise de prendre conscience de leur nature, de leur étendue et de leur probabilité, afin de pouvoir directement agir dessus et anticiper la réalisation d’une atteinte qui constituerait une infraction pénale [10]. Qu’il s’agisse d’infractions à la réglementation sur la déforestation importée [11], à la législation sur l’eau ou encore sur le travail dissimulé, une mauvaise identification des risques ou une identification lacunaire est susceptible de conduire à la réalisation de dommages, sociaux ou environnementaux, qui auraient pu être évités si le travail de vigilance avait été correctement diligenté.
L’adoption d’une vision holistique, incluant l’imbrication entre les différentes réglementations, est nécessaire pour que l’activité de l’entreprise se déroule de la manière la moins risquée possible. Portés devant le juge civil, les contentieux sur le devoir de vigilance n’excluent donc pas des instances pénales futures (ou concomitantes !) sur des sujets couverts par leur activité, en raison d’une négligence dans la politique de prévention des risques.
L’on peut également s’interroger sur le point de savoir si la nature de l’obligation de vigilance pouvait amener à considérer que son non-respect serait constitutif d’une négligence ou d’un manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement. La négligence au sens de l’article 222-19 du Code pénal pourrait, dans cette hypothèse, être caractérisée ou résulter de l’insuffisante conscience morale de ses propres actions.
II. La conscience morale de ses propres actions : le retour en force de la RSE et des politiques volontaristes comme réponse au « Capitalocène » ? [12].
Face à ces tentatives de réduire les contraintes pesant sur les entreprises, qui obscurcissent les efforts de responsabilisation, quelques lueurs permettent cependant d’éclaircir les perspectives.
A titre d’exemple, la loi Pacte de 2019 [13] a eu pour mérite l’introduction d’un alinéa encore trop peu mobilisé dans le prétoire et pourtant essentiel, à l’article 1833 du Code civil : « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
Ces dispositions doivent s’analyser comme un appui, si ce n’est un levier nécessaire aux entreprises pour construire leur politique de vigilance ou du moins relativiser leur place dans le tissu mondialisé.
S’agissant plus particulièrement de la portée de cette obligation de « prise en considération », il convient de rappeler que si l’étude d’impact du projet de loi Pacte l’envisageait comme une obligation de moyens, par l’idée selon laquelle elle « ne présageait pas de l’orientation ou du contenu de la décision de gestion [celle-ci n’étant] qu’une étape impérative de la réflexion menée », elle reste toutefois de nature à fonder une action en responsabilité à l’encontre du dirigeant en cas de méconnaissance par ce dernier de ses obligations.
La première affaire sur le fond tranchée par la 34ᵉ chambre du Tribunal judiciaire de Paris [14], dédiée aux contentieux émergents, portait sur le fait que des syndicats reprochaient à l’entreprise concernée de ne pas avoir suffisamment pris en compte les enjeux sociaux et environnementaux dans le cadre d’un plan social. Bien que cette demande ait été déboutée par le juge, il faut saluer la mobilisation de cet article dans le contentieux vigilance, preuve de la synergie, voire de l’indissociabilité évidente entre ces différentes réglementations. Pour mémoire, cette mobilisation contentieuse de l’article 1833 avait déjà été amorcée dans l’ordonnance du tribunal judiciaire de Nanterre dans l’affaire impliquant TotalEnergies [15].
L’idée d’une conscience, d’une moralité de l’entreprise dans la conduite de son activité devrait la guider à faire des choix éclairés sur sa stratégie, et surtout, à tirer les conclusions de son identification des risques. Le cas échéant, la prudence ne devrait-elle pas prévaloir sur la vigilance ?
Au-delà d’une conscience de l’utilité de la démarche de vigilance, l’entreprise doit également prendre conscience que les risques juridiques ne s’arrêtent pas aux textes de vigilance.
La conscience des obligations de vigilance suggère non seulement de comprendre la réglementation à la lumière de la prévention des risques juridiques (c’est-à-dire, s’y conformer pour éviter la sanction), mais également de s’interroger sur la Genèse de ces réglementations, le contexte et les objectifs de leur adoption.
Les acteurs économiques ne doivent pas percevoir les outils de compliance comme uniquement destinés à limiter leur exposition juridique et les risques réputationnels en cas de défaillance. Ils doivent comprendre que l’adoption par le législateur de ces normes est la conséquence de leur activité et de leurs choix comportementaux, et surtout que cela assure pour elles la durabilité de leur modèle économique, notamment dans la mesure où les entreprises dépendent des ressources matérielles (matières premières) ou humaines.
En l’absence de ces réflexions, le devoir de vigilance aura-t-il vraiment un sens pour faire basculer nos économies vers un modèle soutenable ? Ou ne sera-t-il qu’un instrument additionnel du « capitalisme vert » [16] au service d’un modèle économique qui montre chaque jour ses limites pour la société ?
Face aux groupements d’intérêts qui tentent un jeu de l’oie législatif avec le futur de la planète, devons-nous finalement placer notre destin entre les mains des entreprises les plus engagées, en espérant qu’elles dépassent les éventuels reculs réglementaires pour aligner d’elles-mêmes leur modèle d’affaires avec l’urgence climatique et environnementale ? Finalement, sommes-nous résolus à revenir aux origines de la RSE, dans son acceptation originelle fondée sur le volontariat [17] ?
Les discussions récentes le laissent suggérer en tout point, en tentant de réduire autant que possible les contraintes pour les entreprises. La suppression de la mise en œuvre du plan de transition climatique que prévoyait la CS3D par la proposition Omnibus en est une illustration. En somme, l’entreprise avait l’opportunité de s’interroger sur sa place dans l’écosystème économique et surtout environnemental, et mettre en place les mesures pour légitimer sa présence et affirmer son rôle clé dans la transition écologique, tout en comprenant les bénéfices qu’elle pourrait à terme y gagner dans un jeu « gagnant-gagnant ». Si la proposition Omnibus venait à être votée, l’entreprise n’aurait qu’un reporting à effectuer, sans remise en question à ce sujet.
La définition de la raison d’être des entreprises volontaires, qui suggère une introspection de leur part sur leur rôle et leur véritable utilité dans l’écosystème tant économique qu’environnemental, leur impose de s’interroger sur les leviers pour répondre à leur mission. Il s’agit déjà là d’une première étape de l’exercice de vigilance, à ne pas sous-estimer.
Le succès d’une législation n’a de sens que si sa raison d’être, son objectif est compris. Et il est à craindre que les textes afférents à la vigilance (tant CSRD que CS3DD), perçus comme des exercices chronophages d’énumération, soient à cet égard mal compris. Encore faut-il rappeler que le Conseil constitutionnel consacrait dès 2011 une obligation de vigilance générale s’imposant à toute personne (physique et morale) s’agissant des atteintes à l’environnement pouvant résulter de son activité
Cette première ébauche du devoir de vigilance n’aura manifestement pas vraiment eu le retentissement juridique escompté.
En définitive, ces dernières années ont été marquées par de timides avancées pour le climat, la biodiversité et les droits humains, mais aux fondations encore trop fragiles, les exposant à s’effondrer dès que le vent de la compétitivité souffle un peu moins fort.
Pour redonner sa pleine substance et efficacité au devoir de vigilance, les organes de gouvernance des entreprises doivent nécessairement s’affranchir des perspectives à court-terme, et considérer les limites planétaires comme boussole pour prendre des décisions résolument éthiques.